L’étude méthodique de l’histoire et du fonctionnement de la PQR (entendez Presse Quotidienne Régionale) est un peu le parent pauvre en France de la critique des médias.
À cela plusieurs raisons. L’image traditionaliste d’abord, voire quelque peu passéiste, qui lui colle à la peau et cela à l’heure du Net, parangon de la modernité, et du règne presque sans partage de l’image télé. La faible légitimité qu’on accorde ensuite à son information où, il est vrai, les faits divers et autres événements sportifs, martelés en « unes », tiennent trop souvent lieu de ligne rédactionnelle sur fond de nouvelles locales ou de rubriques d’« infos service » (météo, carnet du jour, programmes télé ou horaires des séances de cinéma…)
On aurait tort pourtant de céder à l’indifférence. D’abord parce que les régionaux ont encore un lectorat nombreux [2] et qu’ils restent des vecteurs essentiels de la vie politique locale ou régionale. Ensuite parce que, face au déferlement récent des gratuits, des télévisions ou des radios locales et autres « web médias », ils ont dû en quelque sorte « innover » pour se maintenir, autrement dit ajuster leurs stratégies (institutionnelles, économiques et éditoriales) à un environnement devenu incertain, sans qu’il soit tout à fait assuré que ses lecteurs y aient gagné en qualité d’information.
C’est à une visite inédite des coulisses de la PQR à laquelle les auteurs de ce petit livre [3] convient leur lecteur, en considérant ici moins les discours ou les messages d’information pris en eux-mêmes que les stratégies d’une entreprise, ballottée par les changements du temps, et dont la longévité doit plus à l’ambition commerciale et au « réalisme » politique, jamais démentis, de ses propriétaires successifs.
Retour sur l’histoire du Daubé
Les chapitres 1 et 2 de l’ouvrage s’ouvrent sur l’évolution historique du Dauphiné Libéré de la Libération à la période contemporaine.
Histoire somme toute banale, nous rappellent les auteurs, du moins peu différente de ce qui a pu se passer pour nombre de « régionaux » dans la même période : la fièvre de l’immédiat après-guerre avec la création de nombreux titres issus de la Résistance, la crise économique qui très vite élimine les plus fragiles, le lent déclin des journaux communistes (Les Allobroges à Grenoble) et l’emprise progressive du régional ayant su concilier réalisme économique et tonalité populaire de bon aloi.
Les « idéaux de la Résistance », qui constituent la référence fondatrice dans la presse française d’après-guerre et en particulier pour les titres nouveaux, comme le Dauphiné Libéré, se noient de fait peu à peu sous les considérations mercantiles et les luttes de concurrence qui dominent les années 50. Au point parfois, soulignent les auteurs, que la continuité avec la presse d’avant-guerre devenue collaborationniste, [4] notamment pour ce qui concerne le rejet du communisme ou la foi de principe accordée aux notables, semble l’emporter sur les signes de rupture. Étrange filiation qui fait dire en forme de lapsus à un lecteur, interrogé par son journal, qu’il est fidèle au Dauphiné Libéré… « depuis 1923 » (p. 18).
Pour autant, le Daubé, qui est parvenu à imposer son hégémonie sur le département de l’Isère à l’aube des années soixante, va s’attacher à étendre son aire de diffusion aux départements voisins et entrer nécessairement en concurrence avec le rival de l’autre grande ville de la région, Le Progrès de Lyon. Le duel durera une dizaine d’années avant qu’un accord entre les parties, signé en 1966, les unissent dans l’intérêt bien compris de leurs emprises respectives sur leurs zones « naturelles » de diffusion.
La synergie des moyens aidant [5], qui s’ajoute à une direction bicéphale (restée secrète), chacun des contractants peut à loisir racheter ses derniers concurrents locaux et arranger un « pluralisme organisé » qui donne « l’illusion de la diversité des opinions alors que les structures appartiennent toutes au même propriétaire » (p. 23).
Ces accords seront pourtant brisés au début des années 80 à la faveur du rachat du Progrès par le tonitruant Jean-Charles Lignel, milliardaire ambitieux qui passe pour un « patron de gauche », mais qui marquera d’une nuance progressiste (relativement) la ligne éditoriale du titre lyonnais, quand le titre grenoblois reviendra de son côté « aux fondamentaux » : sports et faits divers.
Ce combat fratricide marque aussi le passage d’une forme de capitalisme à base familiale à l’entrée dans l’ère des grands groupes de presse, en l’occurrence, celui de Robert Hersant qui acquiert les deux titres en l’espace de quelques années [6].
De l’Affaire Carignon au rachat du Daubé
Si l’on pense à la situation politique de Grenoble, on ne peut guère éviter d’évoquer ce qu’il est convenu d’appeler « l’Affaire Carignon », du nom de l’ancien maire de la Ville entre 1983 et 1995, étoile montante du RPR de l’époque et qui sera deux fois ministre [7]. Pour autant, l’attitude du Dauphiné Libéré, qui n’est pas directement en cause dans cette affaire, apparaît néanmoins révélatrice de la relation entretenue avec la politique, ou plus précisément au jeu politicien local, par un grand quotidien régional.
Le succès inattendu du jeune Alain Carignon qui fit « tomber » à 34 ans le maire socialiste de Grenoble en place depuis 18 ans, ce qui sera perçu comme un signe fort de la fin de l’état de grâce du pouvoir socialiste, n’est pas sans devoir quelque chose, apprend-on, à la relation privilégiée qu’il entretenait déjà avec le Daubé [8]. Et logiquement, devenu ministre, il saura récompenser largement, en postes ou en décorations républicaines, le cercle de ses amis et n’aura guère à se plaindre du traitement journalistique pour ses deux mandatures. Ce n’est que lorsque que les faits de corruption pour la gestion de ses journaux électoraux, Le Dauphiné News notamment, seront devenus juridiquement indéniables que le Dauphiné Libéré, dans une volte-face théâtrale, lâchera le jeune ministre ambitieux.
Ce rappel d’une affaire déjà ancienne n’est pas anecdotique car elle illustre la confusion des intérêts, médiatiques et politiques, qui peut exister entre la PQR, surtout lorsqu’il y a une position de monopole, et la capitale régionale [9]. Le discrédit populaire, qu’illustre à merveille le surnom Daubé, a parfois quelques justifications et il se paye également, sur le plus long terme il est vrai, par la désaffection d’une partie des lecteurs.
Car la « crise de la presse écrite » qui revient à longueur de colonnes, dont les auteurs soulignent (p.40) qu’elle est souvent imputée par les journalistes au « développement de la télévision d’abord et de l’internet ensuite » [10], pourrait aussi avoir des origines moins externes.
De fait, l’érosion des ventes et des recettes publicitaires s’accentue au Dauphiné Libéré dans les années 2000 et incite aux plans de relance et à la modernisation technique. Les investissements qu’ils impliquent seront assurés par un autre propriétaire en la personne de Serge Dassault (Socpresse), qui le cèdera ensuite au groupe de l’Est Républicain, aujourd’hui nommé groupe EBRA [11], premier propriétaire en France de journaux régionaux.
Une nouvelle formule en 2006 voit ainsi le jour, fruit d’une concertation interne sans précédent, le dialogue avec les journalistes succédant aux réunions de travail, et qui débouche… sur une redéfinition de la maquette et du format, sans rien changer du contenu. Il est vrai que pour la direction du Daubé, ce n’est pas le journalisme tel qu’il le pratique qui est en cause, seulement son habillage…, voilà la « vraie » réponse à la crise.
Des « innovations » carrément innovantes
En bonne logique commerciale, le produit n’étant pas en cause, il faut recadrer le ciblage des clients potentiels et se « diversifier » pour mieux cerner les poches de résistance.
Le Dauphiné Libéré ne séduit pas les jeunes ? Qu’à cela ne tienne : il suffit d’inventer les supports adaptés sur les canaux d’infos qu’ils utilisent, ce n’est pas plus compliqué que ça… d’où la création du Grenews… Entendez « Grenoble » news, mais dit en langage de jeunes, du moins celui qu’on leur prête entre « pros » du marketing : des mots prononcés à moitié, façon SMS, et avec un peu d’anglais pour faire branché…
De fait, le Grenews se décline en une formule 3 en 1, à savoir un hebdomadaire gratuit tiré à 45.000 exemplaires, un site internet et une Web TV assortie, le « jeune » étant également un consommateur, et un consommateur recherché, on espère de lui qu’il renfloue aussi les recettes en provenance des annonceurs.
L’intention pourrait avoir sa justification au plan strictement commercial si elle n’avait pas pour principale ambition de damer le pion aux concurrents qui sont apparus depuis les années 2000, fort injustement, au travers de la route du Daubé [12]. Le site Indymédia de Grenoble notamment créé en 2005, qui repose sur le principe d’une participation libre de ses lecteurs, est par exemple très lu lors des événements militants ou des conflits sociaux, ce qui répond au fond à la désertion sur ce terrain du journal régional en quête de consensus et révérencieux face aux élites, économiques notamment. De même, la création en 2005 d’une télévision locale, TéléGrenoble, et d’un hebdomadaire gratuit en 2006 ciblant aussi jeunes urbains, Grenoble et moi, expliquent l’invention et le déploiement à grand renfort de moyens de la formule 3 en 1 : « Nous assistons à une segmentation accrue des marchés. Nous devons passer d’une politique monoproduit à la gestion d’un portefeuille de produits différenciés », théorise le président du Groupe Dauphiné. (p. 53).
Autre aspect intéressant de l’ouvrage, l’analyse pointilleuse qui est faite des stratégies du groupe sur le plan partenarial.
Outre le Critérium du Dauphine Libéré qui en est à sa 63e année et qui visait à « mieux faire connaître le nom du journal dans sa zone de diffusion », le titre se répand tout azimut à peu près dans tout ce qui peut rapporter, sous couvert d’exaltation de l’identité locale et départementale. Comme le Progrès cherche à s’identifier à Lyon et à s’inscrire presque naturellement dans son paysage et son patrimoine, le Daubé fourmille d’idées pour faire à peu près la même chose mais avec une pointe de cynisme et d’arrogance supplémentaire qui tient peut-être à la quasi-absence de concurrence journalistique sur son aire de diffusion [13]. De fait, des gadgets (réveils à projection lumineuse, coffret aventure avec lampe et couteau) aux salons de tout acabit (immobilier, voyage, formation..) en passant par la vente de billets de spectacles ou du DVD d’un humoriste local, l’édition de livres régionaux jusqu’à une mallette gracieusement offerte aux nouveaux arrivants à Grenoble, peu de choses échappent à sa générosité de façade [14] lorsqu’il s’agit d’enserrer subtilement le quidam dans ses « tentacules ».
Pourquoi le Daubé est-il daubé ? n’a pas seulement le mérite de combler un vide mais aussi celui d’ouvrir une voie à un peu moins de passivité et de fatalisme contre une presse qui enserre bien trop souvent la pensée et les imaginaires. À lire, donc.
Pascal Chasson