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Lire : L’immigration au prisme des médias, de Rodney Benson

par Maxime Friot,

Les Presses Universitaires de Rennes (PUR) publient L’immigration au prisme des médias du sociologue états-unien Rodney Benson. L’ouvrage, préfacé par Érik Neveu, est une traduction de Shaping immigration News (2013).

« Comment les médias d’information ont-ils couvert l’immigration ? Et comment cette couverture médiatique a-t-elle varié en fonction des propriétaires de ces médias, de leurs publics et des pratiques professionnelles ? » [1]

Pour répondre à ces deux questions, Rodney Benson a étudié le traitement médiatique de l’immigration aux États-Unis et en France [2], des années soixante-dix aux années 2000.

Il s’agit donc d’une « analyse comparative historique et internationale » [3], qui s’appuie principalement sur deux concepts sociologiques : celui de cadre pour questionner la production journalistique, et celui de champ pour envisager les conditions structurelles de cette production.



Avant d’étudier « comment et pourquoi le traitement de l’information sur l’immigration a varié (ou pas) dans les deux pays entre les années soixante-dix et les années deux-mille. » [4], Rodney Benson fait une « cartographie historique et structurale des médias d’information français et américains » [5], qui constituera l’« arrière-plan » [6] de ses travaux. C’est ainsi qu’il revient sur la construction historique des champs journalistiques en France et aux États-Unis, avant de poser un regard sur plusieurs de leurs caractéristiques actuelles [7] : financement des médias, « forme de l’information » [8], origine sociale et formation des journalistes, etc.


Aux États-Unis : déclin du « journalisme social », essor du « journalisme narratif »

Rodney Benson fait le constat suivant :

Entre le milieu des années soixante-dix et le milieu des années deux mille aux États-Unis, les informations sur l’immigration se sont de moins en moins focalisées sur les emplois et l’économie globalisée, et de plus en plus sur le racisme, les menaces à l’ordre public, les préoccupations humanitaires face aux souffrances des migrants. Au début des années quatre-vingt dix, il y a eu un regain de l’attention portée par les médias sur le coût des immigrants en matière fiscale. Tout au long de ces quatre décennies, les sources ou « voix » dominantes citées dans les nouvelles furent celles de responsables du gouvernement ou d’individus sans affiliation particulière. (p. 89)

Le sociologue repère plusieurs phénomènes à l’origine de ce traitement journalistique : la disparition progressive du journalisme social (en partie pour des raisons budgétaires) et la montée en puissance de la pratique du storytelling (ce que Benson appelle le « journalisme narratif »), qui consiste à raconter des histoires individuelles (une mise en récit qui a tendance à invisibiliser les causes globales, économiques et internationales des migrations). À cela s’ajoutent « les rapports de classe [qui] font que les journalistes couvrent moins souvent les mouvements anti-immigration, sur lesquels ils portent en outre un regard moins sympathique que sur les défenseurs des droits des immigrants dont ils se sentent plus proches. » [9] Rodney Benson montre cependant que « ce sont les grands acteurs politiques traditionnels qui définissent prioritairement l’agenda médiatique » [10] : ainsi, « bien que les journalistes ressentent un certain malaise face aux opinions exprimées par les militants anti-immigration, lorsqu’ils sont confrontés à des arguments similaires en provenance de responsables politiques ils ont tendance à les considérer comme dignes de faire l’information. » [11]


En France : un traitement médiatique qui évolue

Selon Rodney Benson, « la construction journalistique française du débat sur l’immigration a connu plusieurs phases » :

Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, les informations ont été dominées par les cadres « racisme » et « humanitaire » ; ces derniers ont prédominé jusque dans les années deux mille. Au début des années quatre-vingt, la question de la diversité culturelle est devenue un cadre important. Cependant, au cours des années quatre-vingt-dix et deux mille, le discours s’est plutôt orienté vers la question de l’unité culturelle, soit pour se féliciter de l’intégration réussie de certains immigrants, soit pour s’inquiéter d’une possible remise en cause de l’unité nationale. La question de l’ordre public est également restée au cadre important tout au long de la période, atteignant un point culminant dans les années quatre-vingt-dix. Contrairement aux États-Unis, l’attention portée au cadre « économie globale » est restée stable, et s’est même accentuée dans les années quatre-vingt-dix et deux mille. (p. 125)

Il lie ces évolutions aux phénomènes suivants :

Comme aux États-Unis, ce sont les stratégies et les manœuvres des élites politiques qui ont tendance à fixer l’ordre du jour des médias. Ainsi, on peut relier le fait que les médias français aient mis l’accent sur le racisme et la diversité culturelle aux discours dominants des principaux partis politiques, de gauche et de droite. De même, on peut attribuer la montée en force des cadres cohésion nationale et ordre public au début des années quatre-vingt dix à la compétition entre les principaux partis pour montrer qui serait le plus dur envers l’immigration en vue des élections présidentielles de 1995. Néanmoins, des facteurs spécifiques au champ journalistique français ont aussi contribué à façonner la couverture médiatique. En raison d’habitus idéologiques et sociaux discordants, les journalistes ont souvent traité l’extrême droite avec plus de condescendance et de mépris que les autres partis et organisations. À certains moments ce sont les efforts déployés par les trois principaux journaux nationaux [12] pour se distinguer au sein du champ journalistique qui ont structuré leur couverture médiatique respective. […] Comme aux États-Unis, le cadre « humanitaire » a joué un rôle important, mais pour des raisons différentes : en France, il était moins lié à des exigences de mise en récit qu’à des pratiques et des formats qui privilégient la représentation d’une diversité de voix et d’opinions issus de la société civile. (pp. 148-149)


Les déterminants d’une information de qualité

Dans l’objectif de repérer ce qui favorise un journalisme de « qualité », Rodney Benson tente de répondre à trois questions :


- « Qu’est-ce qui rend l’information plus multiperspectiviste ? » [13]

Autrement dit : qu’est-ce qui, structurellement, favorise « l’expression de points de vue multiples » [14] dans la presse ? Rodney Benson met notamment en évidence deux facteurs : les subventions publiques aux médias ne restreignent pas le pluralisme, bien au contraire ; et les formats éditoriaux et journalistiques adoptés par les journaux jouent un grand rôle dans la mise en avant de discours différents. Rodney Benson montre ainsi qu’il « apparaît clairement que le format multi-article et mutli-genre de “forum de débat” favorise le multiperspectivisme. » [15]


- « Qu’est-ce qui contribue à une presse critique ? »

À la recherche de « ce qui fonde un véritable journalisme d’investigation critique » [16], Rodney Benson estime notamment :

On ne peut pas affirmer que le fait de dépendre du marché favorise le journalisme critique. Aux États-Unis, ce ne sont pas les journaux les plus rentables ou les plus favorables au marché qui enquêtent le plus sur l’immigration, mais plutôt des journaux comme le New York Times et le Washington Post, dont le modèle de propriété les protège quelque peu des pressions commerciales. (p. 200)


- « Le moyen de communication a-t-il de l’importance ? »

Les journaux télévisés ont davantage tendance à recourir à des formats narratifs, et s’adressent généralement à des audiences plus larges que la presse écrite, ce qui ne favorise pas leur propension au pluralisme et à l’investigation. Rodney Benson note tout de même une exception : « le NewsHour de PBS se démarque des autres journaux télévisés français et américains, par l’ampleur de ses reportages et par son recours au format multigenre : ces deux paramètres conjugués contribuent donc à la production d’une information multiperspectiviste. » [17]

Rodney Benson conclut en tentant d’identifier des « réformes pour progresser » : « nécessité d’étendre et de renforcer les médias publics » [18], de modifier certaines pratiques journalistiques (il recommande notamment de se méfier du format narratif), de diversifier le recrutement social des journalistes…

Notons qu’un certain nombre de critiques et de propositions convergent avec celles que formule notre association [19].


***


Illustré d’exemples de traitement médiatique et d’extraits d’entretiens réalisés avec des journalistes, mobilisant de nombreux travaux universitaires, l’ouvrage de Rodney Benson L’immigration au prisme des médias est le résultat d’une véritable démarche empirique, menée pour « montrer comment les structures et les dynamiques du champ journalistique influent sur la manière dont est traitée l’information sur l’immigration en France et aux États-Unis. » [20]

À noter qu’il est possible de trouver une présentation de ces travaux par Rodney Benson lui-même, dans le Monde diplomatique (mai 2015).


Maxime Friot

 
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Notes

[1p. 15.

[2En particulier par le New York Times, le Washington Post, le Los Angeles Times et les journaux télévisés des chaînes ABC, CBS et NBC pour les États-Unis ; et par Le Monde, Le Figaro, Libération et les JT de France 2 et TF1 pour la France.

[3p. 16.

[4p. 88.

[5p. 46.

[6p. 88.

[7Le panorama s’arrête à la fin des années 2000. Rodney Benson est revenu sur les évolutions plus récentes du « paysage médiatique américain » dans le Monde diplomatique en septembre 2017.

[8p. 69.

[9p. 123.

[10p. 107.

[11pp. 109-110.

[12Le Monde, Le Figaro et Libération.

[13Le pluralisme en d’autres termes.

[14p. 160.

[15p. 183.

[16p. 187.

[17p. 219.

[18p. 243.

[20p. 229.

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