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Lire : Jeter le JT. Réfléchir à 20 heures est-il possible ?, de William Irigoyen

par Henri Maler,

Il est évidemment fréquent que, les journalistes, quand ils ne se bornent pas à l’exercer, réfléchissent en privé ou entre eux sur leur métier. Mais il est plus rare qu’un ancien présentateur de journal télévisé – celui d’Arte, en l’occurrence – livre en public un essai critique sur ce genre télévisuel. Ne serait-ce que pour cette raison l’ouvrage de William Irigoyen, Jeter le JT. Réfléchir à 20 heures est-il possible ? [1], mérite d’être lu... d’autant que ses observations coïncident souvent avec les nôtres.

Cet essai, parce qu’il s’agit d’un essai, ne prétend ni faire œuvre de sociologie des médias ni proposer un traité sur le journalisme télévisé, exposant de façon systématique les diverses dimensions du genre. Parce qu’il s’agit de partager une réflexion, elle en suit les détours de façon parfois déconcertante. Ce qui suit n’est donc qu’un résumé partiel de ce que nous avons retenu de notre lecture (en restituant, autant que faire se peut, le découpage du livre, indiqué entre parenthèses).

 Le Journal télévisé est un genre singulier (« Un monde à part », chapitre 1) : son monde est constitué d’abord par le choix des « faits qui font l’actualité » : des faits qui, souvent récoltés dans les agences de presse, qui ne deviennent des « sujets », voire des événements, que par leur mise en forme. Chaque JT est lui-même mis en scène et certains journalistes y tiennent les premiers rôles. À commencer par le présentateur ou la présentatrice, incarnation du JT quand ce n’est pas de l’information elle-même (« Du présentateur »). À ses côtés, des spécialistes (« Salade d’experts ») dont la qualification et le poids sont très hétérogènes et des envoyés spéciaux, trop souvent chargés de donner à l’information un tour spectaculaires (« De notre envoyé de moins en moins spécial »). Le rythme de l’information et la cadence de chaque JT interdisent de prendre le temps de mettre en perspective ( d’ « éditorialiser », selon le mot de l’auteur) et de comprendre (« Faire courir ou faire comprendre » et « Tuer les temps morts »).

 Le Journal télévisé s’organise autour des images (« Bouillie d’images », chapitre 2) : des images qui, même quand elles ne sont pas bidonnées peuvent être manipulatrices. Leur usage contribue à la pauvreté des explications quand il n’en tient pas lieu. Par manque de temps, le commentaire des images (souvent fournies par les agences) remplace les enquêtes. Pis : « Dans certaines chaînes, la rédaction en chef demande aux journalistes d’apporter des compléments au site internet de leur chaîne ». Quel temps reste-t-il pour enquêter sur le terrain ? (« L’info avec bonus »). Dès lors, les stéréotypes deviennent envahissants. Mis au service des images, les mots et la langue ne permettent pas d’informer, c’est-à-dire d’expliquer (« La pensée JT »). Dans les JT, règnent des normes, et en particulier, une vision ethnocentrique et des informations fragmentaires, livrées en fonction de leur « intensité dramatique » (« Le fragment, la norme »). Ces normes s’imposent aux correspondants qui sont relégués au second plan et dont les correspondances sont dictées depuis Paris (« Correspondant le fil à la patte » et « Mauvaises correspondances »). Le JT est, somme toute un spectacle : « Pendant trente minutes la petite lucarne n’invite pas seulement à voir le monde, mais à contempler sa technique, sa mise en images » (« Regardez-moi »).

 Quelles valeurs les JT servent-ils ? Quelles grilles de lecture adoptent-ils ? (« Les neurones disponibles », chapitre 3). L’auteur commence par souligner les limites du pluralisme dans les JT souhaite « attirer l’attention sur les limites d’un discours qui se prétend pluraliste, mais qui ne l’est pas, qui prétend donne la parole à tout le monde alors qu’il refuse de laisser s’exprimer d’autres voix discordantes ». Puis il passe en revue quelques exemples de parti-pris éditoriaux : les présentations belliqueuses et chauvines du sport (la « guerre sportive »), les méfaits de la médiatisation d’enquêtes policières (« Faits divers » et « infos gênées », à partir de l’exemple de « L’affaire Grégory »), la misère de l’information culturelle (« La culture éjectée du JT »).

 Prendre la mesure des transformations du Journal télévisé depuis trente ans permet de comprendre non que « c’était mieux » avant mais que rien n’est immuable (« Un "autre journal est-il possible" ? », Chapitre 4). Si « l’architecture globale » a peu changé, plusieurs évolutions sont sensibles : ainsi du rôle du présentateur (« Un présentateur d’autres journalistes autour »), des transgressions (« Le petit théâtre de la provocation »), de la mise en perspective ou « éditorialisation » de l’information (« La profondeur du champ et l’éditorial »). Et l’auteur de conclure ce chapitre par un appel à l’audace (« Osons », selon le mot d’ordre emprunté à Jean-Pierre Elkabbach).

 D’autres transformation intervenues depuis trente ans pourraient être une source d’inspiration (« Donner l’info ou la montrer ? », chapitre 5). Il suffit d’un simple relevé (« Quand le traitement de l’information était moins standardisé », « Quand l’actualité étrangère avait une dimension politique ») pour saisir à quel point la brièveté et la rapidité sont des adversaires d’une véritable information (« Oser le silence »), capturée par la volonté de séduire (« Journaliste ou communicant ? »).

 Des changements sont possibles, souligne l’auteur, « à condition de revoir le logiciel, à commencer par celui des écoles de journalisme (…) » (« Jeter les écoles de journalisme », chapitre 6). William Irigoyen partage alors son expérience d’enseignant (entre 2002 et 2007) dans une école de journalisme : le Celsa qui a longtemps mélangé l’information et la communication. Or qu’enseigne-t-on au Celsa (comme ailleurs, semble-t-il) à privilégier la course à l’actualité et la rapidité de son suivi plutôt que les lenteurs de l’enquête (« Le déclic du terrain ou le train-train du clic »). Puisque tout est sur la toile, plus n’est besoin de savoir et de mémoire. Au point de favoriser le culte du présent – le présentisme – et, finalement, de l’éphémère et l’anecdotique (« Quelle mémoire ? »). Un retour sur l’altercation très médiatisée entre Jean-Luc Mélenchon et un étudiant en journalisme permet de poser cette question : « Ne formons nous pas nous-mêmes des créatures sans relief. En un mot, ne les formatons-nous pas ? » La réponse est dans la question (« La chair à canon de l’info »). Les « profils » recherchés par les écoles de journalisme et les origines sociales des étudiants également en cause (« Un recrutement plus divers »). Avec cette autre interrogation… affirmative : « les ouvriers, les leaders syndicaux seraient-ils aussi chosifiés et caricaturés par la télévisions si ceux qui les interrogent ne portaient pas sur eux un regard caricatural ? »

Parvenu à ce point, l’auteur risque quelques propositions (« Des pistes pour changer »), parmi lesquelles : la désacralisation du rôle du présentateur, l’importance à accorder à la rédaction comme collectif, le retour de l’audace éditoriale, le choix de la longueur quand elle s’impose. Ce qui suppose de journalistes formés pour cela.

Vient le moment de conclure (« Agiter le JT », Conclusion). « Jeter le JT » : ce titre de l’essai, en forme de jeu de mots, se veut provocant. « Agiter le JT », ce jeu de mots qui fait office de titre de la conclusion semble plus raisonné que l’invitation à s’en débarrasser. L’auteur se prend alors à rêver : « Mettre tout à plat – forme et fond – revient à convoquer une sorte de Vatican II de la grand-messe télévisée. Ces états généraux devront associer citoyens, professionnels de l’information, associations de téléspectateurs, pouvoir public, chercheurs ». Il nous faut avouer qu’il est difficile de croire qu’une telle initiative, à supposer qu’elle puisse exister, puisse déboucher sur de profondes transformations.


***



Suivre le tracé sinueux de la réflexion de William Irigoyen est loin d’être une entreprise aisée. Mais là n’est pas la principale critique que l’on peut lui adresser et que l’on peut présenter sous forme de questions. Une transformation en profondeur de l’information télévisée sur les grandes chaînes généralistes est-elle concevable, tant que leur différenciation éditoriale restera soumise à une concurrence commerciale qui vise moins à éclairer les téléspectateurs qu’à séduire des consommateurs ? Une autre information et donc d’autres journaux télévisés sont-ils possibles en l’absence d’un véritable service public de l’information ? Et celui-ci, à son tour, est-il envisageable, sans renforcement du secteur public (laissé en déshérence) et du secteur associatif (livré à lui-même). Et ce renforcement peut-il advenir tant que la principale chaîne de télévision – TF1 – restera privée ?

Une discussion sur les questions soulevées par le livre de William Irigoyen aura lieu, en sa présence et celle de Yannick Kergoat, lors du prochain Jeudi d’Acrimed, le 18 décembre à La Bourse du travail de Paris.

Henri Maler

 
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Notes

[1Éditions François Bourin, août 2014, 234 pages, 14 euros.

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