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« Les féminins se débarrassent du féminisme » (Le Courrier, Suisse)

Nous publions ici, avec l’autorisation de la rédaction du Courrier, des articles de Virginie Poyetton parus le 18 février 2005 en page 2 du quotidien genevois (articles passés en accès limité ou payant - janvier 2014). Lire également notre rubrique : La presse féminine, laboratoire de "l’information" publicitaire (Acrimed)

Jugé poussiéreux, le féminisme ne fait plus recette dans la presse féminine. La femme libérée érigée en modèle par la presse féminine est avant tout une consommatrice, puis une femme, mais plus jamais au grand jamais une féministe. La preuve par la nouvelle formule de « Femina ».

Entretien

« On a toutes en nous quelque chose de Femina. » Le mot d’ordre est lancé. La nouvelle formule de Femina se veut essentiellement féminine. Aux oubliettes les échos de la lutte et les portraits de femmes du Sud jugés trop tiersmondistes : le nouveau magazine sonne le glas du féminisme. De manière générale, le lectorat de la presse féminine est en constante augmentation, mais les féminins sont considérés comme beaucoup trop futiles pour intéresser le monde académique. Même si les choses commencent à évoluer lentement... Pourtant, la presse féminine pose de réelles questions en termes de représentation de la femme et d’outil de conservatisme social. Petit éclairage avec Fabienne Malbois, doctorante en sociologie à l’Université de Lausanne et membre du comité de rédaction de la revue Nouvelles questions féministes.

- Le Courrier : Il existe peu d’études sur la presse féminine. Comment expliquer ce silence ?

- Fabienne Malbois : Traditionnellement, les sociologues des médias ou de la culture ont considéré que la presse féminine n’était pas un objet sérieux. Paradoxalement, les chercheurs se sont peu intéressés à ces produits culturels qui touchent beaucoup de monde. Ceci est probablement lié à des dynamiques institutionnelles propres au monde académique, qui semble penser que le sérieux universitaire s’accommode mal des « futilités » de la culture de masse. Mais, en grande partie grâce à l’émergence des études genre, les sociologues commencent à accorder de la légitimité à ces « nouveaux » objets.

- Comment la presse féminine a-t-elle évolué ces trente dernières années ?

- La presse féminine a été forcée de s’adapter aux nouvelles exigences que les femmes ont posées, à partir des années septante, sous l’impulsion du Mouvement de libération des femmes (MLF). Cette presse côtoyait par ailleurs une presse féministe qui connaissait une belle envolée - on peut compter en France plus d’une vingtaine de titres, parfois temporaires. Une anecdote que je trouve significative : fin des années septante, le magazine Elle prépare un gros événement intitulé « Les états généraux de la femme ». Sur la base d’un questionnaire comprenant des formulations du type « Estimez-vous préférable, dans l’absolu, qu’une femme exerce un métier ? », le magazine entendait dresser un « bilan de la femme des années septante ». Les féministes du MLF « s’invitent » au congrès de Elle et proposent un contrequestionnaire, sous forme de pastiche : « Estimez-vous que les femmes qui travaillent soixante-dix heures par semaine, gratuitement, et dépendent totalement de leur mari ont le droit de travailler cent dix heures par semaine pour obtenir la même indépendance économique que leurs maris obtiennent avec quarante heures seulement ? » A la fin des années 1970, le MLF s’essouffle et beaucoup de journaux féministes disparaissent. Les féminins décrètent alors la réconciliation du féminisme avec la « féminité », mais traitent, ici ou là, de sujets liés aux droits et à l’émancipation des femmes, tels l’avortement ou la représentation en politique.

- Quel rapport les « féminins » entretiennent-ils avec le féminisme ?

- La presse féminine n’est pas une presse politique. Les féminins peuvent faire le point sur les inégalités subies par les femmes, sur les discriminations, mais ne font guère d’analyse politique. La presse féministe, au contraire, se caractérise par une analyse politique, des propositions de lutte et d’utopie sociale. La presse féminine est axée sur la notion de « féminité » et donne ainsi une place de choix à « l’homme » que toute femme est censée désirer.
Par ailleurs, quand on parle de femmes, c’est sur le mode de la personnalisation : on parle alors de cinéastes, d’écrivaines, de sportives, d’actrices, etc., de femmes modèles qui réussissent. La presse féminine a une idée essentialiste des femmes, elle véhicule l’image de « l’éternel féminin » combattu par les féministes, qui, elles, questionnent la notion de femme et de féminité. De ce point de vue, on peut dire que la presse féminine contribue à une vision patriarcale de la société.

- La presse féminine serait donc l’outil du conservatisme social ?

- On ne peut en tout cas pas dire que la presse féminine soit un outil d’avancée sociale. Néanmoins, on peut remarquer que les représentations des femmes qu’elle véhicule évoluent au rythme de la société. Par exemple, au début du siècle, ces magazines faisaient un éloge très appuyé de la femme au foyer, de la famille et des enfants. Les féminins regorgeaient de publicités vantant les avantages des nouvelles machines domestiques. Aujourd’hui, on y trouvera sans doute plus facilement, aux côtés d’une Ellen MacArthur qui gagne son tour du monde en solitaire, un éloge de la femme qui concilie famille et travail - et cela, bien sûr, sans noter que cette fameuse conciliation n’est exigée que des seules femmes.
Il me semble que la presse féminine tend à représenter aujourd’hui un modèle de femme que les sociologues britanniques appellent « la femme postféministe ». En effet, on nous montre une femme libérée, émancipée, pour qui la question des inégalités n’est plus qu’une vieille histoire, voire une histoire pesante et irritante, à jeter aux oubliettes. Femina nouvelle mouture semble en tout cas s’en inspirer fortement.

- Quel lien les féminins entretiennent-ils avec la publicité ?

- La presse féminine entretient un lien très fort avec la publicité. Si l’on essaie maintenant de comprendre pourquoi ces magazines, qui ciblent un public de femmes hétérosexuelles, proposent, sur le plan des publicités diffusées, des femmes érotisées, certaines recherches ont montré que les femmes sont socialisées à se voir elles-mêmes ainsi comme des objets de désir. Les femmes apprendraient donc à pouvoir se regarder de la même manière que les hommes regardent les femmes. Elles pourraient donc trouver un certain plaisir ou un intérêt dans ces publicités.
D’un autre côté, les féministes ne sont pas les seules femmes à s’énerver sur les mannequins dénudés couchés sur papier glacé. Et les publicitaires savent s’adapter à leur marché. Une grande marque de savon a récemment fait toute une campagne publicitaire avec l’image d’une femme de 96ans, à la suite du ras-le-bol exprimé par les femmes de ne voir que des corps jeunes, rachitiques et stéréotypés.


De l’information à la publicité

Contrairement aux scientifiques, les annonceurs ont depuis longtemps compris la mine d’or que représentent les féminins pour leur industrie publicitaire. Depuis quelques années, les pages mode et beauté progressent partout dans le monde, malgré la baisse généralisée de la publicité. A tel point que, en France, les éditeurs de presse féminine lancent à tour de rôle leur nouveau support de presse : le magalogue. A mi-chemin entre le magazine et le catalogue, ces nouveaux « guides du shopping » commencent à faire leur apparition en 2003. En mai de cette année-là, le groupe Prisma met sur le marché le magalogue Shopping. En février 2004, c’est au tour de Mods, du groupe Marie-Claire, puis en mars 2004 Glamour, de Condé Nast France, etc [1].

Ces magazines bâtards sont payants, ne contiennent aucun article d’information, mais bénéficient des aides directes et indirectes à la presse. Le phénomène magalogue n’a pas encore atteint la Suisse. En attendant, la presse féminine y joue parfaitement son rôle de support publicitaire. Par rapport à 2003, le secteur a enregistré en 2004 une augmentation de 19% de pages publicitaires. Cette hausse s’élève même à 52% pour la Suisse romande [2]. En comparaison, pour la même période, la presse quotidienne a vu le volume de ses pages publicitaires diminuer de 5%.

Depuis 1998, la presse féminine romande compte trois titres : le soixantenaire Femina, Profil Femme et Edelweiss. Les deux nouveaux s’inscrivent dans le créneau « haut de gamme ». Au moment du lancement des magazines, Cédric Hinderberger, de Publimedia, affirmait ne pas croire « que le gâteau publicitaire soit assez gros pour faire vivre deux magazines féminins haut de gamme ». Sept ans plus tard, le succès des titres semble le contredire. Probablement parce que, si le créneau « féminin haut de gamme » est minoritaire sur le marché - en France il représente 16% de la diffusion des féminins généralistes -, l’enjeu des éditeurs n’est pas forcément de voir augmenter son lectorat mais de s’implanter dans le secteur le plus accessible au marché publicitaire. Selon une étude menée par Karine Darbellay [3], la publicité occuperait 32% des pages de Femina, 32% de Profil femme, et jusqu’à 46% d’Edelweiss. En comparaison, le journal féministe L’Emilie compte environ 5% de publicité.

Interrogées dans l’étude mentionnée ci-dessus, les rédactrices en chef des trois magazines reconnaissent que la pression des annonceurs est importante. Stéphanie Pahud, doctorante à l’Université de Lausanne, affirme que, dans les féminins, la logique commerciale l’emporte sur la logique « sociale ». « Edelweiss, par exemple, est un magazine de luxe qui va attirer des annonceurs de produits haut de gamme. Le support est adapté à la logique commerciale de luxe, à la fois dans son contenu rédactionnel et dans sa présentation (papier glacé) », remarque la chercheuse.


« Morceaux choisis » [citation de la rédactrice en chef du magazine Femina ]

- « Je revendique mon côté nana, car je crois en l’abyssale profondeur de la futilité », Renata Libal, rédactrice en chef, in Le Matin Dimanche, 06.02.05
- « L’idéologie du féminisme victimaire m’insupporte. Mon credo, c’est plutôt : « Cessons de geindre, battons nous ! » Je crois plus à la défense de la cause des femmes par l’exemple, notamment à travers les portraits des battantes qui prennent des initiatives », Renata Libal, in 24 Heures, 05-6.02.05
- « Ces femmes qui jouent les castratrices et prétendent consommer du mec, c’est avant tout de la bravade », Renata Libal, in Le Matin Dimanche, 06.02.05
- « Chaque semaine, nous écrivons les pages avec bonheur. Nous espérons que cet état d’esprit sera contagieux », Renata Libal, in Femina no 6, 06.02.05, edito.
- Négocier son salaire. La faiblesse est toute féminine. [...] Et nos arguments ne sont pas « Mon mari est au chômage » ni « J’ai un bon diplôme », mais « Moi je vais sauver votre entreprise », avec un brin de subtilité, bien et un joli sourire... vendeur. Femina no 6, 06.02.05, « Course à l’emploi : apprendre à se vendre »
- « Le débat SMS : le plaisir de porter un string compense-t-il son inconfort ? », Femina no 6, 06.02.05.


On a toutes en nous quelque chose de féministe - Commentaire - Virginie Poyetton

On l’attendait au tournant, et elle n’a pas déçu. La nouvelle formule de Femina a tout ce qu’il faut de légèreté soulageante, d’émotionnel récréatif, de formule beauté magique, voire d’« abyssale futilité », dixit la nouvelle rédactrice en chef.

Certes, ce ne sera pas le premier magazine féminin à aligner page après page mannequins rachitiques et femmes battantes. Mais, à force, cela en devient insultant.

Croire que la superficialité, la futilité et la préoccupation « obnubilante » de son bien-être sont de genre exclusivement féminin relève du machisme le plus primaire. Pis, cette presse féminine qui se veut le reflet de la femme libérée, de la réconciliation entre « le » féminin et « le » masculin - comme si tout, désormais, était réglé - trahit la cause des femmes.

Car, face à une société paradoxale qui proclame l’égalité des sexes alors que les droits des femmes sont de plus en plus menacés et que leur situation économique régresse, les femmes manquent souvent de repères et de soutiens. En niant les discriminations et en se revendiquant du « postféminisme », la presse féminine brouille le message de l’égalité. Elle donne l’illusion que les féminins sont plus qu’une évasion temporaire.

Il est vrai que toutes les femmes ne sont pas dupes. Comme il est encore plus vrai que de nombreuses femmes se battent aujourd’hui pour que les stéréotypes propagés par les féminins ne sortent pas de leur papier glacé. Ce sont ces femmes-là, des chercheuses en études genre aux femmes du Sud investies dans un projet d’alphabétisation, qui dessineront l’avenir de la planète. Ce sont elles qui, politiciennes ou infirmières, construiront une société égalitaire. Qu’on soit sûr d’une seule chose : la société, si elle entend s’épanouir, ne fera pas l’économie de l’abolition de la domination de genre.

Plutôt que l’appartenance à un « éternel féminin », le pari est peut-être moins risqué de croire que nous portons toutes en nous un germe de féminisme, un besoin fondamental de justice, d’équité et d’ouverture plutôt qu’une indéfectible envie de plaire. Mais puisque la séduction engendre la fièvre consommatrice, Femina a apparemment choisi son camp. Nous, le nôtre. Rendez-vous chaque mois avec notre page Egalité.

 
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Notes

[2Source : Presse suisse. Pour les chiffres romands, seuls deux titres sur trois ont été considérés : Edelweiss et Femina.

[3Karine Darbellay, « La presse féminine et féministe en Suisse romande », mémoire de licence en journalisme, octobre 2002, Neuchâtel.

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