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Les DNA veulent remettre l’Europe au travail

par Stanislas,

On savait Les Dernières Nouvelles d’Alsace euro-enthousiastes. Comme nombre de leurs confrères, les éditorialistes du quotidien alsacien adorent les comparaisons surtout quand elle permettent de suggérer que les travailleurs, en France, disposent de trop d’avantages ! L’été est une saison particulièrement bien choisie pour tancer comme il se doit tous ces paresseux qui n’ont pas encore compris le « sens de l’histoire » ...

Une première salve

Le 21 juillet 2004, Alain Howiller, qui l’été précédent - le 31 juillet 2003, exactement - n’avait pas tari d’éloges pour Tony Blair (Lire : « Les DNA au secours de Tony Blair  ») se fend d’un éditorial où il peut redire toute son admiration pour le premier ministre britannique. Celui-ci a subi de cuisants revers électoraux, certes : le « désamour [de] l’électorat britannique est avant tout lié à l’alignement sur la politique américaine en Irak ; cependant, on sent qu’Alain Howiller trouve ledit « électorat britannique » un peu mesquin, car « paradoxalement, la Grande-Bretagne enregistre des succès non négligeables par ailleurs ». Et notre éditorialiste d’en dresser une liste qui se veut impressionnante : « Si José Manuel Durao Barroso a toutes les chances de réussir son examen de passage de président de la Commission devant le Parlement européen, c’est à la diplomatie britannique, qui a favorisé sa désignation, qu’il le devra. Si le référendum sur la Constitution européenne a rencontré un regain d’intérêt, c’est sans doute parce que Tony Blair a annoncé qu’il aurait recours à cette solution. Et si la Grande-Bretagne apparaît comme l’un des grands pays riches de l’Union européenne qui ne devrait plus bénéficier de l’abattement sur les versements au budget européen, c’est à la politique actuelle qu’elle le doit. » N’en jetez plus !

Mais comment expliquer cette richesse britannique ? Après avoir jeté en pâture aux lecteurs une série de données destinées à impressionner le profane (« le taux de chômage en Grande-Bretagne est faible (4,7 % d’après la définition du Bureau International du Travail, 2,9 % d’après les critères britanniques), [...] la croissance de l’économie britannique est de 3 % par an, que la production industrielle a marqué un taux de progression de 2 % et que les investissements étrangers ont cru de 14 % en un an. »), Alain Howiller se permet dans la foulée une première admonestation : « La France étant, avec 1 300 emplois créés et 54 projets, le premier investisseur européen. Cette spécificité française devrait d’ailleurs faire réfléchir le gouvernement français en mal de réussite forte ! » C’est compris ?

Mais ce n’est pas fini, il faut définitivement enfoncer le clou : « Les clignotants britanniques passent au vert, lentement mais sûrement. L’opinion ne semble pas se satisfaire de ces réussites souvent obtenues, il est vrai, dans des conditions difficiles (précarité, revenus modestes, horaires élevés, multiplication de petits boulots à l’américaine). » On admirera la désinvolture avec laquelle sont énumérées les « conditions difficiles », placées entre des parenthèses qui les relèguent au rang de mesquines arguties .

Enfin, le coup ayant été asséné, Alain Howiller peut terminer en glosant sur l’attitude supposée des Britanniques vis-à-vis de l’Europe ...

Droit au but !

Le lendemain, c’est à Willy Bodenmuller que revient l’honneur de pontifier dans les colonnes du quotidien strasbourgeois.

Le terrain a été préparé la veille, on peut y aller plus franchement : « Après la potion amère que le docteur Schröder a concoctée pour ses compatriotes avec ses vastes réformes économiques et sociales, voilà que les patrons allemands lancent à leur tour une offensive pour mettre davantage leurs salariés à contribution. Allongement de la durée du travail, baisse des coûts salariaux, hausse de la productivité sont les maîtres mots. » Le décor est planté ...

« Siemens a montré l’exemple en passant sur deux sites à la semaine de 40 heures. DaimlerChrysler saute dans la brèche en propageant un plan d’économies de 500 millions d’euros sous la menace de délocalisations. D’autres entreprises se disent prêtes à emboîter le pas, et l’offensive pourrait rapidement faire école en Europe à l’image de l’usine Bosch à Vénissieux. » Un résumé apparemment factuel de la problématique, mais il faut déjà noter que Siemens « montr[e] l’exemple  » : on sent où est la vertu ...

« Faut-il travailler plus ou renoncer à des acquis pour sauver des emplois et soutenir une économie qui affiche les premiers signes de redressement ? » Poser la question, c’est y répondre ; la preuve : « il est vrai que l’Allemagne, avec 1350 heures par an, se situe, comme la France, tout en bas de l’échelle de la durée du travail, selon les chiffres de l’OCDE. Au sommet du hit-parade, on trouve la Pologne et la Tchéquie avec 1900 et 2000 heures. Et il est significatif qu’en Grande-Bretagne, avec 1650 heures et une croissance de 3%, la question des horaires ne se pose pas.
Il est vrai aussi que depuis les années 60 la durée du travail a baissé de 48 heures hebdomadaires à 37,7 heures actuellement. Ce qui a fait dire aux mauvaises langues que les Allemands sont devenus les « champions du temps libre », paresseux et apathiques. Un état d’esprit douillet qui s’accommode mal des dures lois de la mondialisation et du vent frais de l’ouverture à l’Est.
 » Voilà, tout y est, ou presque ... La réduction du temps de travail, c’est le vice : bande de paresseux ! La mondialisation est inéluctable (les « dures lois de la mondialisation »), et il faut savoir sur qui prendre exemple (le « vent frais de l’ouverture à l’Est »).

A présent, Willy Bodenmuller a perdu ses derniers scrupules, et « se lâche » : « quand les Allemands redécouvrent le travail », c’est ainsi qu’il titre le paragraphe suivant avec un côté ouvertement sarcastique, pour y expliquer que « lentement, depuis quelques mois, à force de débats sur les réformes, les Allemands semblent prendre conscience que le pays doit se ressaisir, accepter des sacrifices pour rester dans la course. L’hostilité de l’opinion publique aux réformes du chancelier s’estompe, le nombre de ceux qui sont prêts à travailler plus pour le même salaire augmente. »

Ah, les braves gens ! Si seulement, ailleurs ...

Le principal, à savoir la remise en cause de la réduction du temps de travail, étant acquis, Willy Bodenmuller peut se permettre de nuancer son propos pour la galerie : « C’est en s’appuyant sur ce changement des mentalités que le patronat a lancé son offensive. Or, il serait bien inspiré de ne pas recourir au diktat et au chantage, mais de rester fidèle à la tradition de la négociation et de la solidarité. Il n’est pas normal que les managers s’octroient des rémunérations à l’américaine et veulent dégrader leurs employés à des salaires est-européens. Chez Daimler, on semble l’avoir compris puisque les dirigeants se disent prêts à voir leurs salaires diminuer de 10%. C’est au moins un geste.
Ensuite, aux sacrifices consentis par les salariés devront correspondre, côté patronat, des garanties solides concernant le maintien des emplois et des sites, comme Daimler le promet également.
 » Des promesses, toujours des promesses ... Les employés apprécieront. En tous cas, les négociations - fructueuses - que Willy Bodenmuller croit pouvoir alors annoncer en Allemagne doivent être l’occasion d’« un signal fort à l’adresse des partenaires européens. » [1]

L’Europe sait ce qui lui reste à faire !

Stanislas.

P.S. Les éditorialistes protestent, au nom de la liberté d’expression, quand on met en cause l’orientation des éditoriaux de "leur" journal. Ils préfèrent ne pas savoir que ce qui est cause c’est l’orientation à sens unique de quotidiens régionaux en position de monopole de fait : c’est le cas des DNA dans les environs de Strasbourg, l’autre quotidien - L’Alsace - étant, lui, diffusé (en une sorte de partage territorial ...) au sud de la région.

 
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Notes

[1Face à de tels écrits, on ne peut s’empêcher de repenser à cette fameuse citation :
« La réduction du temps de travail imposée est une aberration. [...] l’une des causes de la défaite de 1940, c’est le passage de 48 à 40 heures de travail hebdomadaire en 1936. » (François Michelin, Et pourquoi pas ?,Grasset, 1998, p.198).

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