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Le Monde : populisme ou "pipolisme" ?

par Patrick Lemaire,

Tandis qu’il met en garde contre le " populisme ", Le Monde n’hésite pas à sacrifier au voyeurisme... mondain. Subtile dialectique.

" Presque morte de chagrin, Justine pleurait Raphaël, l’homme épousé à 21 ans et qui l’a quittée un matin " pour vivre avec Carla. " "Rien de grave", lui a répété sa mère. " Mais " comme tout le monde, mais avec souffrance, "à la radio, chez le coiffeur", elle a entendu Carla Bruni chanter les nuits blanches et les hanches d’un "diable de l’amour", son Raphaël ". Alors Justine a fait un livre où elle raconte.

Cette bluette convenue, ce n’est pas Gala ou Télé Star qui la publient, mais Le Monde (9/04/04), sur quatre colonnes en pages " Horizons Analyses " (sic).

" Phénomène de masse "

Histoire de donner le change, le journal assortit ces piteux potins de considérations sociologico-psychologiques dignes non du Café du commerce mais, disons, d’un restaurant japonais de Paris 5e...
L’analyse (puisque la page est réservée à l’ " analyse ") ici exposée : la " littérature " peut être l’ " arme d’une douce vengeance " (c’est le titre et la... chute). On évoque les précédents feuilletons du même acabit (Christine Angot, Camille Laurent) où " les "people chics" des cafés de Saint-Germain sont devenus des héros médiatiques ". Preuve que " la confession intime est devenue "... un phénomène de société ? Non, " un phénomène de masse " ! (De cette " masse "-là, donc). Pour étayer tant bien que mal cet incertaine construction, on sollicite une étude récemment parue sur l’" âge des identités ", on convoque une référence littéraire (" Phèdre "). Et, pour couper court à la critique (une marque de fabrique), on saupoudre le tout (avec modération) de formules " insolentes " : " petit monde germanopratin ", " people chics " (prononcer " pipole "), " Dallas-sur-Flore "...

Mais ces amuse-gueule ne sauraient gâter le plat de résistance, qui est resservi à satiété. Tout au long de l’ " article ", le lecteur en saura plus sur l’irrésistible " Raphaël ", ainsi que sur la démoniaque Carla (un film de sa sœur Valéria est invité à la barre des témoins à charge) ; il apprendra que le " petit monde germanopratin " se racontait " depuis trois ans " l’ " affaire Justine-Carla ", que le drame (ici, mentionner " Phèdre ") s’est noué au cours de " vacances " chez Bernard-Henri Lévy ; il saura tout des réactions des protagonistes à la contre-offensive " littéraire " de Justine (entre elle et Raphaël, " les ponts, on le sent, sont coupés " - sic). Ça n’est pas une fin pour un roman-photo : on attend la suite.

" Moins bien nés "

Le vaudeville est un genre injustement sous-estimé. Le spectateur peut parfois y dénicher une " morale " qui, éventuellement, après les éclats de rire, restera quelques heures dans les esprits. Ce " message ", Le Monde le livre dans les premiers paragraphes de l’article (comme si l’auteur lui-même, dans son développement bancal, n’était pas assuré de ses capacités démonstratives) :

" La confession intime est devenue un phénomène de masse et, pour le monde culturel, ce que les "Vis ma vie" ou "C’est mon choix" sont aux moins bien nés. Autofiction ou télé-réalité : à chacun selon son talent, selon son capital social aussi. "

Tout le monde a droit au voyeurisme et au déballage : pourquoi les pauvres seraient-ils les seuls bénéficiaires de ce récent filon de l’industrie du divertissement ? Mais attention ! Dans la forme, préservons l’essentiel : les barrières de classe. D’accord pour goûter aux voluptés des manants, mais qu’on ne mélange pas les torchons et les serviettes.

" Tonalité " anti-élite " malsaine "

A ce stade, un " zoom arrière " ne manque pas d’intérêt. Il se trouve que, dans cette page 14 du Monde du 9 avril, juste à côté de l’article ici commenté, les deux colonnes restantes sont occupées par l’éditorial du Monde, consacré à l’assemblée générale des actionnaires d’Eurotunnel, le 7 avril. Rappelons que la direction y a été renversée par un groupe d’opposants qui a réussi à séduire un nombre non négligeable de " petits porteurs ". Pour la plupart, des gens pas particulièrement fortunés, qui ont investi leurs économies dans ce placement présenté (en 1994) comme l’affaire du siècle, et qui ont tout perdu ou presque.

Que dit ici le Monde qui, les colonnes d’à-côté, théorise l’envie des " people " de partager les appétits voyeuristes des " moins bien nés " ? Que ces petits actionnaires se laissent manipuler par un discours " digne de l’extrême droite des années trente " (" dénonçant l’ " establishment " et la collusion de la direction avec des banques créancières "), qu’ils cèdent à une " tonalité " anti-élite " malsaine ", bref au " populisme " et à la " démagogie ".
Certes, l’un des acteurs les plus médiatisés de ce changement de cap est Nicolas Miguet, un homme d’affaires au trouble passé et aux prises de position très droitières. Si celui-ci a " réuni sur son nom 18 % des votes des petits porteurs ", la résolution qui révoque le conseil d’administration d’Eurotunnel a obtenu 63,42 % des voix, rapporte Le Monde. Les deux tiers des actionnaires d’Eurotunnel sont-ils d’extrême droite ? Nul doute que le tunnel va sans délai être rebouché !

A peine une demie-page du Monde, et tout est dit. S’il s’agit de sacrifier aux coupables inclinations voyeuristes servies jusqu’à l’indigestion aux " masses populaires ", nos " élites " consentent à s’encanailler. Mais, dès qu’on touche à la propriété, laissons, s’il vous plaît, les choses sérieuses aux gens compétents.

 
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