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Le Ministre, le journaliste et les pas « totalement français »

par Philippe Monti,

Supposons, mais ça n’est évidemment qu’une hypothèse, qu’un ancien ministre devenu médiateur de la République, s’exprimant sur une radio publique laisse entendre que l’origine ethnique et la couleur de la peau doivent être traités comme des handicaps et non comme des prétextes à discrimination raciste ; supposons qu’il suggère que seul un français blanc est totalement français : il ne fait aucun doute que le journaliste confronté à de tels propos maîtriserait sa colère - c’est un professionnel - mais demanderait, au moins, au ministre de préciser ce qui lui sert de pensée.

Seulement voilà : ces propos ont été tenus et le journaliste s’est tu.

Vous écoutez France Inter le vendredi 11 novembre 2005. Pierre Weill reçoit Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République (et ancien ministre UMP) pour « Questions directes » dans le 7/9. Puis, dans le « Radiocom, c’est vous » (la séquence consacrée aux questions des auditeurs), vous entendez ceci :

 Pierre Weill : - « Nous avons Ahmed en ligne à Orléans. Bonjour, bienvenue sur l’antenne de France Inter... »

[...]

- Ahmed : « ... et merci beaucoup de vos émissions que j’entends souvent. Donc je voudrais poser la question à Monsieur Delevoye, pour lui dire : « Comment peut-on faire pour impliquer un peu les agences d’intérim à ne pas jouer la discrimination quand un patron leur demande - bon [de façon] un peu détournée - de leur envoyer un bon blanc ? ». [...] Comment on peut lutter contre ça ? Parce que moi je suis un délégué syndical ; j’ai 59 ans. Ça fait trente ans que je suis en France et je sais de quoi je parle !... J’incrimine pas, peut-être, les agences d’intérim, mais il doit y en avoir quelques-unes quand même qui ne jouent pas le jeu ! »

 Pierre Weill : - «  D’accord... Réponse de Jean-Paul Delevoye, médiateur. »

- Jean-Paul Delevoye : - « Oui. Nous sommes aussi en train de nous battre pour essayer de remettre ce qu’on appelle l’éthique... c’est-à-dire, en fin de compte, quel est le sens.... l’estime de soi... Nous sommes dans un système où l’administration, l’ensemble de celles et ceux qui sont en contact avec des gens en situation difficile - notamment demandeurs d’emploi - doivent être attentifs au fait que l’on doit jouer sur les potentialités et non pas sur les handicaps. Et c’est une révolution, une évolution culturelle à laquelle nous devons être absolument attentifs. Aujourd’hui nous récoltons le mépris, l’arrogance, le rejet, l’ignorance ; et la perception qu’un certain nombre de nos concitoyens - qu’ils soient d’ailleurs d’origine maghrébine ou pas... j’ai aussi des sensations de désespérance de la part de gens totalement français. Mais quand un système fonctionne en étant un système qui écarte, qui impose un parcours du combattant pour celui qui veut s’en sortir, on est dans les situations dans lesquelles aujourd’hui nous sommes. [...] »

Résumons : quand Ahmed se plaint de discrimination raciste à l’emploi, le « médiateur » de la « République » déguise la discrimination en la présentant comme l’effet d’un handicap. Ainsi l’origine maghrébine ou africaine serait un handicap, c’est-à-dire, selon la Classification internationale des handicaps établie par l’Organisation Mondiale de la Santé, une déficience, une incapacité et un désavantage [1]. Faut-il comprendre que pour le « médiateur », être beur ou noir est simultanément une déficience (l’altération de la couleur de la peau ?), une incapacité (au travail, comme semblent le croire les agences d’intérim fréquentées par Ahmed ?) et un désavantage naturel (chômage et misère ?) ? Avec deux thérapies possibles : nettoyer la déficience au Kärcher ou appareiller le handicapé avec des prothèses administratives.

Ces remèdes sont sans doute d’autant plus appropriés que la « désespérance » n’est pas le lot des seules victimes de discrimination : façon à peine voilée de douter de la réalité d’un problème qui existe d’autant moins que notre « médiateur » a des « sensations de désespérance de la part de gens totalement français  ». Ainsi Ahmed - comme tous les originaires (ou descendants d’originaires) du Maghreb ou d’Afrique noire - n’est pas et ne sera jamais « totalement français ».

Cette ethnicisation outrancière des discriminations sociales et de la nationalité relève des préjugés racistes les plus banals. Et face à son expression à peine dissimulée - qu’on pouvait croire aujourd’hui impossible dans la bouche d’un dépositaire des principes républicains - il ne restait plus qu’à espérer que Pierre Weill interroge le médiateur sur la signification inquiétante de ses propos. En vain :

- Pierre Weill : - « Mais alors, Jean-Paul Delevoye, vous, en tant que médiateur, vous pouvez proposer des réformes. D’abord, est-ce qu’on vous écoute, qu’on fait attention à vous dans la haute administration, on tient compte de vos remarques ? [...] »

Pierre Weill n’a manifestement pas entendu ou voulu entendre les propos de son invité. Lui qui harcèle avec acharnement tout interlocuteur qu’il soupçonne de xénophobie - surtout ceux qui ne partagent pas avec lui son souci de faire entretenir la plomberie de la résidence secondaire de Frits Bolkestein par des polonais... - ne revient ni sur la question d’Ahmed ni sur l’incroyable réponse de Jean-Paul Delevoye : il glisse à une question générale sur la capacité du médiateur à se faire entendre de l’Administration (alors qu’Ahmed se plaignait des discriminations opérées impunément par les entreprises - privées - d’intérim). Histoire sans doute de pimenter les allégations pétries de racialisme d’une pincée de poujadisme.

Derrière “l’ouverture de l’antenne” du service public et le journalisme faussement inquisiteur se cachent parfois les passions les plus basses.

Philippe Monti

 
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Notes

[1La Classification internationale des handicaps établie par l’Organisation Mondiale de la Santé distingue trois manifestations du handicap :
- la déficience : « toute perte ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique ».
- l’incapacité : « toute réduction (résultant d’une déficience) partielle ou totale de la capacité d’accomplir une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme normales pour un être humain ».
- Le désavantage : « résulte pour un individu donné d’une déficience ou d’une incapacité qui limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal (en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels) ».

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