« Chirac au centre du mécontentement dans un pays qui doute résolument [?] de lui-même et qui n’est pas d’humeur à fêter le 14 juillet » [1] En France, dans les titres de la presse écrite, radio ou télévisée, ce jeudi 14 juillet, l’encre et la salive se répandent en effet, non sans un assez palpable trépignement, sur le mécontentement à l’égard du chef de l’Etat et son autorité de plus en plus contestée, dans l’attente de sa traditionnelle allocution télévisée (aussi commentée qu’attendue).
De l’observation...
« Aujourd’hui devrait être un grand moment pour Jacques Chirac »... « devrait » ou « aurait du être », car la situation du chef de l’Etat est difficile. L’analyse de ce « grand moment » commence par une brève description de pure forme sur le déroulement prévu du défilé « impressionnant » et de son inspection par Jacques Chirac, « La garde à cheval, les soldats, les pilotes, les officiers de police et les pompiers marcheront le long des Champs-Élysées accompagnés par autant de matériel - chars, tireurs d’obus et avions de combat - que ce que les militaires français doivent pouvoir rassembler ». « Impressionnant », convenons-en ! Une fois le décor planté, la correspondante entre dans le vif du sujet : « Mais, même dans le meilleur de ses 14 juillet, Mr Chirac ne peut ignorer le fait que la France en a profondément assez, et assez de lui par dessus tout. » [2] La preuve ? « Les derniers sondages montrent que seulement 32% de la population française a confiance en son président, tandis que le quotidien Le Parisien écrit que les célébrations du 14 juillet de cette année auront un goût de fin de règne pour Chirac ». Et, sans transition, cette personnification : « Il est clair que la France n’est pas d’humeur à faire la fête. » [3]
Mais il y a plus inquiétant encore : « C’est une crise dont certains analystes pensent qu’elle peut prendre une tournure violente ». Une « tournure » qui renvoie, inévitablement, à un fâcheux précédent : « Les commentateurs évoquent mai 68 ». La citation est suivie d’un résumé succinct des fameux événements de 1968 par l’auteur qui, en l’occurrence, succinctement... résume : « [...] mai 68, quand les étudiants semèrent le désordre dans les rues de Paris en construisant des barricades et en arrachant les pavés des rues pour les balancer sur la police. Tout le monde se mit en colère, à faire la grève et puis revînt au travail et aux études. Cela ne changea pas grand-chose, mais demeure une période séminale pour cette génération.” Bref, « Beaucoup pensent [donc] qu’une autre crise se prépare ». « Certains analystes », « les commentateurs », « Beaucoup » : ce cortège d’anonymes est éblouissant de précision.
Jusque là, la correspondante du Guardian pouvait encore se prévaloir, conformément à son rôle, de quelques observations floues de la situation et de l’évocation allusive de témoignages indistincts (le déroulement du défilé, les sondages défavorables au président, les avis des commentateurs...). Quand, brutalement, le commentaire, délesté de toute référence à l’actualité et selon un enchaînement en apparence le plus naturel du monde, prend son envol : « Pendant trente ans, le pays a ignoré les avertissements sur son système qui avait besoin d’être révisé, qu’il ne pouvait pas supporter ses dépenses publiques massives, son énorme bureaucratie, ses services publics coûteux, ses forts impôts et ses charges sociales écrasantes [?]. Paradoxalement, le peuple français dit souvent vouloir des changements, pour ensuite défendre dans les rues le statu quo quand ses hommes politiques essaient de les mettre en oeuvre. Au lieu d’aller de l’avant avec des réformes difficiles, les ministres ont tous et trop souvent choisi l’option confortable de la reculade. » Cette tirade est déclamée (voire récitée) avec tout l’aplomb que procure sans doute la conviction de prononcer là une évidence que l’on ne peut, en tant que lecteur, que partager. L’observatrice à la longue vue a donc cédé la place à l’essayiste à courte vue, prête désormais à étayer son propos par une succession d’affirmations aussi péremptoires qu’approximatives, opportunément émaillées d’une sélection à sens unique de citations, commentaires, témoignages...
... à la prédication
Après ce couplet, passage obligé par la rengaine rituelle, mâtinée d’un brin de chauvinisme anti-français, sur la France « bureaucratique » [4], c’est la France « révolutionnaire » qui en est pour ses frais. Les affirmations semblent se réclamer de fondements solides, s’appuyant sur des citations d’autant plus légitimes qu’elles émanent de « commentateurs » indigènes au pluriel... ou plutôt d’un seul. Extrait :
Pascal Perrineau : « Le modèle français n’est plus admis comme universel parce qu’il ne marche pas. Les français sont à la croisée des chemins. Ils savent qu’ils doivent changer et s’adapter à un monde plus libéral, plus global, mais ils hésitent et il se pourrait très bien qu’ils aient besoin d’une impulsion [?]. De temps en temps dans l’Histoire un personnage, tels Bonaparte ou De Gaulle, arrive et nous force à accepter le changement, mais nous avons une histoire révolutionnaire qui rend cette période particulièrement risquée. » [5]
En l’absence de citation d’un autre « expert » (qui serait tout aussi fondé à s’exprimer et à relativiser ou contrebalancer a minima le propos), on doit déduire que la journaliste devenue politologue fait donc complètement sienne ces analyses, selon lesquelles il serait temps d’imposer aux français de véritables changements, y compris devons-nous comprendre, contre leur gré, mais dans leur propre intérêt, cela de soi. L’analyse est à ce point unilatérale qu’elle évoque « des » commentateurs, pour n’en citer en fait qu’un seul et donc son seul point de vue, dans le droit fil de cet article qui avance décidément à sens unique, c’est à dire à coups d’évidences dont la seule évidence suffit en elle-même à les justifier.
C’est ainsi la journaliste elle-même qui se charge de se porter la contradiction (faute de candidat probablement), sans se priver de l’usage de la caricature : « Mais qu’est-ce qui ne va pas exactement ? Pourquoi le pays de la semaine de travail de 35h, des grandes vacances, des bénéfices généreux, de la gastronomie fine et des TGV se morfond dans le doute de soi ? ». La formulation sent trop l’ironie pour que l’on croit sérieusement à une interrogation sincère. La réponse le confirme d’ailleurs aussitôt :
« Le rejet de la constitution européenne par les électeurs français en mai, et l’échec de la candidature de Paris à l’organisation des Jeux olympiques de 2012 ont frappé durement le pays. Les accusations de tricherie sur Londres ont conduit à encore plus d’auto-flagellation. « Nous ne savons même plus perdre avec élégance » dit un français morose. Mais les français étaient déjà démoralisés. Les échecs de la constitution et des Jeux olympiques ont simplement révélé un malaise encore plus profond au sujet de ce que signifie être français au XXIe siècle. »
Passons rapidement sur l’étrange raisonnement selon lequel les électeurs d’un pays peuvent être « frappés durement » par les résultats d’un scrutin conforme aux vœux de la majorité d’entre eux : on est familier de ce type de fredaine de la part des médias français. Inutile de chercher des éléments de réponse au si tragique « doute de soi » [6] dans les évènements plus ou moins récents de la vie politique intérieure [7]. En partant de cas particuliers (une interprétation partisane de l’échec de la ratification de la constitution européenne, juxtaposée au bide de la candidature olympique et à un état de démoralisation déjà latent), la journaliste fabrique une généralité, selon une règle de causalité qui nous échappe, d’après laquelle la crise traversée par la population française tiendrait à ce qu’elle est incapable de répondre à la question « qu’est-ce que cela signifie d’être français au XXIe siècle. » A simple titre d’exercice, on peut donc distinguer, en inversant les termes de la proposition, ce que seraient les indicateurs positifs d’une population française guérie de ses maux : être sûre d’elle-même et moderne.
La suite mérite de figurer au palmarès des bilans historiques en trompe l’œil et des brèves de comptoir : « Mr Chirac personnifie ce mécontentement. Qu’est-ce que le président a vraiment fait pour eux, se demandent les français ? Charles de Gaulle a restauré la fierté dans la France de l’après-guerre, François Mitterrand a laissé un impressionnant héritage culturel - La Pyramide du Louvre, la Bibliothèque de France, l’Opéra de la Bastille ». Les français seront certainement ravis d’en apprendre autant et en si peu de lignes sur leur opinion de l’héritage qui leur a été légué.
Un casting de rêve
Le mécontentement, finalement, de tare spécifique française au début de la plaidoirie peut aussi se transformer en vertu, en fonction de l’idée que l’on se fait de ce que pourrait signifier « d’être français au XXIe siècle ». Le mécontentement pour peu qu’il s’exprime dans des témoignages triés sur le volet vient opportunément au secours d’une orientation manifestement inspirée par le libéralisme anglo-saxon :
« Aziz S., 28 ans, qui dirige une entreprise de taxi dans la banlieue de Paris, d’origine marocaine qui emploie 80 conducteurs. « J’en embaucherais certainement plus mais je ne peux pas me le permettre. Pour chaque euro qu’ils gagnent je dois payer un autre euro à l’Etat... Le chômage est le plus gros problème en particulier concernant les plus jeunes issus des familles immigrées. Ces jeunes gens considèrent que leur teint olive est un vrai handicap ici, et nombre d’entre eux n’ont pas beaucoup d’espoir d’obtenir des emplois. C’est pourquoi des gens comme moi se lancent dans leur propre business ». »
Ou bien :« Isabelle C., 45 ans, qui a récemment fondé AIM, une compagnie de production de films [qui] dit [qu’] employer une équipe en France est hors de question tant que les charges sociales obligent à payer 60% de la part du salaire d’un employé à l’Etat. « Je suis française et je veux rester en France donc je paie mes impôts et mes charges et je suis hyper-honnête sur ça. Mais je peux comprendre pourquoi des gens trichent ou s’en vont à l’étranger. La situation en France est catastrophique », dit-elle ».
Le constat (mais « ce n’est pas moi qui le dit, ce sont mes enquêtés ») tient lieu de programme.
Parce qu’« Il est difficile de trouver quelqu’un qui se sente heureux », du moins au sein de la population française, et que rien ne vaut le point de vue distancié d’un oeil extérieur, c’est « Rebecca M », une étudiante de la Sorbonne, âgée de 25 ans et venue de Grande Bretagne qui synthétise le propos : « Elle et ses amis étudiants sont très pessimistes au sujet de leur recherche d’un travail. « Il y a un sentiment grandissant que cela ne sert à rien d’étudier parce que vous n’aurez pas le job que vous souhaitez. Je ne devrais pas le dire mais les français sont fondamentalement paresseux. Ils veulent être payés plus en travaillant moins d’heures et conserver leurs avantages et leurs jobs mais ils ne veulent pas travailler. »
On laissera à notre correspondante la paternité intellectuelle de sa quasi-conclusion et du douteux rapport de causalité sous-jacent, à la suite du témoignage de l’étudiante morose, et alors qu’elle a presque bouclé son article : « Il y a trois ans Maxime Brunerie, décrit comme « émotionnellement perturbé et en relation avec des néo-nazis », tirait sur Mr Chirac alors qu’il passait les troupes en revue le jour de la fête du 14 juillet »
Ainsi, sous couvert d’observation, le contexte social français du moment devient le prétexte d’une pseudo-enquête, mise au service d’une profession de foi, de façon telle qu’on est en droit de s’interroger sur l’apport réel de la présence sur place de l’envoyé du journal anglais. Comme on le peut, hélas, probablement pour nombre d’articles de correspondants français en Grande-Bretagne qui pourraient être rédigés sans quitter Paris.