Comment a réagi la presse devant ce type de procédé ? Avec un maximum de discrétion. C’est à peine si la presse locale a relevé cette « coïncidence » : quand Alain Juppé en a tiré explicitement un argument électoral, la question du procédé a été évoquée, mais dans le cadre d’une simple reprise de la réaction d’un opposant. Quant à la presse nationale elle s’est bornée, à une exception près, à égrener des comptes-rendus factuels, y compris dans les journaux d’information générale.
Annonces
La presse économique évoque le fait.
Les Echos le rapportent dès le 10 novembre sous la rubrique « Collectivités locales », se permettant une discrète ironie : « Transports : l’Etat trouve [c’est nous qui soulignons] 20 millions d’euros pour le tram de Bordeaux » :
« L’Etat dégagera une enveloppe de 20 millions d’euros en 2005 dans le cadre de sa participation au financement de la deuxième phase du tramway de Bordeaux, a annoncé hier la Communauté urbaine de la ville (CUB). Le Premier ministre « Jean-Pierre Raffarin vient de confirmer par courrier adressé à M. Alain Juppé, président de la CUB, la participation de l’Etat », signale un communiqué de la CUB. Celle-ci a déjà signé avec la Caisse des Dépôts et Consignations et Dexia des conventions portant sur des emprunts totalisant 160millions d’euros, à taux bonifié, pour financer la seconde phase du chantier. L’Etat avait remis en cause fin 2003 les quelques 106 millions d’euros d’aides prévues pour cette phase, d’un coût total de 530 millions d’euros. Ce chantier, qui devrait bientôt commencer ... »
La Tribune l’évoque un peu plus tard, le 17 novembre, sous la rubrique « Régions ».
« 20 millions d’euros »
« C’est la somme que l’Etat accordera à la communauté urbaine de Bordeaux (CUB) en 2005 pour la deuxième phase du tramway , sur un coût total de 530 millions d’euros. La CUB peinait à financer l’extension du réseau depuis que l’Etat a décidé, voici un an, de ne plus aider les nouveaux projets de transports en commun en site propre. »
Mais Alain Juppé, lui, en a fait état, si l’on ose dire, dès son meeting du 9 novembre.
Reprises
C’est ce que rapporte Sud-Ouest le lendemain 10 novembre, mais sans aucun commentaire dans un article rendant compte des activités de campagne et titré « Martin avec ses tripes » . Hugues Martin a reçu hier soir le soutien d’Alain Juppé et de centaines de militants à l’Athénée". Le journaliste B. Lasserre se borne à y rapporter les propos du démissionnaire :
« [...] "Chaque fois que je cherche à joindre Hugues, on me dit qu’il est en réunion ou sur le terrain. Mais, la politique, c’est ça, c’est parler aux autres", explique le maire de Bordeaux. " Il faut un député qui croit dans sa ville pour la défendre au lieu de la flinguer, comme le font les élus socialistes de Bordeaux à la Communauté urbaine. Est-ce un député socialiste qui aurait obtenu de Jean-Pierre Raffarin 20 millions d’euros pour la deuxième phase du tramway ? Ce sera à Hugues de poursuivre le travail.". » [c’est nous qui soulignons]
Il faut en effet attendre le lendemain, édition du 11 novembre, pour que, toujours par homme politique interposé, mais cette fois de Gauche, le même journaliste fasse allusion au procédé dans le cadre d’un article consacré à la visite de D. Voynet (« Voynet sans godillots »), venue soutenir le candidat Vert, Pierre Hurmic, où le journaliste se borne à reprendre l’analyse du candidat Vert.
Un sous intertitre cependant va jusqu’à s’intituler « Clientélisme électoral », mais seuls les propos de P. Hurmic y sont repris :
« Pierre Hurmic, quant à lui, s’est déclaré " scandalisé par l’annonce des 20 millions d’euros pour le tramway à quatre jours de l’élection. C’est du clientélisme électoral bas de gamme. De toute façon, la Communauté urbaine attend 106 millions d’euros". »
Discrétion
Le compte rendu du Figaro du 10 novembre 2004 s’avère particulièrement sobre et allusif, il n’y ait pas fait état du déblocage de la subvention
Dans « Bordeaux : le dauphin de Juppé fait face à sept candidats », Céline Edwards-Vuillet se borne à conclure sur « Hugues Martin a préféré l’interview au discours traditionnel. Debout derrière un pupitre, avec un micro baladeur, il a répondu aux questions d’un journaliste, n’hésitant pas à se déplacer dans la salle pour répondre "au plus près" aux questions qui concernent les Bordelais : la sécurité, la propreté, le tramway, sans oublier les problèmes d’envergure nationale pour ne pas se tromper d’élection. Accueilli par une ovation qui lui a mis du baume au coeur, Alain Juppé n’a eu qu’à s’engouffrer dans la voie tracée par son premier adjoint pour évoquer le renouveau de la ville, loin d’être achevé, que « "seul un député, en plein accord avec l’équipe municipale, pourra mener à bien". » [c’est nous qui soulignons]
Les faits, rien que les faits ?
La présentation qu’en propose Le Monde est particulièrement surprenante. Dans le quotidien daté du 16 novembre on trouve en effet deux articles qui semblent parfaitement déconnectés : l’un, totalement à plat, de la correspondante locale Claudia Courtois (« En Gironde, la succession d’Alain Juppé s’annonce disputée ») démarre ainsi :
« Le résultat s’annonce serré. S’il est sorti largement en tête, dimanche 14 novembre, du premier tour de l’élection législative partielle visant à pourvoir le siège laissé vacant par Alain Juppé (UMP), Hugues Martin, le candidat UMP-UDF, adjoint au maire de Bordeaux, sait que le second tour, dimanche 21 novembre, sera très disputé dans cette deuxième circonscription de la Gironde, acquise depuis 58 ans à la droite. "Rien n’est gagné, il faut se défoncer", a prévenu dès dimanche soir M. Martin, qui affrontera au second tour la candidate socialiste, Michèle Delaunay, conseillère municipale et conseillère générale. M. Juppé avait démissionné de son mandat de député fin septembre, dans la perspective de son procès en appel dans l’affaire des emplois fictifs du RPR. »
Et, dans le même journal on peut trouver, mais en page « Régions » un article tout aussi à plat : « L’Etat dégage une enveloppe de 20 millions d’euros pour la deuxième phase du tramway de Bordeaux » sous la signature de Dominique Buffier :
« L’État vient de dégager, à la veille du 11 novembre, une enveloppe de 20 millions d’euros pour la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) dans le cadre de sa participation au financement de la deuxième phase du tramway. « "Nous sommes très satisfaits de cette décision et nous espérons que d’autres agglomérations pourront bénéficier d’une telle mesure" a déclaré au Monde Chantal Duchène, directrice du Groupement des autorités responsables de transport (GART). Ce souhait a toutes les chances d’être entendu. Sans que cela soit encore officiel, plusieurs autres villes [...]. »
Voilà, l’information lui est parvenue, l’électeur a été éclairé. Restituer explicitement le contexte du déblocage de ces fonds semble ne pas relever du travail journalistique dans les quotidiens dits d’information.
Seul Le Canard Enchaîné
Seul le Canard Enchaîné dans son édition du mercredi 17 novembre ose mettre en relation les deux informations : oui il y a une élection à Bordeaux, oui l’actuel premier Ministre vient de débloquer des fonds et l’a annoncé à l’ancien premier ministre qui s’en est servi d’argument électoral pour valoriser son premier adjoint :
« Juppé la joue très fin » titre en page 2 (dans « La mare aux Canards »), le Canard Enchaîné du 17 novembre :
« Hugues Martin, le premier ad¬joint de Juppé arrivé en tête di¬manche au premier tour de la lé¬gislative partielle de Bordeaux, n’avait pas hésité à reproduire, dans son livret de campagne, un petit mot manuscrit de Raffarin, qui promettait carrément des subven¬tions : " Mon cher Hugues, tu peux compter sur mon aide et celle du gouvernement pour les projets que tu portes dans l’intérêt de Bor¬deaux et de ses habitants." Chose promise, chose due. Juppé a reçu, le 8 novembre, un courrier de Raffarin lui annon¬çant lui-même que l’Etat déblo¬quait une première enveloppe de 20 millions d’euros pour la suite des travaux du fameux tramway de Bordeaux, dont les ratés conti¬nuent d’exaspérer les usagers. Et lors d’un meeting de soutien à Martin, le 9 novembre, Juppé n’a pas hésité à en faire un argu¬ment de campagne (« Sud-Ouest » du 10/11) : « "Il faut un député qui croie dans sa ville pour la défendre, au lieu de la flinguer comme le font les élus socialistes (...). Est-ce un député socialiste qui aurait obtenu de Jean-Pierre Raffarin 20 mil¬lions d’euros pour la deuxième phase du tramway ? Ce sera à Hugues de poursuivre le travail. " » Après les emplois fictifs, les subventions réelles. Politique¬ment, c’est plus payant. »
Un seul journal, du moins dans notre échantillon, rapproche des faits avérés, faut-il dès lors conclure sur la misère du journalisme d’investigation en campagne électorale ?
Christiane Restier-Melleray