Contexte
Rappelons que l’éducation aux médias, ou plutôt le renouveau des questions qui lui sont associées, est liée en France aux attentats de 2015, en particulier celui perpétré contre la rédaction de Charlie Hebdo, avant d’être alimentée par différentes initiatives et déclarations politiques en 2016. Depuis lors, elle ne cesse d’être mise en avant comme objectif éducatif prioritaire, sous l’appellation dominante d’éducation aux médias et à l’information, et comme une réponse à la crise de défiance envers les médias, que le mouvement des Gilets jaunes, la crise du Covid, ou la guerre en Ukraine ont encore aggravé.
Pour autant, et comme le constataient à juste titre le collectif « La Friche » et EDUMedias, l’EMI est aujourd’hui un marché [1], bardé de contraintes, de difficultés et d’injonctions contradictoires : défense de la « liberté d’expression », promotion des « valeurs de la République », développement de l’esprit critique et... « restauration de la confiance » envers les médias [2] ».
Outre l’annonce de la suppression de la redevance audiovisuelle – qui affaiblira encore davantage l’audiovisuel public –, le premier mandat d’Emmanuel Macron [3] s’est achevé par la publication en janvier 2022 d’un rapport, « Les Lumières à l’ère numérique », rédigé par la commission présidée par Gérald Bronner.
Dans sa lettre de mission adressée en septembre 2021, le chef de l’État, faisant le constat d’un « phénomène de déstructuration du paysage de l’information, que l’accès aux réseaux sociaux et plateformes de partage de vidéos dès le plus jeune âge ne cesse d’amplifier, [et pouvant] emporter ce que nous avons de plus précieux : notre cohésion nationale, notre système démocratique hérité des Lumières », déclarait vouloir engager « un large débat […] de nature à provoquer un sursaut collectif ».
Invitée de la sorte à « formuler des propositions dans les champs de l’éducation », la commission Bronner n’en recommande pas moins de faire du développement de l’esprit critique et de l’EMI, une « Grande Cause nationale [4], un objectif prioritaire des démocraties ».
Agitation ministérielle et tribune médiatique
Dans la foulée de cette engageante recommandation, le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports annonce le 24 janvier 2022 vouloir impulser « une nouvelle dynamique pour l’éducation aux médias et à l’information » [5].
Le même jour est d’ailleurs publié le « Vademecum pour l’éducation aux médias et à l’information », conçu par le ministère, en collaboration avec le CLEMI et le ministère de la Culture [6].
Manifestement pas convaincus par cette agitation institutionnelle, d’autres organisations, des « acteurs de terrains » et diverses personnalités (liste complète ici), vraisemblablement à la suite des Assises internationales du journalisme [7] publient une tribune intitulée « Les acteurs de l’éducation aux médias interpellent Emmanuel Macron », sur la plateforme Mediaeducation (31 mai). Cette tribune, dont nombre de signataires étaient présents aux Assises, est ensuite reprise par de nombreux titres de presse, comme La Voix du Nord [8], Ouest-France, Le Progrès, La Provence, La Dépêche, Les DNA, La Montagne, France Info ou encore 20 minutes…
Les auteurs de la tribune, dans le droit fil du rapport Bronner, se déclarent « extrêmement inquiets » pour la jeunesse qui « se trouve aujourd’hui désarmée face à un flot continu d’informations, de posts et de messages, dont elle peine à évaluer la fiabilité et la pertinence ». Elles dressent le constat qu’« à l’école, des millions d’élèves quittent leur établissement sans avoir acquis les compétences indispensables à l’exercice de leur citoyenneté à l’ère numérique », et réclament face à cela, « de créer sans délai un “fonds éducation aux médias et à l’information” [qui] pourrait être financé par l’État et par une fraction de la taxe sur les entreprises numériques [et] permettrait de soutenir les acteurs de terrain, en relation directe avec les pouvoirs publics et les élus, à l’échelle nationale et locale ».
La liste des signataires indique que cette tribune a été rédigée par « une coalition d’acteurs de terrain » et qu’elle « a reçu le soutien de 50 associations, entreprises, structures d’enseignement et d’éducation populaire et de 100 personnalités impliquées dans le champ de l’éducation aux médias ». Des « acteurs de l’éducation aux médias », sans doute, mais pas tous les acteurs. Car il en manque à l’appel et pas des moindres : les professeurs documentalistes.
Marginalisation des professeurs documentalistes
Qu’elles émanent du ministère de l’Éducation nationale ou de cette « coalition », les initiatives mentionnées plus haut ont été accueillies assez froidement par l’Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale (APDEN), qui l’a fait savoir dans une lettre ouverte au ministre de l’Éducation d’alors, Jean-Michel Blanquer (2 février 2022) et dans un communiqué intitulé « Demandons des moyens d’enseignement pour l’EMI ! (mis en ligne le 1er juin 2022). Quelles sont leurs critiques ?
L’APDEN regrette tout d’abord, en dépit des efforts qu’elle a menés au sein du groupe de travail piloté par le CLEMI, n’avoir pas réussi à convaincre le ministre « de la nécessité d’accorder à l’éducation aux médias et à l’information un cadre clair et précis de mise en œuvre tel qu’en bénéficient tous les enseignements fondamentaux » [9]. L’association relève ainsi comme de l’affichage ministériel la volonté « de construire “un enseignement progressif et structuré”, inscrit “au cœur du projet pédagogique et des enseignements” » sans prendre les « dispositions qui permettront à cet ambitieux et non moins indispensable projet de prendre corps » : en un mot, des moyens, financiers, humains, et pédagogiques spécifiques.
Quant à la tribune, l’APDEN partage certes « l’inquiétude de ces professionnels des médias et de ces structures d’intervention dans le cadre scolaire », mais elle ne saurait reprendre à son compte « ni leur diagnostic ni leurs propositions ». Concernant le diagnostic en effet, l’association refuse l’opposition facile entre « des plateformes numériques [accusées] de conforter une situation néfaste [et] des médias en lesquels il faudrait avoir une totale confiance » et prône en revanche l’acquisition par les élèves de « connaissances diverses, solides, par une éducation civique, politique, réduite actuellement à une portion congrue dans les programmes, mais également par des approches philosophiques, sociologiques et économiques insuffisantes à l’École ». Pour cela, l’APDEN réclame de nécessaires « moyens pédagogiques […] pour lesquelles l’Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale se bat depuis des décennies, avec des échos rares ». Cela supposerait par exemple « un travail de fond sur les compétences et les connaissances à enseigner ainsi que des heures fléchées pour la Culture de l’information et des médias au collège et au lycée » mais aussi « un nombre suffisant de ces enseignants dans les établissements, à hauteur d’un professeur documentaliste certifié par établissement et un poste supplémentaire par tranche de 400 élèves ».
Ces réactions de l’APDEN s’inscrivent dans un contexte général marqué par un manque de reconnaissance dont souffrent les professeurs documentalistes depuis des années [10]. Et l’APDEN de relever ainsi, dans sa lettre ouverte au Ministre, le paradoxe suivant :
Rappeler, comme cela est fait dans le vademecum, que les professeurs documentalistes ont un rôle central dans la mise en œuvre de l’EMI, s’accorde mal avec les coupes drastiques dans le nombre de postes au concours ainsi qu’avec, à ce jour, l’absence complète d’avancées sur la réduction des inégalités de traitement qui nous sont infligées [11].
Ces différents acteurs de l’EMI s’accordent à vouloir faire la promotion de l’EMI et à réclamer des moyens à la hauteur des enjeux. Pour autant, ce sont bien deux conceptions d’une politique publique d’éducation aux médias qui se dessinent. D’un côté, les professeurs documentalistes, à l’image d’autres enseignants [12], n’ont de cesse de décrier le sous-investissement chronique qui alimente les dysfonctionnements de l’école, laquelle ne saurait proposer une véritable éducation aux médias, cohérente dans son contenu et dans ses objectifs, tant que ce vaste champ ne bénéficie pas d’heures dédiées et d’enseignants formés et disponibles pour les assurer [13].
D’un autre côté, les auteurs de la tribune, en réclamant la création d’un « fonds éducation aux médias et à l’information » financé par l’État, semblent se satisfaire de voir l’EMI devenir un vaste marché, fusse-t-il public. Le chef de l’État, dans sa lettre de mission adressée à la commission Bronner, ne reconnaissait-il pas lui-même que la « révolution […] virtuelle a des impacts bien réels : positifs, quand ils permettent à des communautés de passionnés de se retrouver pour échanger sur des sujets que le marché n’investissait pas » ? Comme la critique des médias ?
Acrimed ne peut que partager – à certains égards – les revendications des uns et des autres de voir un jour les velléités autour de l’éducation aux médias se transformer en véritable politique publique. Mais celles-ci seront-elles inscrites à l’agenda de l’« École du futur » voulue par Emmanuel Macron ? Difficile d’en juger. Souhaitons pour notre part que cette « éducation aux médias » se fasse dans une véritable visée critique. Un tout autre débat sur ses contenus, au-delà du diagnostic et des moyens alloués, sur lequel nous aurons sûrement l‘occasion de revenir…
Nils Solari