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Jeux vidéos à la « Une : Le Monde et Libération rivalisent de « modernité »

par Ludovic Finez,

Dans Libération du 12 mai, Daniel Schneidermann consacre sa chronique hebdomadaire du lundi (« Médiatiques ») à son ancien employeur, Le Monde [1], pour l’égratigner. C’est la présence d’une « page quotidienne du Monde de mai 1968, offerte dans chaque numéro du Monde de 2008 », qui lui en donne l’occasion.


Le Monde
, 40 ans après

À 40 ans de distance, Daniel Schneidermann se livre donc à une rapide analyse de l’évolution du ton du journal et de ses choix rédactionnels. L’œil amusé, il relève les « guillemets […] d’époque » lorsqu’il s’agissait de parler des « hippies » ; il retient « la stupeur manifeste » de l’équipe du Monde devant les manifestations d’étudiants, mais aussi « certains articles [qui] ne manquent pas de flair » sur ce qu’il est convenu de nommer « Mai 68 ». Le chroniqueur de Libération confesse aussi sa nostalgie de « cette hiérarchie antédiluvienne de l’information », qui plaçait systématiquement en tête « l’actualité internationale ». Et « quel culot, poursuit-il , lus aujourd’hui, ces titres en quatre lignes, qui font toute sa place à la complexité ». Bref, que de différences avec l’actuelle culture « des manchettes choc ». « Et quel décalage, avec l’arrière petit-fils, le journal [Le Monde,ndlr] de 2008, qui consacre sa manchette à "la passion des jeux vidéo qui gagne toute la famille", reléguant dans une brève, en page intérieure, la nouvelle suivante : "135 millions d’Africains sont concernés par la crise alimentaire". »

Qu’est-ce qui a bien pu pousser le quotidien du soir à « enfouir les famines sous les clameurs des joueurs de jeux vidéos », s’interroge Daniel Schneidermann. C’est « qu’il y a aujourd’hui la même distance entre le Monde de 2008 et celui de 68, qu’entre… Sarkozy et De Gaulle. Le Monde de 68 était déjà dépassé, sans doute, mais on l’achetait, et on le dévorait, parce qu’il savait quelle histoire il souhaitait raconter. Le Monde d’aujourd’hui a certes épousé toutes les modernités. Mais si on l’achète moins, si on le lit sans faim, n’est-ce pas parce qu’il raconte les histoires que ses lecteurs, croit-il, veulent entendre ? Et si la ringardise, seule, était vraiment moderne ? »

Qu’ajouter à cette analyse et à ces interrogations ? Pas grand-chose apparemment…


Et
Libération  ?

… Excepté ceci peut être : Libération (sous la plume de l’un ses chroniqueurs), critiquant Le Monde, c’est l’hôpital qui se fout de la Charité...

Un peu plus de deux semaines plus tôt, le samedi 26 avril, Libération fait sa une sur le « jeu vidéo "Grand Theft Auto IV" [qui] sort mondialement mardi ». « Violent, amoral et addictif, il s’annonce comme le produit culturel le plus vendu au monde », annonce le quotidien, sûrement pour justifier la présence d’un tel sujet en une. Car Libération, répondant probablement aux « clameurs des joueurs de jeux vidéos », consacre, en plus de sa une, pas moins de trois pages (les trois premières de l’édition du jour, sous la rubrique « Evénement ») au « plus grand jeu du monde », comme le claironne le titre principal.

Quatre rédacteurs se sont attelés à la tâche, pour nous noyer sous un total de 3 000 mots, soit douze feuillets [2]. Rien ne nous est épargné. De la « saga » du jeu en question, qui n’en est pas à première version, au papier d’analyse expliquant comment ce « phénomène » est en réalité « un prisme extraordinaire pour diffracter et comprendre l’état d’une industrie [celle du jeu vidéo, NDLR] qui continue, dans un contexte pourtant globalement récessif, à connaître une exubérante santé ». Une longue analyse d’autant plus indispensable que Grand Theft Auto relève, évidemment, du sujet de société par excellence, touchant aussi bien à l’économie, à la culture, à la sociologie, voire à l’anthropologie… Qu’on se rende compte : « Pour bien comprendre ce qui se joue autour d’un phénomène tel que GTA IV, il faut donc avoir présents à l’esprit les trois plans superposés sur lesquels ce titre a des choses à nous dire : d’abord le jeu lui-même, quatrième volet d’une saga de très grande qualité ludique, ensuite son extravagante popularité globalisée, son influence déterminante sur la création de jeux vidéo depuis dix ans et sa place parmi les "produits culturels" les mieux vendus, en France comme ailleurs ; enfin le contexte industriel dans lequel il intervient, ce florissant business du jeu vidéo dont tout indique qu’il est appelé à croître encore longtemps, l’activité ludique occupant une place toujours plus grande dans les pratiques humaines comme dans la psyché collective. »

Sans cela, d’ailleurs, pensez-vous que le directeur délégué de la rédaction y aurait consacré l’édito du jour ? Sous le titre « Virtu(ré)el », il s’essaie à la réflexion philosophique sur « la vie » dans les jeux vidéos, « plus fluide que dans la réalité » et dans laquelle « on peut tout contrôler ». Tous ces textes seraient bien sûr incomplets sans la longue liste des grandes qualités du jeu (« plaisir du jeu, graphisme flamboyant et excitant mode online », « profusion effarante de détails », « magnificence des images »… ). Ou encore la touche de pseudo-recul face à une opération de « marketing massif » – « 6 millions d’exemplaires pourraient être vendus mondialement la semaine du lancement », apprend-on –, alors même que Libération a choisi de programmer son sujet… trois jours avant la sortie du jeu, ainsi que le précise la chute d’un des papiers. Il ne fallait pas non plus oublier l’article sur les liens – en l’occurrence plutôt l’absence de liens avérés – entre jeux vidéo et violence chez les « ados », ainsi que l’interview du créateur du jeu, titrée « Il faut rester underground ». A « 6 millions d’exemplaires » de prévisions de vente sur une seule semaine, on demande à relire la définition de l’« underground »…

Libération n’existait pas en 1968. On ne pourra donc pas se livrer, comme Daniel Schneidermann avec Le Monde, à l’exercice de lecture croisée à 40 ans de distance. On peut cependant se reporter à 1973, année de création du quotidien. Dans son « numéro zéro », paru le 5 février 1973 [3] et destiné notamment à aider la souscription de lancement du titre, Libération dénonçait ainsi en première page « une énorme spéculation foncière » et ses possibles conséquences sur « 3 000 personnes menacées de licenciement ». Dans une sorte de profession de foi, appelant à la création d’un « quotidien libre », l’équipe affichait ses ambitions : « […] la mobilisation de l’opinion publique est une arme essentielle du combat pour la démocratie totale et la liberté ». « Qui d’entre nous, en lisant son journal du matin, n’a pas l’impression d’être le jouet des marchands de publicité, des politiciens ? », poursuivait le texte.

Depuis, heureusement, Libération a changé. Notamment vis-à-vis des « marchands de publicité ». Ce dont se félicite d’ailleurs Didier Pourquery, directeur délégué de la rédaction, arrivé il y a quelques mois du quotidien gratuit Metro. Le 8 avril dernier, il justifiait ainsi la présence dans l’édition du jour d’une publicité pour une voiture de luxe, étirée sur quatre pages [4], dont la une et la dernière. C’est que « depuis 1982 et l’arrivée de la publicité dans nos colonnes, Libération a toujours été en pointe dans ce domaine. » « Aujourd’hui, nos lecteurs découvrent une opération publicitaire exceptionnelle et assez spectaculaire puisqu’elle court en pages 1, 2, 3 et 40 », s’extasie celui qui est censé gérer… la rédaction du quotidien. Suit un discours très marketing sur « les annonceurs qui choisissent la presse quotidienne […] pour la qualité de ses lecteurs et l’impact qu’elle leur procure auprès d’eux ».

Mais promis, juré, « il faut que ce genre d’opération reste exceptionnelle [sic] », sûrement pour éviter de perdre son caractère « spectaculaire ». Dans ces conditions, pas de problème, Libération se met à l’abri de la « ringardise » et rejoint définitivement le camp des « modernités », qui irritent parfois Daniel Schneidermann,… quand il critique Le Monde.

Ludovic Finez

 
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Notes

[1« Le Monde dans le rétroviseur de 68 », Libération du lundi 12 mai 2008

[2Décompte effectué à partir des articles repris sur le site internet du quotidien.

[3Cette une est reproduite dans l’« Almanach 30 ans », publié par Libération pour ses 30 ans, en 2003. Le premier numéro de Libération date du 18 avril 1973.

[4Article titré « Vous avez vu cette pub ? », rubrique « Les coulisses de Libé », Libération du mardi 8 avril 2008.

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