Le contexte : les médias dominants au Chili
Comment qualifier l’état de la concentration des médias au Chili ? Est-elle aussi importante que dans les pays voisins (Argentine, Brésil...) ? Peut-on distinguer des étapes historiques dans l’évolution de cette concentration ?
Concernant la concentration et la comparaison avec l’échelle latino-américaine, il existe au Chili une véritable oligarchie médiatique, une concentration médiatique exceptionnelle. Plusieurs rapports internationaux ont confirmé cela : ceux de l’Observatoire latino-américain de régulation des médias, mais également des rapports sur les droits humains comme ceux issus de la très officielle Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), ainsi que des études d’universitaires. Toutes ces sources confirment que l’on est dans un pays où la concentration médiatique est dramatiquement élevée, et ce dans une région latino-américaine où il existe déjà globalement une très forte concentration médiatique.
Le livre de la journaliste Maria Olivia Monckeberg sur les magnats de la presse au Chili est un jalon en ce sens [2]. En moyenne, la concentration dans la région, en termes de propriété privée lucrative et de contrôle capitalistique, serait de l’ordre de 60% environ, alors qu’au Chili, la concentration pour la presse écrite va au-delà de 75%, voire même 80%, et pour la télévision ouverte, elle avoisine les 90%. Il y a donc un vrai problème en termes de liberté d’information et d’expression, même dans d’autres pays de la région, comme au Brésil, où existe également une concentration très forte de la presse écrite (au-delà de 85% avec des empires comme Globo, le plus grand groupe médiatique de la région), ou au Mexique au niveau de la télévision ouverte, où la concentration de l’ordre de 93%. Donc comparativement, l’histoire médiatique chilienne a suivi celle des pays voisins et avec celle-ci une remise en cause de la liberté d’information dans la pluralité, c’est-à-dire à un droit humain fondamental. Mais, l’expérience chilienne a aussi et évidemment ses spécificités.
On fait donc face à la domination d’une oligarchie médiatique très fermée, dans le cadre du néolibéralisme chilien qui a été installé durant la dictature de Pinochet (1973-1989) et qui a ensuite été consolidé en « démocratie » à partir de 1990. Cette oligarchie financière ne contrôle pas seulement les moyens de production et de distribution, les principales ressources du pays, elle contrôle aussi les moyens d’information, les médias, et elle applique une stratégie de contrôle économique et idéologique de l’information très forte. Par exemple, une étude qui a été faite par le Conseil national de la télévision (CNTV) en 2016 montre que seulement 4 opérateurs contrôlent plus de 90% du marché médiatique, notamment des recettes publicitaires et de l’audience [3]. Cette hyperconcentration a aussi été confirmée - et soulignée - plus récemment par un rapport réalisé, en 2019, pour le parlement chilien [4].
Dans le domaine de la presse écrite, on est face à un duopole presque parfait : on a d’un côté le groupe Copesa, qui possède des journaux de distribution nationale comme La Tercera et bien d’autres au niveau régional… et de l’autre côté, on a l’empire de El Mercurio - le plus vieux quotidien d’Amérique latine encore en circulation - qui appartient à un empire contrôlé par la famille Edwards depuis des générations.
Le patriarche, Augustín Edwards, a été un des acteurs bien connus du coup d’État contre Salvador Allende en 1973 et il a reçu des millions de dollars de la CIA en ce sens, comme en attestent les archives déclassifiées [5]. Son groupe contrôle El Mercurio, le premier journal de diffusion nationale, à la fois conservateur et farouchement néolibéral – ce serait un peu l’équivalent du Figaro au Chili - mais aussi tout un tas d’autres journaux de diffusion nationale (La Segunda, Las últimas noticias…), ainsi qu’une grande partie, quasiment dans toutes les villes, de la presse régionale. Il s’agit vraiment là d’un empire gigantesque qui fait que, par exemple, un habitant de Valparaíso qui voudrait acheter un ou plusieurs journaux nationaux ou locaux, lirait seulement de la presse contrôlée par le groupe de la famille Edwards.
De l’autre côté, la Copesa, l’autre groupe dominant, contrôle également une large partie de la presse écrite. Ces médias sont des adversaires déclarés et acharnés des mouvements populaires et tous celles et ceux qui critiquent l’ordre établi, et ce depuis des décennies, voire plus d’un siècle : dans les années 60, précisément durant les luttes étudiantes de l’année 1967, une grande banderole devenue fameuse avait été installée sur la devanture du journal, annonçant : « El Mercurio ment ! » face aux attaques réitérées du quotidien contre le mouvement de la réforme universitaire. Depuis, ce slogan a été repris et adapté dans presque tous les grands moments de confrontation sociale avec les pouvoirs en place. Plus récemment, le traitement médiatique des résistances du peuple Mapuche au Sud du pays a rappelé comment ceux-ci participent activement de la criminalisation des luttes.
Mais ces deux groupes-là sont également très présents au niveau de la radio. Or, la radio est un média très important au Chili, et reste encore un média de diffusion de masse. Par exemple, c’est le cas de Radio Universo possédée, parmi d’autres, par la famille Edwards, ou de radio Duna par Copesa.
Dans ce secteur, on note aussi la présence de grands groupes internationaux, notamment le groupe Prisa, le groupe espagnol bien connu qui contrôle El País (premier quotidien ibérique), Prisa qui est très présent en Amérique latine, par exemple en Colombie et au Chili, et qui contrôle certaines radios chiliennes, comme par exemple Radio Chile. Dans ce scénario, on a d’autres grands capitalistes, d’autres grandes fortunes chiliennes, qui sont également présentes : aux côtés des Edwards pour le groupe El Mercurio, le groupe d’Álvaro Saieh – une des plus grandes fortunes du pays, avec Copesa ; la famille Luksic, qui est la plus riche du Chili et qui contrôle deux radios mais surtout deux grandes chaines de télévision : Canal13 et UCTV (les plus regardées du pays). On a aussi la famille Solari qui s’enrichit avec des radios et des chaines de télévision comme Mega et ETC ; et d’autres grands groupes internationaux comme Warner et Albavisión, qui possèdent des chaines centrales d’information continue comme CNN.
Pareillement, il convient de rappeler qu’il existe une connivence et une proximité très fortes entre cette oligarchie médiatique et le pouvoir politique : le président multimillionnaire et de droite, Sebastián Piñera, actuellement au pouvoir, ayant lui-même été propriétaire d’un canal de télévision pendant très longtemps, avant de le céder au moment de son élection. Si l’on observe cela dans le temps historique, on pourrait souligner le rôle des médias dans la chute de Salvador Allende, en 1973 : les médias conservateurs ont véritablement organisé un climat propice au coup d’État, ils ont préparé les esprits (on pourrait citer les travaux pionniers de Armand Mattelart à ce propos [6] ou encore l’excellent documentaire La Spirale [7]). Edwards en personne a fait des allers-retours dans le bureau ovale de Richard Nixon et de Henry Kissinger pour organiser le coup d’État.
Par la suite, durant la dictature, lui et les siens, ont été bien rétribués en ce sens, puisque à compter du tournant néolibéral des « Chicago Boys » en 1975, on observe un renforcement de la concentration médiatique, et ce même si cette forte concentration médiatique était déjà importante avant le coup d’État. Sous le gouvernement de Salvador Allende et de l’Unité Populaire, c’était d’ailleurs un vrai problème et la gauche n’a malheureusement pas réussi à le régler tout à fait, malgré la création de plusieurs médias antiimpérialistes ou socialistes. El Mercurio, La Segunda et les autres, durant la tyrannie de Pinochet, mettront leurs journalistes et éditorialistes au service du régime civico-militaire justifiant sans vergogne la répression et le terrorisme d’État, et la « chasse » aux militants et défenseurs des droits humains.
Pour terminer, la transition démocratique « pactée » [8] de 1989-1990 a véritablement fini par tuer des publications comme la revue APSI par exemple, ou La Época, Análisis, et quelques autres… des revues indépendantes qui ont existé à la fin de la dictature et qui étaient des revues culturelles, critiques et très dynamiques, d’opposition à la dictature. Or la nouvelle élite politique de centre-gauche et néolibérale, qui arrive au pouvoir à partir de 1990, a contribué à annihiler ces revues-là en leur coupant les vivres et les annonces ; même le vieux quotidien La Nación, le seul journal public, finit par mourir assez récemment, enterré par le président Piñera lui-même car jugé trop offensif sur la question des droits humains et des responsables de la dictature : il ne reste plus que la version web.
Manuel Cabieses, directeur pendant des décennies de la revue Punto final, issue de la gauche radicale, puis ensuite indépendante durant la démocratie, a dénoncé pendant des années à quel point le pouvoir politique a contribué à cette concentration médiatique dans la mesure où il n’y avait aucune régulation. Et surtout, Cabieses a montré comme la publicité d’État (et donc les importants financements qui vont avec) se concentre sur ces grands groupes privés, en laissant complètement et intentionnellement de côté ce qui restait comme presse indépendante et critique. Ceci alors que la publicité d’État est censée être un mécanisme de régulation du pluralisme, dans ce cas c’est un mécanisme de concentration des pouvoirs médiatiques et de destruction massive du pluralisme...
Il faut voir par exemple qu’une revue historique comme la revue Punto final a finalement - et malheureusement – disparu, notamment faute de soutien public [9]. En termes de journaux papier et de distribution en kiosques (encore nombreux dans les rues chiliennes) - une distribution en partie elle-même contrôlée par les grands groupes - on retrouve difficilement le journal historique du Parti Communiste, El Siglo, on trouve aussi Le Monde Diplomatique version Chilienne (sous la direction de Victor de La Fuente), mais qui est diffusé seulement à quelques milliers d’exemplaires et a aussi beaucoup de mal à survivre.
Enfin, il faut souligner néanmoins que dernièrement, il y a eu des efforts et plusieurs initiatives intéressantes en termes de création de nouvelles formes médiatiques indépendantes. Le web a ainsi permis la création de quelques journaux nationaux de premier plan comme El Mostrador, un des principaux journaux numériques du Cône Sud, qui est un vrai journal indépendant. On a aussi El Ciudadano, qui survit grâce à la publicité en ligne mais qui dispose aussi d’une version papier, ou encore un autre média web très lu, sérieux, placé plutôt à gauche : El Desconcierto. On peut également citer le Centro de Investigación e Información Periodística (CIPER, qui pratique un journalisme d’investigation exigeant et propose aussi des analyses approfondies, issues d’universitaires, bien que la fondation soit paradoxalement financée en partie par certains des grands groupes capitalistes mentionnés précédemment… Enfin, il existe tout un écosystème de petits médias critiques, engagés, communautaires qui se développe sur le web comme par exemple la revue de gauche Rosa ou Convergencia Medios.
Le traitement médiatique du mouvement social récent
Comment analyses-tu le traitement de la crise sociale qui traverse le pays par les grands médias nationaux ? Ces derniers ont été accusés de relayer principalement la parole gouvernementale ou, dès qu’il est question de parler des manifestations, d’insister lourdement sur les « violences » de la « primera línea [10] » ou des manifestants en général, sans guère prêter attention à leurs revendications. Peux-tu nous en dire plus ?
Le traitement médiatique de la rébellion populaire en cours depuis 2019 ou encore désormais de la pandémie confirme ce que tout le monde sait au Chili : les médias apparaissent globalement comme peu pluralistes et globalement au service des dominants et des puissants. Certains journalistes essayent tant bien que mal de faire preuve d’une certaine éthique et distance critique, mais ils sont rares et ont peu d’espace.
En février 2020, la rencontre nationale du « collège des journalistes » (colegio de periodistas, syndicat indépendant des journalistes), affirmait textuellement que « les grands médias mentent, réalisent des montages, modèlent les consciences pour maintenir les privilèges d’une élite dominante [11] ». C’est vraiment ce qui se passe : on l’a bien vu au travers d’une presse soit sensationnaliste (presse écrite comme La Tercera ou La Cuarta, presse télévisée comme Megavisión), soit qui fait du « reportage », mais avec des articles qui tendent à mettre l’accent directement sur la violence des manifestants, et oppose l’attitude tout à fait « républicaine » et « courageuse » des forces de l’ordre, alors que la violence d’État est massive, disproportionnée : il y a des morts, des milliers de blessés, encore plus de 2000 prisonniers issus de la révolte populaire laissés sans jugement, etc. Ces médias tendent aussi à reproduire intégralement la voix officielle, la voix des porte-paroles du gouvernement ou des principaux partis du Parlement, qui ont tous abondé dans le même sens face à cette irruption populaire par le bas.
Tous les journalistes ne sont pas des « manipulateurs », bien évidemment : il existe d’ailleurs au Chili une grande tradition de journalistes d’investigation et de créateurs de film-documentaires critiques (sur la concentration financière, sur les crimes de la dictature, sur les cas de corruption, sur la justice, etc.) avec des journalistes comme Patricia Verdugo, Javier Rebolledo, Alejandra Matus, Ernesto Carmona, etc. Mais, ils sont globalement peu diffusés et ont souvent beaucoup de mal à trouver des financements. Il y a aussi une très forte précarité du travail pour les journalistes qui sont pigistes, freelance, comme d’ailleurs toute la société chilienne qui est très précarisée. Ils sont souvent polyfonctionnels, c’est-à-dire qu’ils doivent faire plusieurs choses à la fois, travailler dans plusieurs médias en même temps, et sont soumis à des journées très longues tout en pouvant être licenciés très rapidement. Cela pose le problème de protection du statut de journalistes et de leurs sources pour pouvoir exercer correctement son travail [12].
Le traitement médiatique de la révolte populaire qui continue depuis plusieurs mois est caractérisé non seulement par un sensationnalisme, une focalisation sur la violence, mais surtout sur la violence de celles et ceux d’en bas. On a vu des médias se concentrer sur une vitrine cassée ou une barricade en flamme alors que le même jour, il y avait des morts dans la rue et des personnes ayant subi des mutilations oculaires. Ou alors, c’est le point de vue des carabiniers, de la police, qui est mis en avant systématiquement, pas celui des manifestants, souvent caricaturés. Lorsque l’on donne la parole aux manifestants, c’est de manière tout à fait partielle et partiale, avec un usage des images qui participe et entretient la confusion.
Ce mouvement populaire est très fortement alimenté par les réseaux sociaux, par internet. Les dénonciations du « circo mediático » (cirque médiatique), de la « censure » de la part des « grands » médias, et en particulier des chaines d’informations, y sont légion. Cette dénonciation est aussi forte dans la rue et dans les manifestations (un peu comme on a pu le voir en France dans le mouvement des Gilets Jaunes). En même temps que le système politique, les partis et le président, les médias dominants traversent aussi une forte crise de légitimité et de crédibilité. Les gens se retrouvent donc plutôt à s’informer via les réseaux sociaux – avec tous les problèmes que cela suppose aussi. Le fait de pouvoir filmer en direct et de pouvoir diffuser en streaming sur internet, a commencé à se répandre au sein des acteurs en lutte ou de nombreux jeunes journalistes indépendants, avec une volonté de casser la vision unilatérale du mouvement, avec d’autres images et récits alternatifs montrant un autre mouvement, par « en bas », celui de la répression d’État, celui de la fête dans la rue, celui des revendications sociales contre le néolibéralisme et la caste politique…
Cette rébellion populaire a donc chahuté l’ensemble du système politique mais aussi le système médiatique. Et plusieurs médias ont été obligés de commencer à donner beaucoup plus la parole aux manifestants, aux mobilisés et à montrer aussi l’ampleur de la répression, tout en participant de la tentative de canaliser cette révolte en cours [13], et alors que plusieurs organismes internationaux des droits humains, y compris l’organisme des droits de l’homme de l’État chilien, dénonçaient l’ampleur de la répression. Le mot d’ordre, loin d’être nouveau, « n’écoute pas les médias sois ton propre média » est donc en partie une réalité dans les mobilisations au Chili pour essayer de contourner la domination médiatique.
Encore maintenant, avec l’actualité du coronavirus et de la gestion sanitaire calamiteuse du gouvernement, il y a un peu cette même préoccupation de contourner les médias oligarchiques par les réseaux sociaux, des réseaux de radios communautaires, ou des médias web critiques ou indépendants. Beaucoup de pages d’information apparues durant les mouvements sociaux de 2019 constituent désormais un véritable "espace de contre-information" via les réseaux sociaux. Mais ceci peut aussi poser parfois problème, car les réseaux particulièrement permettant aussi la diffusion d’une information qui n’est pas toujours contrôlée, vérifiée, et comparée, de « fake » ou encore d’une vision du monde complotiste.
Autre thème central à mon avis : le poids de ce qu’on appellerait en France les « éditocrates », c’est-à-dire comment quelques « opinologues », universitaires et journalistes néolibéraux, des éditorialistes, plastronnent avec morgue dans tous les médias (presse écrite, les télévisions, les radios), « font » et « travaillent » l’opinion. Ce sont d’ailleurs souvent des hommes blancs de plus de cinquante ans, à fort capital culturel et économique, qui dominent ce champ médiatique. Cela aussi a été très largement dénoncé, notamment grâce à la force du mouvement féministe, qui conteste cette domination blanche, masculine, patriarcale en même temps que cette domination oligarchique et médiatique. Peu à peu, a donc commencé à voir apparaître, y compris à la télé aux heures de grande écoute, des invités issus des mobilisations, des porte-paroles des syndicats, des mobilisés, du mouvement de la Coordination féministe du 8 mars, ainsi qu’en donnant la voix aux familles de personnes assassinées, aux proches des prisonniers politiques.
Rappelons qu’il y a plus de 2000 prisonniers politiques actuellement, et avec la pandémie (et vu l’état des prisons chiliennes) c’est vraiment catastrophique. Il y a donc quand même eu une « ouverture » et des brèches de conquises dans le champ médiatique sous la pression de la mobilisation et de la dénonciation issues de la rue, mais aussi grâce à certains journalistes qui font leur travail malgré tout et qui eux aussi, ont fait pression – parfois collectivement et syndicalement - en interne pour pouvoir traiter correctement la rébellion et la répression en cours. C’est le cas du collège des journalistes (colegio de periodistas.).
Une perspective de transformation ?
La question des médias (la transformation du champ médiatique chilien) est-elle assumée comme une revendication par les manifestants ? Des organisations politiques, associatives ou syndicales ont-elles déjà formulé des propositions de transformation du champ médiatique chilien ? Y a-t-il eu de telles initiatives dans l’histoire contemporaine chilienne, notamment à compter de la présidence de Salvador Allende ?
Sur la question des revendications, je pense que le Chili vit un moment fondamental, même si l’arrivée du coronavirus vient de suspendre tout cet immense cycle politique et social issu de la rébellion d’octobre. L’ensemble du système politique est sens dessus dessous : le mouvement a réussi à imposer que soit organisé un plébiscite (en octobre prochain désormais) et, potentiellement, une « convention constitutionnelle » (même si ce n’est absolument pas une véritable assemblée constituante comme le réclament les manifestants), alors que la Constitution de la « démocratie » chilienne – rappelons-le ! – est toujours celle de la dictature, avec quelques réformes et amendements. Même chose pour son modèle économique néolibéral [14].
La stratégie du pouvoir et des partis est d’essayer de contrôler le changement et canaliser les luttes par l’institutionnalisation. Il existe pourtant la revendication, imposée par en bas, d’une nouvelle constitution, « post-néolibérale » cette fois. Et cette question médiatique devrait être au centre, à mon avis, des futures discussions constituantes. Le collège des journalistes affirme très clairement l’exigence d’une constitution qui garantisse, « l’existence de moyens de communication sociale libres, indépendants et pluriels », c’est à dire qui interdise la concentration de la propriété et qui ouvre la voie à des médias indépendants. Cela pose la question, évidemment, du refus du financement et du contrôle des médias par de grands groupes capitalistes, pour reconnaître dans la Constitution la liberté d’information comme un droit fondamental, un droit à une information pluraliste et sérieuse dans son usage des sources, et donc à l’obtention de garanties et de protection pour les journalistes.
Mais cette discussion-là reste encore très minoritaire, y compris au sein de la gauche ou des personnes mobilisées, malgré les fortes critiques sur les réseaux sociaux, au sein des manifestants, visant à dénoncer les grands groupes médiatiques. Il n’y a pas une réflexion collective approfondie sur la manière de penser un écosystème médiatique libre, large, indépendant et pluriel. Il y a bien sûr des comparaisons qui sont faites avec par exemple les lois médiatiques qui ont été faites en Argentine [15]. C’était l’idée des « trois tiers » : un tiers au privé, un tiers à l’État (médias publics) et un tiers à un troisième secteur qui seraient des médias associatifs, alternatifs, communautaires et indépendants, mais cette discussion-là est encore peu avancée à mon avis. Elle est pourtant évidemment centrale, au côté d’autres problèmes sociaux, très nombreux : celui de revenir à un système de retraites par répartition, la fin de la privatisation de l’eau en abrogeant le code de l’eau issu de Pinochet, la remise en cause du code du travail issu de la dictature, etc.
Dans l’histoire chilienne, cette discussion a été en partie menée, notamment sous Allende, puisqu’il y a eu la volonté de la part de l’Unité Populaire de créer de grands médias indépendants, par exemple Clarín, Las últimas noticias, ou des médias directement liés aux organisations politiques de gauche. Mais ça a été une histoire chaotique, et pas vraiment réussie totalement dans ses formes et ses modalités, puisque la gauche n’a pas su ou pu transformer le secteur des médias et surtout briser l’hégémonie des médias conservateurs. Clarín, sous la conduite de Víctor Pey, deviendra un journal d’envergure nationale, « fermement aux côtés du peuple » comme l’annonçait sous-titre, très proche de l’Allendisme et il sera exproprié à ce titre par la dictature : durant plus de 40 ans, Pey (décédé en 2018) a lutté pour pouvoir « récupérer » le journal, faire reconnaître le préjudice subi, et le relancer : après une saga politico-juridique aux multiples rebondissements, il a été débouté en 2008. Aujourd’hui Clarín n’existe qu’en version web (sous la conduite de Paul Walder).
Enfin, je pense qu’il est indispensable de mettre en valeur la grande richesse des médias alternatifs actuels, sur Internet, ils sont très nombreux, bien qu’encore minoritaires, avec un effort fait pour diffuser d’autres thèmes de réflexion que ceux des « grands » médias. Des journaux déjà cités comme El Desconcierto ou El Mostrador [16] entretiennent quant à eux un journalisme d’enquête indépendant, et montrent qu’il subsiste des espaces possibles pour informer, et pour construire des médias viables économiquement, un peu comme le ferait Mediapart ou Le Monde Diplomatique en France. Si cette question de la démocratisation médiatique est encore embryonnaire, alors que le processus constituant s’annonce – même s’il est repoussé pour l’instant du fait de la pandémie – elle devrait être au centre de la réflexion collective pour penser un autre Chili post-néolibéral et démocratique.
Propos recueillis par Vincent Bollenot et Nils Solari.