Avec une fortune de plus de 4 milliards de dollars, Gustavo Cisneros aime se présenter comme l’homme le plus riche d’Amérique latine et comme le plus puissant baron des médias du continent, l’équivalent latino-américain de Murdoch ou de Berlusconi. Depuis 1961, l’Organización Cisneros est propriétaire de Venevisión, la principale chaîne commerciale de télévision du Venezuela - mieux connue à l’étranger pour sa féroce opposition à Chavez lors du coup d’Etat de 2002 [1] et pour qualifier sans relâche les supporters de ce dernier de « populace » et de « singes ». Depuis les années 1980, il a étendu son empire à travers l’Amérique latine avec Chilevisión au Chili, Caracol TV en Colombie et en acquérant une part majoritaire dans DirecTV Latin America dont le satellite transmet un menu à base de sports, de jeux télévisés, de telenovelas et de journaux télévisés « prédigérés » dans vingt pays d’Amérique latine. Gustavo Cisneros détient également une part lucrative de Univisión, la principale chaîne de télévision de langue espagnole aux Etats-Unis et un joint-venture avec Aol/TimeWarner d’accès à Internet en Amérique latine.
Comme de nombreux riches latino-américains, Cisneros est un vrai caméléon en matière de nationalité. Vénézuélien à l’origine - il est né à Caracas en 1945, d’un père chef d’entreprise cubain et d’une mère vénézuélienne -, il fit ses études et son apprentissage des médias aux Etats-Unis. Mais il est aussi citoyen espagnol, à la demande personnelle du roi Juan Carlos, américain à New York, cubain à Miami, et dominicain en République dominicaine où sa base principale - la Casa Bonita, près de la plage La Ramona - est située dans un ghetto de retraités milliardaires eux aussi d’origine cubaine, qui ont fait fortune dans le sucre, le rhum ou l’immobilier. Le style de vie cosmopolite de Cisneros lui permet d’élargir les horizons limités qui sont ceux d’un pays d’Amérique latine qui joue traditionnellement dans une équipe de seconde division. Un Vénézuélien, selon une vieille et irrévérencieuse plaisanterie latino-américaine, est un Panaméen qui pense qu’il est un Argentin. Comme de nombreux riches hispano-américains, Cisneros a toujours trouvé son propre pays trop étroit pour lui permettre d’exploiter tous ses talents et trop instable pour y laisser toute la fortune qu’il a accumulée. Homme de l’ombre fournissant au capitalisme américain une puissance locale à l’extérieur des Etats-Unis, il est une illustration saisissante du pourquoi il n’y a aucune bourgeoisie nationale au Venezuela. Cisneros est pieds et poings lié à l’Empire et en a été élégamment récompensé.
Habile en matière d’autopromotion, Cisneros peut aujourd’hui se vanter d’une brillante biographie, de Pablo Bachelet, avec une préface élogieuse signée par le romancier libéral mexicain Carlos Fuentes. Les motifs pour lesquels Bachelet - moitié Chilien, journaliste financier à Washington, ex-Dow Jones, aujourd’hui Reuters - a accepté d’écrire cette biographie sont faciles à comprendre. En effet, Bachelet a eu un accès privilégié à la famille Cisneros, et la plus grande partie de son récit - qui se lit très facilement - est tiré mot pour mot des idées de Gustavo lui-même, qui a sans doute également fourni toutes les photos montrant le « chef d’entreprise mondial » tout sourire avec le Pape, le Dalai Lama, Kissinger, Deng Xiaoping, Walesa, Mandela, Thatcher, Netanyahu, Agnelli et bien sûr les présidents Carter, Reagan, Bush, Clinton et Bush. Pourquoi Fuentes, autrefois pilier de la littérature progressiste latino-américaine et défenseur de la première heure de la révolution cubaine, a-t-il choisi d’accrocher son wagon à un personnage tel que Cisneros, quand d’autres renégats littéraires des sphères anglo-saxonnes ou européennes hésiteraient à faire de même pour Murdoch ou Berlusconi ? Cela ne peut se comprendre que dans le contexte latino-américain.
Gustavo est le quatrième fils de Diego Cisneros, qui était déjà un important chef d’entreprise à Caracas. A la mort de son père cubain, le jeune Diego partit avec sa mère vénézuélienne à Trinidad où il fit sa scolarité en bon écolier d’un dominion britannique. Devenu jeune homme, il s’installa à Caracas et peu après, grâce à son anglais courant et à son charme considérable, il devint vendeur pour des firmes états-uniennes d’automobiles, vendant des Chrysler et des Studebakers sur un marché vénézuélien en plein essor dans les années 1930. Il gérait en même temps un réseau de bus - des camions reconvertis - qui desservait Catia, une banlieue de travailleurs de Caracas perchée au sommet d’une colline. La fortune de Cisneros décolla au début de la Seconde guerre mondiale quand la famille acquit les droits de mise en bouteille et de distribution de Pepsi Cola. Selon la légende locale (bien que Bachelet ne mentionne pas cet épisode), des hommes au service de Diego ont poussé les camions Coca-Cola du haut d’une falaise, privant ainsi son rival de ses si facilement reconnaissables bouteilles en forme de jupe, introuvables jusqu’à ce que la paix soit déclarée. Pepsi est rapidement devenu numéro un - en Amérique latine uniquement - et il l’est resté au Venezuela pendant des années. Comme Bachelet le rapporte sur un ton approbateur, Cisneros père mit bientôt sous son contrôle tout produit intervenant dans la production du Pepsi : verre, bouteilles, bouchons, sucre, phénol, caisses et emballage. Un peu plus tard, l’entreprise commença à opérer dans d’autres pays d’Amérique latine, d’abord en Colombie, puis au Brésil. Dans les années 1950, Diego se tourna vers la radio et l’embryonnaire industrie télévisuelle. En 1961, il fonda une nouvelle chaîne, Venevisión, à laquelle Gustavo allait consacrer une attention toute particulière.
La compagnie Cisneros des années 50 et 60 était dans une position centrale pour ouvrir la voie au capital nord-américain. Ainsi, elle devint membre d’une nouvelle élite au Venezuela qui fleurit à travers la distribution libérale par l’Etat (plus exactement par les partis politiques) des revenus pétroliers croissants. La richesse et le pouvoir de l’oligarchie terrienne s’étaient affaiblis depuis les premières années du 20e siècle, quand l’agriculture avait commencé à décliner de façon importante. Avec une urbanisation et un secteur public en expansion, les profits du secteur privé étaient liés dans l’après-guerre aux croissantes importations de biens - surtout des Etats-Unis. Le projet de la famille Cisneros, comme ceux d’autres familles blanches de chefs d’entreprise installées dans beaucoup d’autres pays d’Amérique latine, était d’apporter aux classes moyennes florissantes d’Amérique latine les conforts particuliers de la civilisation nord-américaine - son alimentation, sa culture, ses loisirs, ses produits de beauté.
Diego Cisneros était un bon ami de Rómulo Betancourt, le leader fondateur de Acción Democrática, qui l’avait aidé lors du lancement de Venevisión. La famille resterait toujours très proche des leaders ultérieurs d’Acción Democrática tout comme de ceux de COPEI, l’autre principal parti bourgeois, dans les rotations à la Tweedledum et Tweedledee [2] qui ont constitué la démocratie vénézuélienne pendant quarante ans après 1958. La famille était particulièrement proche du notoirement corrompu Carlos Andrés Pérez, président à deux reprises durant les années fastes au milieu des années 1970 et au tournant de la crise des années 1990, quand il fut chassé pour détournement de fonds. Pedro Tinoco, puissant banquier d’Acción Democrática, fut un autre allié vital de la famille. Il joua le rôle de consigliere pour la famille Cisneros dans ses transactions avec des entreprises nord-américaines. Tinoco fut ministre des Finances du Venezuela de 1969 à 1972 et président de la Banque centrale sous Pérez de 1989 à 1992. Il est mort juste avant l’effondrement de la banque Banco Latino, dont il avait été le président, qui a provoqué la crise financière vénézuélienne de 1994.
En 1970, Gustavo, alors âgé de 25 ans, reprit l’affaire familiale, quand son père devint handicapé suite à une attaque cérébrale. Il avait obtenu un diplôme au Babson College en 1968 et puis avait travaillé deux ans chez ABC Television à Detroit, Chicago, Los Angeles et New York. En 1970, il se maria « en toute simplicité » à la Cathédrale Saint Patrick de Manhattan. Un mariage dynastique réussi avec Patty Phelps, dont le père américain, comme Diego Cisneros, s’était lui-même établi à Caracas comme vendeur pour Ford Motors, les machines à coudre Singer et les machines à écrire Underwood. Les Phelps étaient aussi les propriétaires fondateurs de Radio Caracas, dont la branche télévisuelle, RCTV, était le principal concurrent de Venevisión.
Pendant les années 1970, le Venezuela riche en pétrole fut inondé de pétrodollars. Ses relations politiques n’étaient pas suffisantes en 1975 pour assurer à Cisneros sa participation dans un ambitieux plan d’acquisition d’usines pétrochimiques. Bachelet rapporte que malheureusement « avoir convaincu le Président n’était pas suffisant » : en dépit du soutien de Carlos Andrés Pérez, le projet Pentacom de Cisneros était bloqué du fait d’une forte opposition de députés - dont les noms ne sont pas mentionnés dans le texte plutôt opaque de Bachelet - qui estimaient que cela revenait à remettre une industrie stratégique du Venezuela aux mains d’entreprises transnationales. Mais, coup du destin, en 1976, l’empire des supermarchés de la famille Rockefeller en Amérique latine fut démembré sous la réglementation du Pacte andin. Assistée par Tinoco, la famille Cisneros s’empara alors d’un coup de la branche vénézuélienne, acquerrant 48 supermarchés et une douzaine de distributeurs de boissons gazeuses. Les Cisneros étaient maintenant en mesure d’intégrer leurs différents intérêts, se servant des uns pour faire valoir les autres. Venevisión, devenue à l’époque la principale chaîne de télévision du pays, faisait de la publicité pour les produits des supermarchés Cada. Les stars des tout nouvelles séries à l’eau de rose inventées par Venevisión buvaient le champagne franchisé par les Cisneros et se lavaient les cheveux avec le shampooing Cisneros. Très vite les distributeurs de soda acquis de Rockefeller avait pris le nom de Burger King ; les Cisneros acquirent également les franchises Taco Bell et Pizza Hut dont ils firent la promotion sur leur télévision, suivies peu de temps après par la chaîne [de distribution] locale Sears, ainsi que les grands magasins Roebuck, rebaptisés plus tard Maxys.
Toujours très modernes et américains, les Cisneros furent des promoteurs de la première heure de l’érotisme en s’emparant de l’organisation de Miss Venezuela : une entreprise qui encadrait des jeunes femmes aspirant à participer à des concours de beauté au niveau national et international. Ces femmes très légèrement vêtues, toutes sinistrement blanches dans un pays d’indiens et de noirs, non seulement apparaissaient régulièrement dans les grands magasins Maxys et sur Venevisión, mais étaient aussi un moyen de faire de la publicité pour les produits Cisneros des supermarchés Cisneros. Comme Carlos, le neveu de Cisneros, s’en vantera plus tard lorsqu’ils achetèrent les droits de Playboy TV pour l’Amérique latine : « Nous avons compris que [Playboy] était le seul et vrai trésor que l’Amérique latine n’avait pas importé des Etats-Unis parce que tout le monde pensait que c’était un continent très catholique. »
Les revenus pétroliers massifs des années 1970 avaient servi à étayer un vaste réseau de patronage pour les dirigeants du Venezuela, ainsi qu’une multitude de projets de rénovation des infrastructures. Quand les prix du pétrole commencèrent à chuter, les gouvernements Pérez puis Herrera cherchèrent à soutenir la diarchie AD-COPEI en recourant à toujours plus d’emprunts. Suite à la hausse des taux d’intérêt nord-américains en 1979, la dette extérieure du pays entra dans une spirale infernale, atteignant 31 milliards de dollars en 1982 - soit presque le double du chiffre de 1978. L’économie se contracta brusquement, l’inflation augmenta et la fuite des capitaux s’accéléra, faisant pression sur un bolivar [monnaie vénézuélienne, ndlr] surévalué qui ne pouvait pas résister. Il en résulta la mise en place du contrôle des changes et la dévaluation en 1983, que Bachelet évoque uniquement en terme d’impacts - « un souffle dévastateur » - pour les élites dont l’avidité avait contribué à provoquer la crise. Selon Julia Buxton dans son essai « Economic Policy and the Rise of Chávez » [3], les nouveaux contrôles mis en place ont révélé au grand jour que quelques 11 milliards de dollars de réserves de devises avaient été détournés par des ‘clients’ privilégiés des partis politiques au pouvoir, afin de leur permettre de financer leurs dollars bon marchés. Pendant les six années d’application du contrôle de change, les salaires réels chutèrent de 20%, les dépenses publiques dégringolèrent, le taux de chômage passa à un pourcentage à deux chiffres et l’inflation atteignit 40%. En 1978, seulement 10% des Vénézuéliens vivaient dans la pauvreté ; en 1988, le taux était passé à 39%.
Cisneros et son clan ont bien sûr eu recours à la fuite des capitaux. Citant sans détour la devise de Cisneros - « Les meilleures et les plus grandes opportunités émergent des crises » -, Bachelet explique en détail les investissements de Cisneros à l’étranger. En 1984, il acheta Spalding, la chaîne géante d’articles de sport états-unienne et les Galerías Preciados à Madrid, un autre magasin phare. Le résultat fut désastreux : le promoteur immobilier britannique que Cisneros avait espéré voir prendre des parts dans l’affaire a coulé dans le crash de Wall Street en 1987, et, au lieu d’argent liquide, Cisneros se retrouva avec un terrain prestigieux sur les bras, situé prés de la cathédrale Saint-Paul à Londres, sur lequel le Prince de Galles avait déjà des vues. Cisneros, obséquieusement désireux de plaire au Prince mais plus intéressé encore par l’argent que le projet pourrait produire, présenta à Charles, dans la résidence ultra-moderniste de l’ambassadeur britannique à Caracas, les plans du site élaborés par Arup. Le Prince rejeta le projet d’Arup, exigeant des bâtiments moins hauts et moins de magasins, et Cisneros fut obligé d’abandonner le projet.
En 1988, les salaires réels avaient chuté de 40% et le coût du service de la dette avait augmenté, atteignant jusqu’à 5 milliards de dollars par an. En décembre de cette année-là, Carlos Andrés Pérez fut réélu président après une campagne conçue pour conjurer les années fastes de dépenses extravagantes de son mandat des années 1970. Une fois élu, il changea cependant son fusil d’épaule, s’engageant personnellement à respecter un Programme d’Ajustement Structurel (PAS) dicté par le Fonds Monétaire International (FMI) et à mettre en place une multitude de mesures néo-libérales, réduisant les subventions des services publics et annulant les contrôles des prix. En un an, l’économie se contracta de 8%. La pauvreté grimpa de 44% en 1988 à 67% en 1989 et l’extrême pauvreté de 14 à 30% sur la même période. Lorsque les prix des tickets de bus montèrent en flèche en raison de l’augmentation du prix du pétrole en février 1989, Caracas explosa en une débandade de pillages et d’émeutes. Quatre des supermarchés Cisneros furent mis à sac. Le soulèvement, connu sous le nom de Caracazo, fut finalement écrasé par l’armée, avec plus d’un millier de personnes tuées. [4]
En défendant « l’ensemble des mesures douces » de Pérez, Bachelet admet que « le Venezuela n’avait pas été préparé pendant la campagne électorale à affronter la vérité ». Mais le souci principal de Bachelet reste la fortune de son héros. Le Caracazo fut un tournant pour Cisneros. En effet, il lui fit réaliser que sa fortune n’était plus en lieu sûr à Caracas. Son simple rôle rémunérateur de serviteur du capitalisme états-unien était alors sérieusement menacé. L’Etat vénézuélien lui-même était en train de s’effondrer, ses fondations pourrissaient de l’intérieur. Cisneros décida de transférer l’ensemble de la fortune de sa famille hors du pays. Alors que la thérapie de choc se poursuivait, l’économie se contractait toujours plus et la pauvreté continuait de progresser. En février 1992, Chávez, alors colonel, tenta un coup d’Etat qui échoua. Celui-ci avait pour but de mettre fin au fléau libéral que Pérez avait lancé. Cisneros mit Venevisión à la disposition de Pérez et le passage à l’antenne du président le jour du coup d’Etat sauva sa vie politique. Mais l’impopularité de Pérez était telle que la chaîne de télévision en fut affectée. L’audimat chuta de façon dramatique, provoquant une baisse considérable des revenus de la publicité. La chaîne ne reprit une position de force que lorsqu’elle retransmit la coupe du monde de football en 1994, qui se passait alors aux Etats Unis.
Au printemps 1993, le gouvernement Pérez s’effondra suite à des accusations à son égard de détournements de fonds gouvernementaux pour quelque 250 millions de bolivars (2,8 millions de dollars) - un épisode que Bachelet ne relate que de façon très discrète, insistant plutôt sur les débuts de l’instabilité de la démocratie au Venezuela. En décembre eurent lieu de nouvelles élections. Acción Democrática fut vaincue ; Cisneros avait alors perdu son allié du palais de Miraflores [le palais présidentiel, ndlr]. Ensuite, en janvier 1994, la principale banque du pays, Banco Latino, fut mise sous administration judiciaire, faisant peser une menace sur les économies des classes moyennes. La famille Cisneros fut lourdement impliquée dans la débâcle : leur ami Tinoco avait été président de la banque et avait invité le frère de Gustavo, Ricardo, à son conseil d’administration. La rafale d’accusations contre son frère obligea Cisneros à faire une apparition publique sur Venevisión dénonçant les accusations faites à l’encontre de sa famille et la douleur que celles-ci lui avaient causée. Bien que Bachelet passe rapidement sur le scandale, préférant laisser la place aux sentiments fraternels plutôt qu’aux faits, la réputation des Cisneros en fut lourdement affectée. L’effet sur l’économie du pays fut pire encore. Le gouvernement de Rafael Caldera [1994-1998, ndlr] consacra en 1994 12% du Produit Intérieur Brut (PIB) à la stabilisation du système financier du pays. La fuite des capitaux et la dévaluation de la monnaie avaient provoqué des taux d’inflation de plus de 70% et des coupes encore plus drastiques dans les dépenses publiques.
Cisneros fit alors sortir tous ses fonds du Venezuela plus rapidement encore. Il brada ses parts de Pepsi à son concurrent, Coca-Cola - provoquant la consternation des sentimentalistes du libre-échange, et prouvant une fois de plus que l’honneur n’existe pas chez les voleurs - ainsi que Maxys et les supermarchés Cada qui furent bradés à une chaîne colombienne. Il se débarrassa même de Spalding. Il réinvestit les recettes de ses ventes dans les supermarchés Pueblo Extra, basés aux Etats-Unis, dans des magasins situés dans des régions plus sûres comme la Floride et Puerto Rico. Il commença à transférer ses fonds des anciens moyens de consommation de masse - les supermarchés, les chaînes de fast-food, les glaces, le shampooing - vers les sources de revenus de la nouvelle ère : la télévision, les télécommunications, l’Internet, la musique pop et bien sûr, tout ce qui va avec, les boissons non alcoolisées et la bière.
Venevisión fut exemptée de cette braderie. En effet, la chaîne avait prouvé sa valeur grâce aux succès internationaux de ses telenovelas, qui furent exportées dans le monde entier dans les années 1990. Leur formule accrocheuse s’est avérée irrésistible : un scénario à suspense, une trame dramatique et émotionnelle à faire pleurer et un brin d’érotisme. En se basant sur ce triomphe, Cisneros nourrissait de grands espoirs d’investir sur le marché télévisuel américain, avec ses millions de téléspectateurs latinos. Son ami Emilio Azcárraga, propriétaire de Televisa au Mexique, avait déjà essayé dans les années 1980. Il avait créé une entreprise connue sous le nom d’Univisión, mais avait été obligé de la vendre en 1986 à la suite d’un conflit avec la Commission fédérale des communications états-unienne sur le pourcentage de capitaux étrangers. Azcárraga, de 15 ans l’aîné de Cisneros, lui ressemblait : un fils de magnat local qui consolida et développa les affaires familiales autour d’un projet pan-latino-américain. Bachelet évoque les fréquents voyages en yacht de Azcárraga pour rendre visite à Cisneros en République dominicaine. Cisneros proposa alors gentiment un joint venture entre lui, Azcárraga et un partenaire états-unien pour apaiser la Commission fédérale des communications. En 1992, l’accord fut scellé et Univisión commença à émettre pour les latinos des Etats-Unis - des telenovelas, des talk shows insipides, et des « journaux télévisés » -faits au Venezuela et au Mexique. Cela pourrait être vu comme de l’impérialisme culturel à l’envers, mais en pratique la programmation était déjà très américanisée et n’était qu’une régurgitation pour un public de latinos vivant aux Etats-Unis de programmes qui leur étaient déjà très familiers. Ironiquement, Venevisión fut alors obligée d’introduire une dimension multiethnique dans ses programmes - une chose tout à fait inédite dans l’atmosphère blanche et raciste de Caracas mais une condition sine qua non dans la culture de l’époque aux Etats-Unis.
En 1996, le gouvernement boiteux de Caldera fut forcé de se tourner vers le FMI. Le brutal « Agenda Venezuela » leva les contrôles des prix, entre autres, et l’inflation augmenta jusqu’à atteindre un taux de 100%. A la fin de l’année 1996, la pauvreté touchait 86% de la population et l’extrême pauvreté 65%. Ce fut une période florissante pour Cisneros. Il reprit les parts d’Azcárraga dans Univisión et, ayant les Etats-Unis à son actif, il commença à acheter des chaînes de télévision en Amérique latine, notamment Chilevisión au Chili et Caracol TV en Colombie. En 1995, il mit sur pied DirectTV en joint venture avec Hughes Communications, un rejeton de la General Motors.
Bien qu’il soit entré sur le marché en même temps que Sky de Rupert Murdoch, qui avait déjà conclu un accord avec Televisa [Mexique, ndlr] et Globo de Roberto Marinho au Brésil, en cinq ans DirecTV comptait plus d’un million d’abonnés. C’est à ce moment-là que Cisneros s’intéressa à l’Internet, lançant sa joint venture pour étendre la couverture d’AOL en Amérique latine.
Au moment des élections vénézuéliennes de 1998, l’establishment politique avait été complètement discrédité. Emprisonné pendant deux ans après son coup d’Etat manqué (1992), Chávez avait acquis un soutien populaire considérable en raison de son rejet de l’orthodoxie néolibérale et de sa vraie défense des pauvres - qui représentaient alors la majorité de la population. Il fut propulsé au pouvoir en décembre 1998 avec 56% des votes. Cisneros faisait partie de ceux qui, chez les oligarques financiers du pays, espéraient encore que l’officier novice au pouvoir se plierait à leur volonté. La nuit des élections, les membres de cette oligarchie se sont réunis en toute amitié dans les studios de Venevisión. Bachelet rapporte les conversations qui ont suivi avec le nouveau président, au cours desquelles Cisneros fait part de sa préoccupation pour la solidarité sociale. Lors d’une réunion que Bachelet n’évoque pas, Cisneros suggéra que l’un de ses hommes prenne en charge la Commission Nationale des Télécommunications (CONATEL), un organe public régulateur qui pouvait en faire beaucoup pour servir les plans de l’Organización Cisneros. Chávez refusa l’offre. Il avait en tête un programme de remise sur pied du pays sans l’assistance des dirigeants traditionnels, politiques ou financiers. En novembre 2001, il introduisit une multitude de lois sur la réforme agraire, les hydrocarbures et la sécurité sociale. Cisneros rejoignit bientôt la croissante et bruyante élite d’opposition, qui se plaignait du fait qu’un populiste autoritaire s’était emparé du pays et qui insistait sur la situation économique difficile qui perdurait - une situation déjà existante bien avant l’élection de Chávez, créée par toute une série de gouvernements que ce groupe d’opposition avait toujours soutenus.
Cisneros fut un pilier du secteur qui planifia le renversement de Chávez en 2002. La nuit du 11 avril, après que Chavez ait été enlevé à main armée du palais de Miraflores, les principaux conspirateurs se réunirent dans la suite de Cisneros à Venevisión (pour Bachelet, qui cherche à distancer Cisneros du coup d’Etat appuyé par les Etats-Unis, ce n’était qu’un lieu où « des leaders politiques, des hommes d’affaire, des dirigeants syndicaux et des intellectuels s’étaient réunis en temps de crise »). Tôt le lendemain matin, Pedro Carmona, chef de la confédération patronale, annonça à la télévision depuis Fuerte Tiuna, la principale base militaire de la capitale, qu’il était le nouveau président - une grande surprise pour Cisneros, selon Bachelet, qui trouva également inutile de mentionner que le jour suivant, le 13 avril, Cisneros se rendit au palais de Miraflores, qui était déjà entouré par une foule en colère qui réclamait le retour de Chavez. Carmona venait d’annoncer la fermeture du Congrès et de la Cour suprême, ainsi que la suppression de la Constitution. Cisneros, arrivant avec des représentants des médias locaux, suggéra que la stratégie du nouveau gouvernement en matière de communications soit laissée entre ses mains. Carmona accepta, témoignant ainsi sa reconnaissance. Quelques minutes après le départ de la délégation Cisneros du palais présidentiel, les soldats de la Garde présidentielle le reprirent, arrêtèrent certains des leaders du coup d’Etat tandis que Carmona s’échappait.
Un élément, une fois de plus, non reporté par Bachelet, Cisneros donna l’ordre à ses chaînes de ne donner aucune nouvelle de ce contre-coup d ‘Etat, ou de ne montrer aucune image des dizaines de milliers de gens qui descendaient des bidonvilles pour s’assurer du retour de « leur » président - décrit par Bachelet comme « quelques contre-manifestants en faveur du chef de l’Etat déchu de ses fonctions ». Durant tout le reste de la journée, les écrans de Cisneros ne transmirent que de vieux films et des dessins animés. Seul CNN retransmettait les événements de la capitale. Le retour de Chavez au pouvoir le 14 avril ne dissuada pas Cisneros et les autres membres de l’opposition de tenter un autre coup d’Etat, en organisant cette fois un arrêt des activités de l’industrie pétrolière du pays en décembre 2002. Chavez survécut aussi bien à la suspension de l’activité pétrolière [5]- qui coûta au pays environ 6 milliards de dollars - qu’au référendum révocatoire qui suivit en août 2004 [6].
« Le jour viendra », déclara Chavez en mai 2004, au début de la campagne du référendum, « où nous aurons une équipe de juges qui n’aura pas peur et qui agira en accord avec la Constitution et mettra en prison ces chefs de la mafia comme Gustavo Cisneros ». C’est, bien sûr, l’existence d’un gouvernement Chavez radical, présentant une alternative au projet de libre-échange auquel Fuentes et beaucoup de la vieille gauche latino-américaine ont maintenant souscrit, qui explique l’ode rococo du romancier libéral offerte au milliardaire de droite. Vu à travers les binoculaires flagorneuses de Fuentes, Cisneros est un citoyen modèle, un visionnaire et un chef d’entreprise « mondial ». Le colporteur de feuilletons à l’eau de rose, de blondes et de shampooings est porté aux nues pour avoir créé une culture des affaires en Amérique latine « comparable en terme d’étendue et de durée » aux traditions littéraires et esthétiques du continent. Ses minables affaires immobilières de Madrid ont « aboli l’océan ». Il a été « un défenseur de la langue espagnole au cœur de l’Amérique anglo-saxonne ». Dans ses relations d’affaires aux Etats-Unis, Cisneros a été « un adelantado » - le courageux aventurier espagnol de l’ère coloniale - « qui a créé des relations de profit mutuel ». Mais surtout, quand il a été « obligé de jouer un rôle politique dans son Venezuela d’origine », Cisneros a su établir un « centre démocratique » contre le Président élu, ici (sans doute) comparé à Hitler, Mussolini ou/et Perón. Aucune mention n’est faite à la forme qu’a prise cette intervention hautement inspirée - le coup d’Etat de 2002 qui cherchait à mettre un terme à la démocratie au Venezuela, avec Venevisión qui jouait un rôle majeur dans le déroulement des événements, sur et hors de l’écran, et Cisneros lui-même qui était un des principaux meneurs du jeu.
Rétrospectivement, l’enthousiasme de Fuentes pour Cisneros n’est dans l’ensemble pas si surprenant. En tant que fils de diplomate mexicain, Fuentes appartient au même monde trans-culturel que le chef d’entreprise vénézuélien. Il peut lui aussi être américain à New York quand l’occasion l’exige, ou européen à Paris ou à Madrid. Sa vision amère des traditions révolutionnaires de l’Amérique latine s’est accrue et prononcée de plus en plus au fil des ans et explique clairement son attitude envers Chavez, condamné avant même le début de la révolution bolivarienne. Un tel venin, accompagné souvent d’un racisme non dissimulé ou de l’appartenance à une caste élitiste, est assez commun non seulement au sein de l’élite dorée américanophile d’Amérique latine, mais aussi au sein de sa gauche intellectuelle.
De façon ironique, depuis l’échec du référendum révocatoire de 2004 pour déloger le président, l’adelantado de Fuentes semble avoir adopté un point de vue plus cynique et réaliste. La menace de Chavez a toujours reposé largement dans sa capacité à proposer une alternative idéologique au Consensus de Washington, soutenue par une réelle, même si inégale, extension des dispositions sociales. Ses mesures de redistribution ont à peine affecté les fortunes que Cisneros et les siens ont volées aux Vénézuéliens ordinaires, durant des décennies de corruption de l’Etat et de banques de mèche avec eux. Fin 2004, Cisneros organisa une réunion avec Chavez grâce à la médiation de Jimmy Carter. Si Chavez se débrouillait pour introduire Cisneros auprès du gouvernement de Lula au Brésil, Venevisión diminuerait sa propagande contre le gouvernement. Cisneros a depuis intensifié ses oeuvres de semi-charité au Venezuela, beaucoup d’entre elles supervisées par sa femme - « une alliée magnifique », selon les mots de Fuentes - dont les collections d’art européen du 20e siècle et de l’expressionnisme abstrait d’Amérique latine ont procuré à l’Organización Cisneros un vernis culturel substantiel. Toujours en alerte pour ce qui est des modes, Patty Phelps de Cisneros en est venue à s’intéresser aux populations tribales de l’Orénoque, invitant notamment des célébrités dans son camp de vacances sur le fleuve du même nom et accumulant une immense collection d’art et d’artéfacts indigènes. L’intérêt de Patty Phelps pour cette région va de pair avec celui que son mari, qui détient une mine d’or dans l’Etat voisin de Guyana, a développé avec la Gold Fields Ltd., une compagnie sud-africaine.
Mais si Cisneros a fait du chemin selon son panégyriste, il a accordé en retour à Fuentes une faveur, sans comparaison aucune avec les honoraires mêmes les plus élevés auxquels l’écrivain qui a signé la préface peut prétendre : un personnage de la vie réelle dont la biographie est calquée sur sa propre fiction. Aucun romancier ne pouvait espérer plus grande flatterie. Le personnage principal d’un des premiers romans et parmi les plus célèbres de Fuentes, La mort d’Artemio Cruz, publié en 1962, est un portrait de Cisneros avant la lettre : un homme qui saisit sa chance quand il peut, devenant un homme d’affaires corrompu et fortuné, maniant le pouvoir à travers ses usines, ses journaux, ses contacts et sa fortune, acquise à travers :
« des prêts à court terme et à taux d’intérêt élevés octroyés à des paysans de Puebla [Mexique, ndlr] ; des hectares à diviser [7] dans la ville de México, acquis grâce aux interventions amicales des présidents successifs ; le journal quotidien ; l’achat d’actions d’entreprises d’exploitation minière ; (...)
Quand une carte représentant l’étendue et les interconnexions de vos activités recouvre un mur entier de votre bureau : le journal de la ville de Mexico, l’immobilier ici et à Puebla, à Guadalajara, à Monterrey, à Culiacán, Hermosillo, Guaymas, et Acapulco. Les dômes de soufre à Jáltipan, les mines de l’Hidalgo, les concessions de bois dans le Tarahumara. La chaîne d’hôtels, la fonderie de tuyaux, le business de la pêche. Les opérations financières, les grandes holdings, l’administration de l’entreprise formée pour prêter de l’argent pour les voies ferrées, la représentation juridique d’entreprises d’Amérique du Nord, la dictature des maisons bancaires, les actions étrangères - colorants, acier, détergents ; et un tout petit détail qui ne sera pas sur le mur : les 15 millions de dollars en dépôt dans des banques à Zurich, à Londres et à New York. »
Quand Cisneros lui aussi sera sur son lit de mort à la fin de sa vie, peut-être conjurera-t-il les derniers moments de son alter ego :
« Oui, tu soupireras.... vingt bonnes années, des années de progrès, de paix, de progrès au dessus des classes ... Vingt années de leaders syndicaux soumis, de grèves cassées, de protection de l’industrie. Et alors, tu poseras tes mains sur ton estomac, sur ta chevelure gris noisette, sur ton visage gras, et tu verras ton reflet dans le dessus en verre de ton bureau ... Quand soudainement tes oreilles n’entendront plus aucun bruit, tout se sera arrêté, les bruits moqueurs, des hommes suant d’effort danseront autour de toi et leurs corps te feront suffoquer et toi, toi tu perdras conscience..... et tu ne sauras pas quels événements de ta vie seront relatés dans ta biographie, quels événements de ta vie seront supprimés ou cachés ; non, tu ne le sauras pas....
Mais tu te rappelleras d’autres choses, d’autres jours....des jours où le destin te suivra à la trace comme un fin limier, te trouvera et te fera peur. »
Richard Gott
Article publié dans n°39, mai-juin 2006 de la New Left Review et traduit par Raphaelle Barret, Frédéric Lévêque & Isabelle Dos Reis, pour le RISAL (Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine)