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« Féminins » en campagne (1). « Oui », dit Elle. Une propagande totalitElle

par Denis Perais,

Magazine féminin « haut de gamme », Elle ne s’adresse guère à des publics populaires. Magazine préféré des femmes de la « France d’en haut » (et du milieu), ses prétentions démocratiques sont aussi limitées que ses ambitions sociales. Elle a réussi, en effet, cette performance qu’aucun média ouvertement partisan n’était parvenu à accomplir : ne publier que des éditoriaux et des articles favorables au « Oui ». Et rien d’autre.

Ce bombardement médiatique de missiles Lagardère, marchand de canons et propriétaire du magazine, a commencé dès le 28 mars 2005 avec l’inoubliable éditorial « pédagogique » de Michèle Fitoussi, s’adressant du haut de sa chaire, à un peuple d’enfants. Lire :Le magazine Elle et la « pédagogie » de pointe

Dans les magazines suivants « thèse » et « antithèse » s’affrontent dans un débat furieux.
I. Thèse : Le « Oui » est à la mode. II. Antithèse : la mode est au « Oui »

I. Le « oui » est à la mode

 L’édito d’une « folle de fringues ». L’activité « pédagogique » du magazine se poursuit le 25 avril 2005, dans un éditorial - « Lette à une amie indécise » tout aussi édifiant de mépris de Marie-Françoise Colombani, épinglé avec humour par Pierre Marcelle dans sa « Quotidienne » intitulée « Elle », folle de son oui » (parue dans Libération du 9 mai 2005). Extrait :

« [...] La démocratie laissera des plumes dans ce concert si univoque que, à défaut du CSA, même un Debré s’en est ému. Sous les cuivres et les percussions, la partition des flûtes et des pipeaux n’y est pas mal non plus. On la découvrit l’autre semaine dans le sexiste Elle du groupe Lagardère, sous forme d’éditorial intitulé Lettre à une amie indécise, dérisoire contribution au barouf positiviste ambiant, si mièvre et démagogique qu’elle se révéla édifiante. Sous un tutoiement de bon aloi, soeur Marie-Françoise Colombani y pronostique que, grâce au droit de pétition, « l’égalité entre les hommes et les femmes sera gravée dans le marbre ». En imaginant « le jour où toutes les infirmières européennes descendront dans la rue », elle ajoute, à l’intention des pauvres filles pas encore convaincues : « Si, avec ça, on ne se fait pas entendre, alors, effectivement, continue à défiler entre République et Bastille ! » Il y a, dans cette notation, un mépris écrasant qui transpire bien d’où parle le oui. Il parle de sa classe, comme Marie-Françoise concluant, mutine, enjouée et très femme-femme : « Enfin, toi qui es folle de fringues, tu es bien placée pour savoir que la mode a toujours une longueur d’avance sur la société. Et quelle est la couleur de l’été ? Le bleu ! Comme le drapeau de l’Europe. » Sûr que l’argument bouleversera toutes les infirmières du continent... Pour moi qui n’aime pas le bleu, il y a peu de chances : je n’entends rien à la mode. »

Qui est cette « folle de fringues » ? Une hésitante : « 40 % des femmes seraient comme toi, indécises sur leur intention de vote pour le référendum  ». Une « indécise », donc, et, sans doute une écervelée que Marie-Françoise Colombani renonce à « convaincre », du moins « avec de puissants arguments techniques », puisqu’ elle a « essayé vingt fois d’avaler les fameux 488 articles (2) de cette Constitution, mais, au dixième, dans l’ordre ou le désordre, j’avais déjà oublié le premier !  ». Il ne reste alors que des puissants arguments esthétiques et pathétiques comme ceux-ci :
- « Ce qui m’a touchée, c’est cette devise : « Unie dans le diversité »
- « Je ne peux pas imaginer de voter comme Le Pen ».

 L’ édito d’une « amoureuse de la mode » - Autre professionnelle de la condescendance, Michèle Fitoussi revient à l’assaut dans un nouvel éditorial du 2 mai intitulé « Casse-tête chinois ». Résumé : les vêtement fabriquée en Chine ne sont pas chers, mais ils menacent des emplois en France. Pourtant le protectionnisme n’est pas une solution, surtout quand on songe à « nos » exportations vers la Chine. Une solution au « Casse-tête » » : L’Europe (celle du Traité, évidemment).

Ce résumé ne rend pas compte du style, socialement et idéologiquement très marqué , de cette chronique libérale. Dans le texte :

« Pour nous toutes, les amoureuses de la mode, qui adorons fouiner dans nos chaînes préférées pour dénicher ces petites pièces pas chères, le « made in China » est une aubaine ». Et, comme on va le voir, l’Europe du Traité constitutionnel aussi. Mais - constat et compassion mêlés - « les exportations chinoises en trois mois [...] ont augmenté de 50 % vers l’Union européenne » et, naturellement « laissent sur le carreau un tas de pays où l’on fabriquait du textile destiné à l’export, les jeans en Tunisie ou au Maroc, les T.shirts à l’île Maurice ou à Madagascar, sans parler de l’Amérique Latine ou au Cambodge ».

Cette compassion de luxe porte les noms de plusieurs marques - « Givenchy », « Cartier », « Ralph Lauren », « Chanel », etc. - qui, toutes, sont des « annonceurs » réguliers du magazine ; mais elle omet soigneusement de mentionner, qu’ils soient de Chine ou d’ailleurs, les salariés concernés, en majorité des femmes, dont les revenus misérables permettent aux lectrices de Elle de se fournir en « petites pièces pas chères ». La compassion « Givenchy », « Cartier » etc. s’étend à l’Europe puisque « ces chiffres menacent aussi bon nombre d’emplois en Europe, où deux millions et demi de personnes sont employés dans ce secteur - surtout au Royaume - Uni et en France ». Mêlée au dédain aristocratique, la compassion s’exprime dans une forme de conscience morale dont le style dit assez la profondeur : « C’est quand même drôlement cher payé le petit pull pas cher . Pour un peu, on irait le rendre. Et réclamer à grands cris un retour au protectionnisme, ce qui devient ces temps-ci à la mode ».

« A la mode » : quand on ouvre Elle, c’est toujours pour parler de ce qui fut, est ou sera « à la mode » [1]. La mode, même pour Elle, n’est pas tout. Ebauche de complexité balbutiante : « Sauf que ce n’est pas si simple », pour ensuite nous faire revenir aux dures réalités de la mondialisation capitaliste qui nous rappelle que « réclamer à nouveau des limitations drastiques signifierait probablement la fin des contrats importants franco - chinois : des Airbus contre des jupons, des trains contre des pantalons de treillis, voilà grosso modo où on en est aujourd’hui ». Michèle Fitoussi oublie naturellement de préciser que son patron, Arnaud Lagardère, devrait être un des premiers bénéficiaires de cette ouverture du marché mondial [2].

Mais réalisme de marché et pensée de marché obligent. Réalisme de marché : « Personne n’a envie de se fâcher avec Pékin » car plus que jamais « il est important que la Chine se développe, même si cette foudroyante expansion économique tous azimuts ne laisse pas d’inquiéter les vieux pays que nous sommes ». Pensée de marché : les vieux pays que nous sommes [...] ont besoin de se secouer ». Inutile d’évoquer les « archaïsmes » et les « rigidités » : tout le monde a compris. Et face à cette dramatique situation, il va sans dire que « la France ne pourra pas se dépatouiller seule du problème ». La solution est alors toute trouvée : « Encore une fois, l’Union fait la force ». Michèle Fitoussi n’a même plus alors besoin d’annoncer explicitement qu’elle votera « oui » le 29 mai et ses lectrices sont évidemment invitées à en faire de même !

Clin d’œil final, et complice : « Tout ça nous donne pas mal de trucs à gamberger, un samedi après midi de shopping, dans une cabine d’essayage »...

II. La mode est au « oui ».

Après ces éditoriaux séditieux, le magazine décide de publier un grand dossier sur le référendum intitulé « ELLEINFOREFERENDUM » dans son édition du 9 mai 2005. Coincée entre « Elle » et les « référendum », l’ « Info » prend la forme d’une pièce en trois actes qui disent successivement « oui », « oui » et « oui ».

 Acte 1 : « Oui ». Pour ouvrir son dossier, Elle offre à ses lectrices (et lecteurs) un affrontement aux couteaux entre Ségolène Royal (« oui ») et Simone Veil (« oui »), dans une interview réalisée par la « fringuante » Marie-Françoise Colombani assistée d’Isabelle Aristidou, intitulée « Ségolène Royal et Simone Veil disent Oui ensemble ».

Bien évidemment, le choix de ses deux « personnalités féminines ne doit rien au hasard. Elles sont toutes les deux très appréciées des lectrices de Elle qui les prennent pour des militantes de première valeur de la cause des femmes. Le choix de Simone Veil est particulièrement habile, à la fois parce qu’elle est celle qui a donné son nom à la loi sur l’avortement dont on fêtait récemment le 30 ème anniversaire et qui est revenue des camps de la mort, au moment où était célébré le 60 ème anniversaire de la capitulation nazie. Une telle stature ne saurait donc mentir...Un symbole fort, destiné à emporter la conviction des lectrices. Ségolène Royal a bien entendu toute la déférence qui s’impose devant le « monument » Veil : « Pour moi, Simone Veil incarne le courage. Elle sait le prix de la paix, parce qu’elle connaît le prix de la guerre. Dans le concert de sottises (8) que l’on entend sur les dangers de la Constitution pour les droits des femmes, la voix de Simone Veil, à l’origine notamment de la loi sur l’IVG, est essentielle ». Aux militants du « non » elle précisera même : « Je pense surtout qu’ils craignent la force de conviction de Simone Veil à laquelle je rends hommage ».

Un choix qui ne paraîtra innocent que si l’on a oublié la « Lettre à une amie indécise, dans la& quelle Françoise Colombani soulignait que « 40 % des femmes seraient indécises sur leur intention de vote sur le référendum ».

Pour tenter de montrer que le Traité Constitutionnel « n’est ni de droite ni de gauche », il suffit d’inviter deux femmes présentées comme opposées politiquement, « l’une de gauche, l’autre de droite », mais ayant pour mission commune de s’engager « ensemble avec force en faveur du « oui », le tout en « faisant fi des clivages », pour nous démontrer « en quoi la Constitution représentera un réel progrès pour les femmes ».

Une sorte d’union sacrée pour le bonheur des femmes et une dépolitisation des enjeux sur les dos des femmes, puisque tout affrontement politiques seraient effacés. Cette dépolitisation est d’ailleurs d’entrée confirmée par Simone Veil qui nous martèle que « nous appartenons à des courants politiques différents mais justement, avec la Constitution européenne, nous ne sommes pas dans le cadre politique. Il s’agit de fixer un cadre pour l’Europe et le texte proposé est bien supérieur à celui qui existe actuellement. C’est un progrès pour l’Europe ».

Simone Veil et Ségolène Royal sont donc invités à répondre aux arguments féministes et laïcs de celles et ceux qui contestent le Traité, en leur absence. Peu importe d’ailleurs la qualité des l’arguments des deux femmes. Pour Elle, il suffit qu’ils paraissent crédibles (en fonction de celles qui les énoncent) et plausibles (en l’absence de toute contestation). Aux lectrices du magazine encore hésitantes de voter dans la seule direction que le bon sens indique : celui du « oui ».

 Acte 2 : « Oui ». Après le débat, le reportage : un article « Manifestement pour l’Europe » de Caroline Laurent et Olivier Basset est consacré à la journée du 29 avril organisée par la ministre de la Parité et de l’Egalité Professionnelle, Nicole Ameline.

Sans surprise, nous découvrons que cette journée organisée au Trocadéro regroupait l’ensemble des caissières des supermarchés réunis dans un grand élan populaire en faveur du « oui ». S’y trouvaient des « femmes politiques, artistes, intellectuelles connues et anonymes » qui ont pour nom « Blandine Kriegel, Laure Adler, Annie Sugier, présidente de la Ligue internationale des droits des femmes, Fadela Amara, présidente de Ni putes ni soumises, Nicole Notat, Antoinette Fouque, la féministe historique et Yamina Benguigui, la réalisatrice » ainsi que « la lumineuse » Simone Veil « dont l’arrivée déchaîne des salves d’applaudissement ». Simone Veil, évidemment « fait vibrer la foule quand, émue, elle martèle que « Tout ce que l’on peut espérer, on l’obtiendra avec le oui à la Constitution. Rappelant que voter oui, c’est voter pour un monde en paix, qui s’oriente tout entier vers la démocratie ». Titre de ce reportage ? « Manifestement pour l’Europe ».

L’article concèdera tout de même deux lignes au « non » avec cette salve : « A contre - courant, une militante d’Attac ne se démonte pas et distribue des tracts en faveur du non ».

 Acte 3 : « Oui ». Pour achever cette célébration du « oui », Elle fait appel aux témoignages de « sept personnalités » féminines dans un article sobrement intitulé « Pourquoi elles votent oui ». Inutile de préciser que l’article intitulé « Pourquoi elle votent non » n’a pas été rédigé. Inutile de dire que ces « personnalités » sont toutes issues des quartiers de relégation sociale, appelés pompeusement « quartiers difficiles ». Le panel est le suivant : Nicole Ameline, Blandine Kriegel, Geneviève Fraisse (ancienne députée européenne socialiste et philosophe), Claudie Haigneré, Anne Hidalgo, Elisabeth Guigou et Martine Aubry.

Ces superwomen, à la fois de gauche et de droite (ce qui confirme que le texte n’est donc « ni de droite ni de gauche ») ayant réussi à concilier vies professionnelle et personnelle, ne peuvent qu’indiquer le bon choix aux lectrices : le choix du « oui ». Le choix est donc tout tracé pour le 29 mai. Une telle unanimité ne saurait donc mentir... [3]

Ainsi, le magazine Elle cherche à accréditer la thèse que les femmes « qui comptent » sont favorables au Traité parce qu’il promet des progrès pour toutes les femmes. Pourtant, les femmes elles-mêmes sont divisées. Mais pas pour Elle. « Le traité constitutionnel, une menace pour les femmes » : tel est le titre de la tribune de Gisèle Halimi, publiée, dix jour après le dossier « ELLEINFOREFERENDUM » dans Le Monde du 19 mai 2005. « Dans le traité, la place de l’IVG et de la laïcité divise les féministes », titrait Le Monde, le même jour. Isabelle Mandraud, dans l’article correspondant, le précisait : « Plusieurs associations - la Coordination des groupes femmes Egalité, Femmes solidaires, Genre et Mondialisation d’Attac, Initiative féministe européenne pour une autre Europe, les Pénélopes et le Réseau féministe Ruptures - réunies en février dans la Coordination féministe pour le non, ont adopté une plate-forme commune. » [4]. Mais de ces désaccords Elle préfère ne rien savoir.

En définitive, le choix fait par le magazine de dissimuler les arguments du « non » et de ne pas inviter ses partisans à s’exprimer dans ses colonnes est un choix éditorial réfléchi, qui est apparemment contradictoire avec les options qu’il affiche ordinairement. Elle ne se présente pas plus comme un magazine d’opinion qu’il ne se présente comme un magazine de consommation. Et pourtant il est l’un et l’autre. Un cas manifeste de tromperie sur la marchandise.

Mais est-ce si étonnant quand on à affaire à un magazine qui offre, en guise de pages d’information, un supplément publicitaire à ses pages de publicité ?

Denis Perais

 
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Notes

[1Mais le protectionnisme l’est fort peu « à la mode » : en effet, l’article III.314 du Traité Constitutionnel, proclame l’exact contraire : « Pour l’établissement d’une union douanière conformément à l’article III.151, l’Union, contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres. »

[2Il pourra effectivement placer ses Airbus, dont l’un des actionnaires EADS a lui pour actionnaire le groupe...Lagardère (à hauteur de 15 %), mais aussi vendre ses armes, une des principales activités du groupe qui attend avec impatience la levée de l’embargo actuellement en vigueur en la matière sur la Chine, défendue avec vigueur par... la France et l’Europe. Sans parler des possibilités en matière d’édition et de médias.

[3Et pourtant... 4 de ces « personnalités » (Ameline, Hidalgo, Guiguou, Haigneré) affirment que « l’égalité homme - femme » est une valeur de l’Union européenne. Claudie Haigneré cite même l’article (I.2). Or celui-ci déclare : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit ainsi que du respect des droits de l’homme, y compris des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité homme-femme ».C’est pourquoi l’on peut commenter ainsi cette article , que l’égalité homme-femme n’est pas présentée comme un valeur fondatrice : « D’évidence, une valeur fondatrice ¬ critère d’adhésion ¬ est supérieure à une caractéristique. Et même à un simple objectif (art. I-3) » (Gisèle Halimi,« Le traité constitutionnel, une menace pour les femmes », Le Monde du 19 mai 2005).

[4Que résume assez bien la phrase suivante : « Loin de représenter une avancée pour les droits des femmes, la Constitution contient de graves menaces de régression. »

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