Faire le tour du monde ou de la question ?
Entre l’enquête d’investigation et l’enquête d’action, dont le but est de divertir, au moyen d’une mise en scène spectaculaire, davantage que d’informer [1], il y a confusion pour le téléspectateur. Les émissions de télévision proposant des reportages, des documentaires, des investigations de fond ou des magazines chocs, ont en effet des titres – et des contenus – pour le moins similaires. « Enquête d’action », « enquête exclusive », « spécial investigation », « cash investigation », etc. : difficile pour les téléspectateurs de faire la part des choses dans un univers ou les mots et les genres semblent tous pouvoir se substituer les uns aux autres.
L’enquête télévisuelle recouvre désormais un scénario illustré avec des séquences, où la mise en scène de l’enquête se substitue de plus en plus à l’information elle-même. Ces mises en scène illustrent l’avancement du journaliste sur les enjeux de son sujet, et guident le raisonnement du téléspectateur. Et pour le séduire, il faut l’embarquer, si possible dans des situations inédites, dans des lieux éloignés, dangereux, fermés, impénétrables. Montrer combien la tâche est ardue, et l’illustrer [2].
Dans le cas qui nous intéresse, l’aspect divertissant de l’enquête apparaît dès l’ouverture du documentaire, lors des désormais habituelles scènes de coups de téléphone du journaliste face auquel tous les interlocuteurs raccrochent ou refusent de répondre. Ici, le documentaire commence donc par les appels successifs de la journaliste auprès de quatre laboratoires choisis par ses soins (à 2’50) [3]. Mais, surprise, la mise en scène consiste à la montrer gonflant un ballon à chaque appel et le laissant se dégonfler quand le laboratoire refuse de lui ouvrir ses portes, non sans surprise. Une musique guillerette, sifflotant, accompagne la séquence qui se conclut par : « Tout le monde se dégonfle. Partout nous avons trouvé portes closes. »
Si cette entrée en matière est un brin déconcertante par sa légèreté, elle peut néanmoins amuser le temps de la présentation du sujet. Mais hélas, elle donne le ton à l’ensemble du documentaire, qui sera accompagné par cette petite musique enfantine et enthousiaste, et de mises en scène à l’image des ballons, qui n’hésitent pas à sur-illustrer ce qui est déjà dit.
Le second ressort qui scande le documentaire, et divertit le téléspectateur tout en le confortant dans sa jovialité, est le voyage. Pour les besoins de son enquête, la journaliste voyage beaucoup. La séquence où la journaliste apporte « son rat » de Paris au scientifique de l’université du Missouri (17’27-18’52) ne nous apprend rien. Pas plus que les scènes d’aéroport (17’32), de montée (25’28) ou de descente d’avions, de conduite de sa propre voiture (6’52-7’42), de taxi, ou de marche (31’16), qui semblent n’être là que pour conforter le téléspectateur dans le cliché du grand reporter.
Sans apporter aucune autre information que celle-ci : j’ai fait le tour du monde pour les besoins de l’enquête. Et de faire de ce sujet rébarbatif une expérience attractive avec des images agréables, qui n’ont rien à voir avec l’univers de l’expérimentation animale, mais s’apparente bien plus à celles du voyage touristique.
L’enquête débute justement par l’île Maurice : « Coup de chance. Mon enquête sur l’expérimentation animale commence à l’île Maurice. » (4’50) Elle aurait tout à fait pu débuter à Paris, qui compte de nombreux laboratoires, chercheurs, scientifiques, doctorants, spécialistes, et animaleries de laboratoires. Ou par Nouzilly, s’il fallait débuter pour un lieu méconnu, qui compte l’Institut d’expérimentation en infectiologie expérimentale, et se situe en Indre-et-Loire. Ou encore le fort Foch de Niedershaubergen, s’il fallait un nom plus impressionnant, qui compte l’un des centres de primatologie dont l’extension récente a fait l’actualité plusieurs fois en 2015 et se situe près de Strasbourg.
Si parler de l’île Maurice a du sens au sein du documentaire, parce que le commerce de singes de laboratoires y est réel et important, dire en revanche que l’enquête commence là-bas laisse entendre au téléspectateur que les racines du problème de l’expérimentation animale se situeraient bien loin de chez lui. « Lune de miel, farniente, je suis bien loin des seringues et des blouses blanches. » (5’05) C’est exotique, et c’est surtout rassurant : au point de devoir le préciser dès la première phrase du documentaire ?
Suivront le Missouri, Edimbourg, Baltimore, et les plus institutionnelles Strasbourg et Bruxelles. Il ne s’agit pas de remettre en question le choix des lieux ni des interlocuteurs, mais bien la place démesurée du voyage dans le documentaire et des transports à l’image par rapport aux informations qu’ils apportent. Et surtout par rapport à ce que le téléspectateur retiendra : tout cela n’a pas lieu ici. Or, pourquoi faire le tour du monde pour rencontrer des interlocuteurs ou visiter des élevages, quand le tour de France aurait suffi ? Pour donner l’impression que l’on fait le tour de la question, sûrement. Et que l’on s’est agité dans tous les sens, aussi ?
Outre le besoin d’images d’illustration ou de transition, qui est légitime en télévision, c’est non seulement la représentation de ce qu’est l’enquête à l’écran qui est gênante, mais surtout ce à quoi elle renvoie : un voyage agréable et exotique, en un mot divertissant.
L’indécent divertissement
Mais comment aborder un sujet anxiogène sans effrayer les téléspectateurs ? Comment donc annoncer aux téléspectateurs un sujet choc mais qui ne choquera pas ? Le parti-pris de l’infotainment semble alors gagner les enquêtes dites d’investigation et c’est bien ce qui est déroutant dans le documentaire, au titre pourtant éloquent, jeu de mots ludique à l’appui : « Cobayes : bye bye ? ».
Le ton enjoué et guilleret, parti pris de l’enquête, s’incarne à l’écran : une journaliste et des interlocuteurs souriants, des mises en scènes variées, où elle surjoue la laborantine à plusieurs reprises (12’26, 33’11), apparaissant à l’image avec charlotte, gants et blouse, des bruitages de dessin-animé (bruit d’un « aïe » d’enfant, sur une fesse qui bouge, à 33’23 après avoir parlé des vaccins), et des blagues, comme lorsque la journaliste et son chauffeur de taxi évoquent, sans aucun rapport avec le sujet, Brad Pitt (18’05). Ce qui donne cette discussion :
- Le chauffeur de taxi : « c’est la fac de Brad Pitt, vous êtes au courant ? »
- La journaliste : « Ah bon ? »
- Le chauffeur : « Vous voulez son numéro ? »
- La journaliste, riant : « Non, ça va, merci. »
Et le sifflotement qui accompagne en bande-son le documentaire, de reprendre.
Transition : « Pas de temps à perdre avec Brad Pitt. J’ai pris rendez-vous avec un chercheur américain connu dans le monde entier pour ses travaux sur le bisphénol A. » (18’28).
Le changement de registre est non seulement dérangeant, mais on est de plus en droit de se demander ce que ce type de scènes apporte à l’information. Le comique de situation, les bruitages récurrents, la musique enfantine ou les mises en scène, n’amusent guère lorsqu’il s’agit de santé publique, de l’utilisation des financements de la recherche, de patients en phase terminale, d’effets secondaires à vie ou de souffrance animale. Ce recours incessant au registre du divertissement nuit gravement à l’investigation, et en tout cas à la portée effectivement informative du documentaire.
On peut convenir du fait que le débat sur l’expérimentation animale est un sujet difficile, à supporter comme à comprendre. Chercher à intéresser le téléspectateur en évitant les images choc et le registre émotionnel est tout à fait défendable. Mais recourir à un genre proche de l’infotainment est peut-être oublier un peu vite qu’il y a des sujets dont la gravité est constitutive.
Pourrait-on traiter sur ce mode enjoué – et c’est un euphémisme –, du travail des enfants dans les mines ou de la prostitution ? De la criminalité organisée en Amérique centrale ou de la prolifération nucléaire ? L’analogie permet de se poser la question des limites de ce type d’investigations ludiques. Et de ce qu’elles sous-tendent : les expériences sur les animaux, est-ce un sujet si grave que cela ?
Il est en effet particulièrement pernicieux de prétendre pouvoir traiter avec insouciance des sujets de société où il est question de patients en attente de traitements, de chercheurs à bout de nerfs et sous pression pour publier ou trouver des financements, et d’animaux en grande souffrance. Et c’est, qui plus est, aller un peu vite en besogne que de prétendre livrer, avec une telle mise en scène, une investigation rigoureuse. Les patients, les chercheurs expérimentant et les animaux expérimentés sont justement les trois grands absents de ces 52 minutes d’enquête : et il est à noter que les scientifiques pratiquant l’expérimentation animale n’ont jamais la parole dans le reportage.
Comment montrer l’immontrable ?
Autre grand absent, les animaux de laboratoire, qui sont invisibles dans ce documentaire censé pourtant leur être dédié. La faute, nous dit-on, aux laboratoires qui n’ouvrent pas leurs portes. Les seuls animaux de laboratoire filmés par l’enquête sont des lapins, aperçus en caméra cachée : « pour y entrer nous faisons appel à un professionnel du milieu que nous équiperons d’une caméra cachée » (36’12). C’est là la seule séquence anxiogène de tout le documentaire, celle où le sifflotement se tait et la musique se fait grave. Les lapins, à peine aperçus derrière une porte, seront à l’image, si l’on peut dire, 18 secondes.
Comment représenter, dès lors, les animaux de laboratoire pour toutes les autres séquences des 52 minutes ? Pêle-mêle seront présentés aux téléspectateurs : des singes en liberté à l’île Maurice, à qui la journaliste tente de donner à manger, des singes destinés aux laboratoires mais dans les cages tout confort de l’élevage visité (« le label rouge des élevages »), mais aussi des peluches, des figurines, des animaux de compagnie – souris, rat qu’elle transporte, chat qu’elle caresse (32’18, 51’51), chien avec lequel elle joue sur une pelouse –, images d’un perroquet faisant du vélo, d’un lapin de magicien sorti d’un chapeau pour illustrer les lapins des expériences…
Tous ces animaux n’ont aucun rapport avec le sujet, et constituent un défilé sympathique d’animaux sauvages ou d’animaux de compagnie avec lesquels on joue ou l’on plaisante, le défilé « fait maison » des souris est sur ce point éloquent. On est bien loin du thème du reportage, et de la question pourtant essentielle qu’est la souffrance animale...
La journaliste le dira explicitement, à son interlocutrice de la Direction européenne de la qualité du médicament :
- La journaliste : « Comme personne nous montre d’animaux, j’ai amené mon petit lapin » (40’33)
- Emmanuelle Charton : « Très bien, comment il s’appelle ? »
- La journaliste : « Euh, il a pas de nom, vous voulez lui en donner ? »
- E.C. : « Ah peut-être Peter Rabbit ? »
- La journaliste (qui rit) : « Peter Rabbit, (rire) c’est parfait. » (40’47)
Était-il vraiment indispensable de garder cette séquence dans le documentaire ? À trop vouloir rire ou faire rire, et à trop vouloir illustrer et divertir, le risque est de laisser croire que l’on peut parler de tout sans gravité.
Entre « montrer des images choquantes » et faire de cette enquête un divertissement, il y avait pourtant quelques solutions médianes. On peut rester neutre tout en nommant la réalité, ou en la montrant, sans choquer mais surtout sans la travestir. Prendre la mesure de son sujet et de ce qu’il implique, est sans doute la première marque de respect par rapport aux personnes concernées par celui-ci comme à celles qui le découvrent. Une véritable enquête implique de se confronter à la difficulté, qu’elle soit émotionnelle ou intellectuelle, afin de ne pas se laisser enfermer dans des implicites qui conditionnent la pensée du téléspectateur, candide sur la question, et la réflexion elle-même, qui n’a aucun support pour se développer.
Alors, peut-on divertir en prétendant faire une investigation de fond sur un sujet grave ? De toute évidence, dans le cas étudié ici, et ce n’en déplaise aux producteurs, non.
Audrey Jougla [4]