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Europe : quels économistes s’expriment dans Le Monde ? Les banquiers !

par Denis Souchon, Mathias Reymond,

« Touche pas au grisbi ! ». Cette réplique des Tontons Flingueurs est bien connue dans les couloirs de la rédaction du Monde dès qu’il s’agit d’aborder la question européenne. Une étude menée par Acrimed montre clairement que les économistes interrogés à ce sujet par le quotidien sont favorables à la construction européenne telle qu’elle se fait. C’est incontestable : les analyses dissonantes sont bannies des colonnes du Monde et les économistes qui travaillent pour des banques y ont pignon sur rue. Chasse gardée, donc.

Alors que nous pointions du doigt la tendance qu’avait le journal Le Monde à interviewer des économistes au service des banques dès lors qu’il s’agissait de la « zone euro » [1] ou du chômage [2], une journaliste du quotidien du soir (Marie Charrel) – mise en cause dans nos articles – a sursauté et a tweeté : « @acrimed_info. C’est marrant, vous ne pointez jamais les articles où je ne cite que des économistes d’université » (7 avril 2015). Du coup, nous nous sommes interrogés : quels sont les économistes que Le Monde convoque pour discuter de la politique européenne ?

Notre méthode a permis d’obtenir des résultats presque exhaustifs. Dans un premier temps, ont été recensés les articles ou tribunes publiés par Le Monde lors du premier trimestre 2015 dont le titre contenait l’un des termes suivants : « BCE », « euro », « zone euro », « UE », « Draghi », « Mario » (le prénom de M. Draghi). Puis, nous avons conservé les articles parmi lesquels était cité au moins un individu présenté comme « économiste » [3]. Les économistes dont seul le nom apparaît (sans aucun propos cité) et les économistes canonisés (exemple : Joseph Schumpeter dont est citée rituellement la formule « destruction créatrice ») ont été supprimés de notre base de données. Toutefois, certains économistes, non présentés comme « économistes » dans les articles du Monde, n’apparaissent pas dans notre base de données. C’est le cas par exemple d’Agnès Bénassy-Quéré, spécialiste de l’économie européenne.

Avec cette méthodologie, on obtient un corpus de 43 articles publiés. Sur cette période (du 1er janvier au 31 mars 2015), 37 « économistes » se sont ainsi réparti 75 invitations. Ce qui donne le graphique suivant :

 Le premier constat est terrible : seulement trois femmes apparaissent parmi les 37 « économistes » conviés. Et elles ne cumulent au total que quatre apparitions sur 75, soit à peine 5% des invitations ! Pourtant, même si à l’université la profession est plutôt masculine, elle se compose tout de même pour un tiers de femmes [4]. À n’en pas douter, pour le quotidien vespéral, la question européenne doit être une spécialité d’hommes [5].

Ensuite, chaque économiste a été affecté à l’une des catégories suivantes :

- banque : travaille pour une banque (14 économistes)
- business : employé d’une société d’assurance ou d’une société au service des banques et/ou des entreprises (6)
- institution pro-euro : employé de la BCE (Banque Centrale Européenne), d’un institut patronal ou d’une agence de notation (4)
- pro-euro : économiste favorable aux dogmes bruxellois, parfois universitaire ou membre d’une école de commerce (6) [6]
- dissonant : économiste opposé à la liturgie de la zone euro (4)
- autre : économiste dont les prises de positions ne peuvent pas le classer dans l’une de ces catégories (3)

Avec cette répartition et en pondérant les économistes par leur nombre d’apparitions (75 au total), on obtient le graphique suivant :

 Ce deuxième résultat est accablant : 71% des économistes invités par Le Monde pour traiter de la politique de la zone euro sont membres des banques, de grandes entreprises ou de la BCE. Quand d’autres économistes sont conviés, on constate qu’ils sont pour l’essentiel favorables à la doxa libérale (12%).

 Enfin, seules 5% des apparitions d’économistes représentent des points de vue critiques à l’orientation actuelle de la politique de l’Union Européenne.

En définitive, Le Monde n’échappe pas au constat maintes fois dressé ici [7] : la complexité apparente des questions économiques incite les journalistes à faire appel à des « experts » médiatiques, facilement disponibles, et dont le discours clair et orthodoxe doit s’inscrire dans un cadre concis (une dizaine de mots dans les articles du Monde). En effet, si l’on souhaite démonter le point de vue dominant (pro-euro dans ce cas), il est indéniable qu’il faudra sortir de ce périmètre et être long, ce que structurellement ne permettent pas (ou peu) les articles d’un quotidien comme Le Monde.

Au regard de notre analyse, le choix des économistes interrogés par le quotidien ne fait pas doute, et le débat guère d’illusion : la parole est aux banquiers et à leurs supplétifs « pro-européens » dès qu’il s’agit de commenter l’actualité de la zone euro. Décidément, et n’en déplaise à notre correspondante tweeteuse citée plus haut, Le Monde, mérite bien le surnom jadis donné par le bimestriel de critique des médias PLPL de Quotidien Vespéral des Marchés.

Mathias Reymond et Denis Souchon

 
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Notes

[3Sont observés également tous les articles dans lesquels est cité un individu présenté comme « économiste » dans un autre article (exemple : Christopher Dembik est présenté comme « économiste chez Saxo Banque » le 02/01/2015, puis comme « chez Saxo Banque » le 06/01/2015).

[4En économie, 17% chez les professeurs d’université et 38% chez les maîtres de conférences. Voir Thomas Jobert (2012), « Une photographie du corps des professeurs des universités de sciences économiques en 2011 ».

[5Soyons complets, le problème de l’absence de femmes économistes dans les débats publics ne concerne pas seulement Le Monde, ainsi que le rappelle Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences en économie, dans La Tribune (8 mars 2015).

[6Six économistes orthodoxes – qui n’appartiennent pas aux autres catégories – se partagent ainsi 9 invitations : Charles Wyplosz (a travaillé pour la Commission Européenne), Dan O’ Brien (a travaillé pour la Commission Européenne), Hans-Werner Sinn (est « très respecté par les conservateurs », selon Le Monde du 23 janvier 2015), Henrik Enderlein (fondateur de l’Institut Jacques-Delors), Michael Hüther (a été chef économiste chez la banque allemande, DekaBank), Silvia Merler (économiste au think tank bruxellois Bruegel).

[7Voir par exemple notre article synthétique initialement publié dans Médiacritique(s) (numéro 5, octobre 2012) et reproduit sur notre site : « Ces économistes qui monopolisent (toujours) les débats ».

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