Qu’ils sévissent dans le domaine de la médecine, de l’économie, de la sécurité, etc., les experts médiatiques ont en commun, on le sait, cette redoutable faculté de s’exprimer publiquement avec aplomb – et à longueur d’antenne – sans maîtriser le sujet dont ils parlent. Quitte à se corriger (ou non) d’une heure sur l’autre. Comme le dit Christophe Barbier, « la vérité de 6h50 n’est pas celle de midi ».
On aurait pu penser que la crise du coronavirus changerait la donne : dans la période actuelle, l’exigence d’une information grand public de qualité s’impose d’autant plus que les informations ont des conséquences vitales, tout particulièrement dans le domaine médical. Et que le rapport comme l’accès au savoir scientifique, médical, sont socialement discriminants. Dès lors, les tenants de la parole publique ont une responsabilité plus grande encore que d’ordinaire. Et pourtant, les grands médias n’ont pas l’air de vouloir changer leurs bonnes vieilles habitudes : recourir aux experts, les regarder se tromper, commenter leurs bourdes à coup d’articles tapageurs, et, sans l’ombre d’une hésitation, les réinviter.
En témoigne la fabuleuse histoire de Michel Cymes et du coronavirus. Le 15 mars, Arrêt sur images consacrait déjà un article au « médecin de la télé » sous le titre « Coronavirus : un Cymes matin, midi et soir ». Et de constater : « Plus rapide que la diffusion du coronavirus, la démultiplication de Michel Cymes sur les écrans. Depuis deux semaines, c’est matin, midi et soir sur France 2, RTL mais aussi France 5, TMC, La 1ere. […] Celui qui dit continuer ses consultations à l’hôpital deux matinées par semaine, passe surtout son temps dans les loges de maquillages. »
Pour y dire quoi ? Pour affirmer par exemple sur Quotidien, le 10 mars, que le coronavirus « reste une maladie virale comme on en a tous les ans » ou encore : « Il y a moins de risque [qu’en Italie], on est mieux préparés et puis je ne crois pas qu’un jour on va mettre toute la France en quarantaine ». Ou encore sur Europe 1 (le 10 mars également) : « Je ne suis absolument pas inquiet. C’est un virus de plus, on le dit souvent, c’est une forme de grippe. Je ne suis pas inquiet pour moi parce que je suis en bonne santé et que je ne fais pas partie des cas les plus graves. »
Avant de battre sa coulpe six jours plus tard, dans « C à vous » : « Je fais mon mea culpa aussi, j’ai probablement trop rassuré les Français (sic), mais en même temps, comment les inquiéter de façon excessive quand on n’a pas les données épidémiques à 15 jours ou 3 semaines qui permettent de dire que ça va être aussi catastrophique qu’aujourd’hui. » Certains lui rétorqueraient, sans doute, qu’ils disposaient de telles données. Mais quand bien même… et surtout : quand on ne sait pas, ou quand on affirme – comme Michel Cymes lui-même – que « chaque heure, ça change », pourquoi se précipiter sur tous les plateaux en tenue de sachant/savant ? Et si le temps de la connaissance scientifique ne coïncide pas avec le temps médiatique de l’information en continu, pourquoi chercher à tout prix à plaquer le premier sur le second ?
« C’est toute la difficulté de la communication, je suis bien placé pour vous le dire », ose Michel Cymes face à Anne-Élisabeth Lemoine sur France 5. C’est là tout le problème en effet : confondre l’information avec la communication permanente… et l’entrepreneuriat médiatique personnel.
Suite à un tel plantage, d’aucuns auraient pensé que Michel Cymes allait se faire discret, au moins pour quelque temps. Il n’en fut rien. Deux heures après l’émission de France 5, et des dizaines d’articles autour de son « mea culpa » plus tard, on le retrouve sur France 2 dans « Vous avez la parole » [1].
« Les Français sont indisciplinés, c’est pour ça qu’on en arrive là ! »
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’expert est droit dans ses bottes. Le confinement ? « C’est ce que tout le milieu médical et scientifique demande depuis un moment. » Mis à part, peut-être, un « expert » doutant de la possibilité de « mettre toute la France en quarantaine »… La justification du confinement ? « On l’a vu : les Français sont indisciplinés, c’est pour ça qu’on en arrive là ! » Un ton bien péremptoire, pour un message si simpliste... qu’il assénait déjà la veille sur la même chaîne, ou sur France 5 quelques heures plus tôt :
Ce n’est pas une solution qu’il fallait envisager il y a trois semaines, parce qu’on en n’était pas là. On comptait sur les Français pour avoir des gestes barrière, ils ne l’ont pas fait, bah maintenant, on le paye.
Et quid des commentateurs affirmant que le coronavirus n’était « qu’un virus de plus » ?
La petite musique sur « l’indiscipline » des Français mérite qu’on s’y arrête, tant elle a été reprise par de nombreux commentateurs médiatiques ces derniers jours. S’il n’est pas question – et ce ne serait de toute évidence pas le rôle d’Acrimed – de se positionner sur « l’irresponsabilité » de tel ou tel comportement, il est difficile d’ignorer le rôle de l’information dans le respect attendu (et nécessaire) des consignes sanitaires réclamées... à une population entière ! Pour qu’elle soit traduite dans les faits à si grande échelle, et intégrée au-delà de toute sorte d’entraves bien réelles (accès à l’information, aux connaissances scientifiques et médicales, rapport à la parole publique, etc.), le moins que l’on puisse attendre de cette information, c’est qu’elle soit claire.
Or, ni les discours médiatiques, ni les discours gouvernementaux ne furent clairs, ou à la hauteur de ce que devrait être une campagne d’information publique massive, pensée sur le long terme. De quoi relativiser « l’indiscipline des Français », qui, contrairement aux experts (en toupet), ne peuvent pas s’exprimer publiquement. Sans compter tout ce qu’un tel discours (individualisant, culpabilisateur et dépolitisé) permet de ne pas questionner : la communication gouvernementale, et la fabrique de l’information, pour ne donner que deux exemples de taille.
Foi d’expert : la critique n’a pas lieu d’être
Mais Michel Cymes ne saurait se contenter d’être un père-la-morale. Comme tout bon expert médiatique, il dispose également d’une casquette « chien de garde ». Un rôle qui lui permet de décréter ce qui peut être dit (ou non) sur un plateau, et sous quelle forme. Celle qui en fait les frais ? Juliette Richard, infirmière aux urgences de l’hôpital Robert Debré et membre du collectif Inter-Urgences [2].
Il se trouve que l’infirmière n’a pas mis sa colère au placard avant d’entrer en plateau. Colère concernant les conditions de travail des soignants, colère concernant les revendications demeurées insatisfaites. D’emblée, son discours se heurte aux rectifications hors sol des deux présentateurs, bien décidés à lui expliquer qu’Emmanuel Macron a tout prévu (dans son allocution) :
- Juliette Richard : Nous le collectif, on est un peu inquiets par rapport à ce qu’[Emmanuel Macron] a dit parce qu’en fait, ça fait un an qu’on alerte sur les conditions de travail, sur les dégradations de nos conditions de travail, le manque de lits, ce genre de choses. Là il nous promet des moyens dès demain, mais c’est déjà trop tard... [Coupée]
- Thomas Sotto : Beaucoup de moyens hein, les hôtels, les taxis réquisitionnés pour vous permettre de vous déplacer.
- Juliette Richard : Oui mais enfin à l’heure actuelle aujourd’hui il manque de masques à l’hôpital, les gens volent les masques, on n’a plus de gel, on n’a plus rien… [Coupée]
- Léa Salamé : Il a promis pour les masques, il a dit qu’ils seront livrés. [Juliette Richard : Aux pharmacies mais pas du tout dans les hôpitaux.] Il a dit à partir de demain pour les 25 départements [les plus touchés] et ensuite mercredi.
- Juliette Richard : Bah oui mais c’est trop tard en fait ! Nous, nos supérieurs nous imposent de ne pas utiliser plus de tant de masques par jour parce qu’on n’en a pas assez ! Enfin... c’est juste pas normal. Le manque de lits, il est intolérable. Ils ont supprimé 17 500 lits en 9 ans et maintenant ils se retrouvent : « Ah bah oui, on est coincés ». En pédiatrie, la réa est en train de se préparer à accueillir de l’adulte.
Bien qu’en première ligne dans le combat contre le virus, Juliette Richard refuse donc de se soumettre aux injonctions à « l’union nationale », qui réclamerait que toute critique soit suspendue. Et c’est bien là ce qui dérange Michel Cymes. Toute honte bue, l’expert va donc rectifier pour l’infirmière... le sens des « priorités » :
- Léa Salamé : Michel, vous comprenez ce que dit Juliette ce soir ?
- Michel Cymes : Oui, je comprends tout à fait ce que dit Juliette. Et il faut vraiment rendre hommage à tout le personnel soignant et notamment aux infirmières qui alertent depuis longtemps. Je pense juste qu’aujourd’hui, la priorité c’est de sauver des vies. La priorité, c’est de sauver les patients qui vont venir, la priorité c’est de tout faire pour qu’il y ait le moins de morts possible parce qu’il va y en avoir malheureusement beaucoup. Encore une fois je suis tout à fait d’accord avec vous, et je travaille à l’hôpital donc je sais très bien ce qui s’y passe, mais je pense qu’il faut qu’on mette tout ça de côté un petit peu aujourd’hui.
- Juliette Richard : Moi je dis juste qu’à l’heure actuelle on est en train de faire des choix : « Toi tu vas mourir, toi tu vas vivre », c’est juste pas normal aujourd’hui.
- Michel Cymes : On n’en est pas là, franchement Juliette, on n’en est pas là.
- Juliette Richard : Il y a certains hôpitaux où ils en sont déjà là en réa.
- Michel Cymes : Non, je ne crois pas qu’on puisse dire aujourd’hui… Alors on va affoler les gens en disant : « Bah vous, vous êtes un peu trop vieux et vous avez une maladie, on n’est pas sûrs de vous en sortir (sic) on va vous mettre de côté. » On ne peut pas dire ça aujourd’hui.
On ne saurait que trop conseiller à Michel Cymes – une fois délivré de ses multiples émissions quotidiennes – de se pencher sur les témoignages émanant de « l’hôpital qu’il connaît si bien ». Témoignages que révélait, par exemple, un article du Parisien le 17 mars : « "Il va falloir choisir" entre les malades, admettent des soignants. Faute de places suffisantes en réanimation, des soignants dans les zones les plus touchées par l’épidémie nous confient avoir renoncé à intuber des patients de 70 ans, déjà malades. »
Alors, et alors seulement, peut-être « l’expert » sera-t-il en mesure de décréter ce qu’une soignante peut dire ou non, quels faits sont vrais ou non, et quel discours est entendable ou non sur les plateaux de télévision (qu’il a lui-même inondé d’informations peu fiables des jours durant).
Mais en attendant, une dernière préconisation :
Qu’il y ait un problème avec les tests, qu’on vous oblige à travailler alors que certaines d’entre vous sont souffrantes, là, il y a un vrai problème. Et il va falloir régler tout ça. Je dis juste qu’aujourd’hui, […], la priorité, elle est de sauver des vies. Vous le faites parfaitement, les infirmières sont en première ligne, […] les médecins aussi. Aujourd’hui, polarisons-nous, soyons focus comme on dit sur les vies à sauver. Tout le reste devra être réglé mais après que l’épidémie soit passée.
Les conseils du médecin sont formels : les revendications, c’est pour « après ». Quant à savoir ce que veut dire un « maintenant » sans masque et avec des soignants eux-mêmes malades...
Là où Michel Cymes bénéficiera, au cours de l’émission de France 2, de multiples interventions (sur plus de deux heures d’antenne), Juliette Richard ne s’exprimera environ que trois minutes. Un décalage énorme qui en dit long sur l’arbitrage des présentateurs quant à la répartition du temps de parole, à géométrie variable en fonction du contenu de cette parole et de celui ou celle qui la profère. Ainsi un expert en bourdes, multirécidiviste, s’astreignant à des propos dépolitisés bénéficiera d’un temps beaucoup plus important qu’une infirmière « sur le pont », réclamant des moyens immédiats face à la catastrophe sanitaire en cours.
Ainsi va la routine des grands médias, qui, par bien des aspects, n’a pas été bouleversée par la crise du coronavirus. Le « cas Cymes » est loin d’être isolé, et cet épisode interroge une fois de plus sur le rôle de « l’expert » de plateau, où l’estampille « médecin » (spécialité bagout) semble avoir valeur de sauf-conduit. Peu importe que la certification soit médiatique avant d’être « professionnelle » ; peu importe le degré réel d’exercice de la profession, ou la spécialité… pourvu qu’on ait l’eau tiède de « l’expertise » convenable !
Pauline Perrenot