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Diapason balaye les accusations d’agressions sexuelles contre Placido Domingo

par Vivien Bernard,

Trois ans après la révélation de l’« affaire » Weinstein et les mouvements de libération de la parole des femmes qui ont suivi, illustrés par les hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo, le traitement médiatique des témoignages de harcèlements et agressions sexuels est toujours contestable [1]. Nouvelle illustration des écueils et des tares qui caractérisent trop souvent la couverture réservée à ces sujets, avec le dernier numéro de Diapason, un des titres du premier groupe de presse magazine en France, Reworld Media. [2]

En août 2019, l’agence Associated Press (AP) publie une longue dépêche révélant les accusations de harcèlements et agressions sexuels de 9 femmes qui ont travaillé avec Placido Domingo, star internationale de l’opéra. Un mois plus tard, la même agence publie une seconde enquête, réunissant des témoignages similaires de la part de 11 autres femmes.

Magazine spécialisé dans la musique classique, Diapason a choisi de traiter le sujet en « offrant » à l’accusé la Une de son dernier numéro (« Ténor, baryton, chef d’orchestre, objet de passion et de scandale. Une force nommée Placido Domingo »), ainsi qu’un dossier de sept pages à sa gloire et un éditorial pour le réhabiliter... tout en n’expliquant jamais réellement les accusations dont il est l’objet. Au final, un cas d’école des travers dans lesquels se vautrent certains médias quand il est question de violences faites aux femmes, a fortiori par des artistes.


Commenter les faits sans jamais les décrire


Revendiquant 67 000 lecteurs, Diapason se veut la référence sur l’actualité de la musique classique. Il n’ignore donc rien des accusations qui pèsent sur Placido Domingo, longuement développées dans deux riches enquêtes de l’Associated Press (AP) en août et septembre 2019. Mais ses lecteurs et lectrices, en revanche, n’auront jamais le droit, dans ce numéro de 124 pages, à un quelconque descriptif des faits reprochés à Domingo [3]. Il leur faudra se contenter de savoir que des femmes, qui pour la plupart ont demandé à conserver l’anonymat, et qui n’ont pas initié d’action en justice, se plaignent de « la dernière légende vivante de l’opéra ». Ainsi la chronologie revenant sur la carrière de Domingo évoque-t-elle en ces termes les accusations :

Un article d’Associated Press produit les témoignages de neuf femmes (dont huit anonymes [4]) accusant Domingo de harcèlement sexuel et parfois d’entrave à leur carrière au cours des trente dernières années. Une quinzaine d’autres s’ajouteront au fil des mois (également anonymes, sauf deux), provenant en majorité d’artistes engagées dans les théâtres dirigés par Domingo. Si aucune plainte ne sera déposée et malgré les excuses présentées par le chanteur, le scandale pousse les salles américaines à annuler en masse ses engagements. Il se voit également contraint le 25 septembre d’annoncer son « retrait définitif » du Met de New York, et de démissionner le 2 octobre de la direction du Los Angeles Opera. [En 2020], après des enquêtes internes concluant à la vraisemblance des faits de harcèlement, Domingo réitère ses excuses tout en contestant les accusations d’abus de pouvoir. L’affaire reste sans suite judiciaire, mais les salles espagnoles et anglaises annulent à leur tour ses engagements.

Et le rédacteur en chef d’enfoncer le clou dans son éditorial :

Et surtout : est-ce à la presse (ou aux réseaux sociaux, à l’opinion publique, à la rumeur) de se substituer aux tribunaux ? Aucune condamnation pénale n’a été prononcée contre Placido Domingo, aucune plainte n’a même été déposée. Pourtant, il est reconnu coupable, forcément coupable. [...]

Le féminisme de progrès de la fin du siècle dernier aurait-il donc laissé la place à un féminisme de procès ? Peut-être, mais ce n’est pas sans raison. [...] Gare cependant à la publicité donnée à certaines dénonciations. Car à une époque où l’information circule à la vitesse de l’éclair, la présomption d’innocence, qui devrait être respectée autant que les plaintes des victimes, peut facilement se trouver bafouée par une forme de lynchage médiatico-numérique - celui-là même auquel, s’agissant de Domingo, nous refusons de participer.

Si le journal accompagne le dossier laudateur sur Domingo (voir plus bas) d’une enquête intitulée « #MeToo à l’opéra », ce n’est toujours pas pour y développer les faits, mais plutôt pour se placer du côté de l’accusé :

Sans qu’il soit évidemment question de se prononcer ici sur le fond d’affaires dont certaines ont fait l’objet de procédures judiciaires - mais pas toutes. Pas celles, en tout cas, regardant Placido Domingo, exemple caractéristique du « parole contre parole » où aucun élément de preuve n’a pu être apporté, ni aucune plainte déposée, tout se jouant au tribunal des médias et de l’opinion.

L’artiste y aura perdu honneur et carrière dans une partie du monde, ainsi que son poste de directeur de théâtre. Ces sanctions bafouant toute présomption d’innocence sont l’élément le plus contestable du mouvement numérique et social qui s’est reconnu sous le sigle #Metoo, exposé aux dérives moralistes et victimaires qui peuvent s’insinuer dans le combat pour les meilleures causes, de la lutte contre les violences à celle pour l’égalité.

Diapason poursuit en évoquant les plaintes déposées par Chloé Briot pour agressions sexuelles pour illustrer... les conséquences négatives endurées par l’homme qu’elle dénonce : « Il en a cuit [...] au baryton accusé par la soprano Chloé Briot de s’être livré, selon elle, à des attouchements et propos scabreux quand revenait une scène de sexe dans la production qu’ils partageaient. »

Et si d’autres comportements de Domingo sont rapportés, c’est pour mieux les banaliser. Ainsi le long baiser forcé sur scène d’une chanteuse qui ne s’en était pas plaint (en 2001) est-il cité pour illustrer le fait que « le donjuanisme [de Domingo] appartient en quelque sorte à la légende du monde lyrique ».

Édulcoration des faits, adoption du seul point de vue de l’agresseur présumé, banalisation des comportements reprochés à l’accusé : les écueils classiques du traitement médiatique des violences sexuelles faites aux femmes sont de sortie.

Mais en plus, le magazine tente de les légitimer.


Trouver aux accusés toutes les excuses possibles


C’est en toute conscience des accusations qui sont portées contre Domingo que Diapason a choisi de le célébrer en Une. Le rédacteur en chef du journal, Emmanuel Dupuy, justifie longuement ce choix dans son éditorial, dans lequel il convient que cette Une « ne sera sans doute pas du goût de tout le monde » :

La rédaction a choisi de consacrer sa « une » de janvier à un des plus grands artistes lyriques de sa génération. Malgré les accusations de harcèlement sexuel dont il est la cible ? Oui, et voici pourquoi.

En fait d’argumentaire soigné, on retrouve quelques poncifs alignés sous forme de catalogue d’excuses.


1. Il faut séparer l’homme de l’artiste ©

Oui mais : Placido Domingo était un grand chanteur. C’est tout ? C’est tout :

[Domingo], on le sait, fait l’objet aux États-Unis de plusieurs accusations d’abus sexuel. Devions-nous, malgré ces péripéties, ne pas célébrer un des plus considérables chanteurs (mais aussi chef, directeur de théâtre, découvreur de talents) de tout l’après-guerre ? Un des artistes les plus aimés du public, dont le nom suffit à remplir les salles partout où l’on veut encore de lui, faisant délirer les foules à chacune de ses apparitions. Séparer l’homme de l’artiste : un peu facile nous dira-t-on. Mais quand bien même Placido Domingo se serait mal comporté - ce que l’on se gardera de contester ou d’attester -, cela nous autoriserait-il à rayer d’un trait de plume six décennies d’une carrière colossale ?

Bel euphémisme que de réduire les accusations de harcèlement et agressions sexuelles au fait de s’être « mal comporté » ou à des « péripéties ». Et tant pis s’il y a un monde entre « rayer la carrière de Domingo » et lui offrir la Une [5].


2. Et dire qu’à quelques années près on aurait eu la conscience tranquille

Oui mais : à l’époque, vous savez...

Placido Domingo, en outre, paie probablement le prix de son exceptionnelle longévité. Il est en effet le vestige d’une époque où, si les mœurs pouvaient paraître plus libres, les relations hommes-femmes étaient sans doute moins respectueuses du désir de l’autre. Cela ne le dédouane évidemment pas de ses responsabilités, ni ne minimise la souffrance de celles qui auraient pu alors se sentir blessées. Mais eût-il quitté la scène la soixantaine passée, comme la plupart de ses collègues, ses histoires de coulisses appartiendraient à la légende du séducteur - et on n’aurait jamais entendu parler d’une « affaire Domingo ».

Ou comment réussir, en quatre phrases, à :

- renverser les rôles et placer l’accusé en victime (de sa longévité) ;
- légitimer les violences sexuelles au titre de « l’époque » ;
- invisibiliser les violences sexuelles faites aux femmes en les noyant dans « les relations hommes-femmes » ;
- se lamenter que des informations aient été rendues publiques, écornant ainsi « la légende du séducteur ». Traduisons-les : « À peu de choses près, les 20 femmes n’auraient peut-être pas témoigné, l’AP n’aurait pas enquêté. C’aurait été tellement mieux. Signé Emmanuel Dupuy, journaliste. »

Dans un autre article, Diapason interroge (sans apporter de réponse) : « Faut-il excuser, comme semblait d’abord le réclamer Domingo, les comportements des aînés au titre d’un regard social qui aurait changé ? »


3. Le harcèlement sexuel, c’est pas une sinécure

Oui mais : peut-on jamais savoir si une personne est consentante ?

Les accusatrices accusent, l’accusé nie, tout en présentant ses excuses, ce qui n’est certes pas la plus habile des défenses. Où se situe la vérité ? Dans la zone grise des relations sexuelles entre adultes, celle-ci ne tient parfois qu’à un fil. [...] Ces affaires posent aussi la question ô combien délicate du consentement, domaine dont les frontières ont souvent l’épaisseur d’une feuille de papier à musique. Où s’arrête la drague lourde ? Où commencent l’abus et le harcèlement ?

Déterminé à trouver des excuses à Domingo, sans remettre en cause la sincérité des accusatrices, Diapason en arrive à justifier les faits qui sont reprochés au chanteur (y compris des attouchements sexuels) par une incapacité à déterminer ce qui serait autorisé ou non. Compte tenu du nombre de témoignages (une vingtaine d’accusatrices et une trentaine de témoins de situation de harcèlement), le magazine du groupe Reworld Media aurait été mieux inspiré de regarder le documentaire diffusé cet été sur France 2 sur le sexe sans consentement [6], rappelant que cette question n’a en réalité rien de compliqué pour qui ne cherche pas à tout prix à dédouaner un agresseur sexuel présumé.


4. Les femmes raisonnables choisissent de consentir

Oui mais : il y a des couples qui se forment au travail. Et Diapason de conter l’histoire d’une chanteuse « courtisée » par un chef d’orchestre lors d’un spectacle :

Aurait-elle dû porter plainte ? C’était une hypothèse, mais nullement son choix : au procès elle préféra le mariage. [...] Depuis, ils vivent heureux et ont de beaux enfants.

De là à suggérer que le problème vient des victimes d’agressions sexuelles, qui devraient plutôt « choisir » de ne pas en vouloir à leur harceleur de les avoir harcelées...


La tentation d’informer est d’abord irrésistible, mais...


L’honneur de Domingo rétabli, il ne reste plus qu’à vanter ses mérites d’artiste. Voilà qui sera fait avec un long dossier illustré de 10 photos (dont une pleine page, en plus de la Une), sobrement titré « Roi déchu mais debout », dans lequel Diapason célèbre « la dernière légende vivante de l’opéra ». Et si le journaliste rend compte de façon transparente des exigences de l’équipe de communication de Domingo concernant l’interview (« éviter les sujets qui fâchent »), c’est pour mieux justifier d’y avoir accédé :

La tentation de passer outre [l’interdiction d’évoquer « les sujets qui fâchent »] est d’abord irrésistible, mais la présence tout au long de l’échange de Madame Domingo, Marta Ornelas, son épouse depuis bientôt cinquante-huit ans, condamne toute chance de réponse. Et surtout, que reste-t-il à ajouter ? C’est probablement dans ses deux communiqués de février dernier que le chanteur s’est exprimé avec la plus grande sincérité.

Après avoir justifié son refus de produire de l’information digne de ce nom, Diapason le met en application. Première question posée à Domingo : « Mais quel est votre secret, pour maintenir cette forme physique et vocale que beaucoup n’ont plus à soixante ans, et pour l’avoir même retrouvée au bout de quelques mois après une maladie dont les séquelles sont justement d’ordre respiratoire et musculaire ? Une discipline sportive et diététique de fer ? »



***


Le traitement par Diapason des accusations portées à l’encontre de Placido Domingo est symptomatique des errances dont se rendent trop souvent coupables les médias français, et que nous avons déjà soulignées plusieurs fois : édulcorer à outrance le récit des faits ; minimiser les agressions (au titre de l’époque, de la « complexité » des relations hommes-femmes...) ; prétendre faire le tour de la question en ne donnant pourtant la parole qu’à l’accusé (dont les communiqués sont cités), et jamais aux victimes déclarées.

On peut y avoir également la confirmation du constat que nous dressions en 2018 au sujet de l’actionnaire de Diapason, Reworld Media, « dont les pratiques sont orientées uniquement vers la satisfaction des annonceurs et dépouillées de toute ambition journalistique, même feinte » [7]. Un constat alarmant quand on sait que Reworld Media, qui peut compter sur la présence au sein de son conseil d’administration de Fleur Pellerin, ancienne ministre de la Culture et de la Communication, est aujourd’hui le premier groupe de presse magazine en France.


Vivien Bernard

 
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Notes

[2Signalé via un tweet relayé par Mona Chollet.

[320 femmes accusent Domingo de harcèlement sexuel et de représailles professionnelles en cas de refus de céder à ses avances, une explique avoir finalement accepté de coucher avec lui de peur de compromettre sa carrière, et plusieurs évoquent en outre des agressions sexuelles (attouchement sur les seins, caresses sur les jambes, baisers forcés). Par ailleurs une demi-douzaine de femmes ont déclaré avoir été mises mal à l’aise par un comportement déplacé de Domingo et une trentaine d’autres personnes se sont dites témoin de harcèlement et de comportements sexuels inappropriés.

[4Tous les passages en gras sont soulignés par Acrimed.

[5A fortiori en y résumant les accusations à l’encontre de Domingo à ce qu’il serait un « objet de passion et de scandale ».

[6Signalé par Aliette de Laleu sur Twitter.

[7Concernant Diapason, on peine parfois à distinguer ce qui relève de l’information ou du commerce de CDs, au milieu d’une bonne vingtaine de pages de publicité.

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