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Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Des urgences médiatiques au consensus politique

Rendue publique le 24 janvier 2002 dans la matinée, la mort de Pierre Bourdieu a fait presque immédiatement l’objet de rapides informations à la radio et à la télévision, bientôt absorbées par les communiqués politiques...

Urgences médiatiques

A suivre les informations diffusées dans l’urgence par quelques chaînes de télévision, on prend la mesure des distorsions quasi-spontanées que produisent.

 la révérence obligée (à l’ « influence » de Pierre Bourdieu) ;

 la rumeur publique (qui rabat l’oeuvre de Boudieu sur ses engagements, réduits à des slogans) ;

 le narcissisme médiatique (qui met en avant l’analyse critique des médias restituée en formules imaginaires).

Les citations qui suivent, relevées au fur et à mesure sans avoir été enregistrées, peuvent souffrir de quelques approximations : encore l’urgence...

  LCI, 12 heures - Une brève annonce de la mort de Pierre Bourdieu, nous apprend qu’il était un sociologue « influent », qui a « dénoncé la souffrance sociale, le libéralisme, et la mondialisation », ainsi que les « rapports entre le pouvoir et la télévision (sic) ». LCI renvoie à ses « prochaines éditions ».

  I-TV, 12 heures 15 - Après les informations sportives, on apprend que « (...) Celui que l’on surnommait - le sociologue énervant - (...) s’était surtout attaché à dépeindre le monde des médias, celui de la télévision en particulier ». Quel est ce « on » anonyme auquel I-TV attribue un surnom qui serait répandu ? Une enquête approfondie d’Acrimed ne nous a fait connaître qu’une seule source : « Bourdieu sociologue énervant » est le titre donné par l’auteur des pages consacrées à Pierre Bourdieu sur le site du Magazine de l’Homme moderne.

Un titre élogieux sur un site spécialisé devient ainsi un surnom dont on laisse entendre qu’il est communément répandu...

  France 2, 13 heures 39 - Quarante minutes apès le début du journal, Daniel Bilalian trouve le temps d’annoncer le décès de Pierre Bourdieu : « Considéré comme un intellectuel influent notamment dans le domaine de l’Education Nationale », connu pour son « engagement contre la mondialisation ». Il était « sévère à l’égard des médias et de leur rôle dans la société ».

  TF1, Journal de 13 heures - Rien. Zappant d’une chaîne à l’autre, on a peut-être manqué l’information : en tout cas, elle devait être plus courte que les reportages consacrés à la France profonde....

  LCI, 14 heures 03 - Le présentateur diffuse l’information dans des termes identiques à ceux qui avaient été rédigés deux heures plus tôt. A une réserve près : la critique du « monde des médias » devient la critique de « la corruption médiatique ». Cette innovation ne devant rien aux écrits de Pierre Bourdieu, on est en droit de se demander ce qui a poussé le présentateur à l’adopter. On la retrouve dans un papier de l’AFP, signé Claude Casteran qui parle, entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation de « la corruption de la société médiatique ».

  LCI, 15 heures 06 - La critique de « la corruption médiatique » a disparu de la nouvelle brève.

Et encore :

  France infos, 15 heures 15 - Pierre Bourdieu « était considéré comme un des intellectuels les plus influents de notre époque ».

  RMC-infos, 15 heures 30 - Exactement la même chose : Pierre Bourdieu « était considéré comme un des intellectuels les plus influents de notre époque ».

A noter cependant, quelques heures plus tard, la prouesse de Patrick Poivre d’Arvor :

  TF1, 20 heures - La mort de Bourdieu figure dans l’annonce des titres du journal. On apprend au passage qu’il était « titulaire d’une chaire à la Sorbonne » : les archives de TF1 n’étant manifestement pas tenues à jour, l’on craint le pire ... Qui poutant n’est jamais sûr : à 20 h 34, au terme d’un présentation conventionnelle, PPDA déclare (à peu près...) que « Pierre Bourdieu n’était pas seulement un critique des médias ». Ouf !

En attendant, dans le cours de l’après-midi, faute de pouvoir étoffer leur information sur l’oeuvre et l’activité de Pierre Bourdieu, les journalistes, en toute indépendance, se réfugient peu à peu derrière les déclarations des responsables politiques et de quelques experts.

Consensus poltitique

L’information sur la mort de Pierre Bourdieu change alors de sens : elle devient une information sur « les réactions » des responsables politiques. Et les journalistes s’abritent derrière la lecture d’extraits de leurs communiqués...

On ne résiste pas ici à la tentation de les mentionner, non seulement pour tout l’intérêt ( ?) qu’ils présentent par eux-mêmes, mais parce qu’ils participent à la constitution provisoire d’un consensus nécrologique auquel les médias contribuent.

 Pour Jacques Chirac, Pierre Bourdieu était « l’un des intellectuels les plus talentueux et les plus reconnus dans le monde » qui « restera comme un penseur militant et un militant de la pensée ».

Et l’AFP titre sa dépêche « Jacques Chirac salue en Pierre Bourdieu - un militant de la pensée - », comme si le chef de l’Etat était le véritable auteur de ce communiqué en forme de notice plutôt bien informée où l’on peut lire :

« Sous le double parrainage de Durkheim et de Weber, Pierre Bourdieu aura profondément marqué la sociologie de son temps en forgeant des concepts fondamentaux qui resteront opératoires pour des générations de chercheurs. »

Et l’auteur de la dépêche de l’AFP de poursuivre sans sourciller son résumé du communiqué attribué à la plume de Jacques Chirac :

« Son combat au service de ceux que frappe la misère du monde en restera comme le témoignage le plus frappant », a poursuivi le chef de l’Etat qui relève aussi son « combat pour la diversité culturelle. »

Voilà au moins, pour Jacques Chirac, une convergence bienvenue ...

 Selon le RPR, Pierre Bourdieu « était un spectateur engagé de notre société qui inscrivait ses réflexions et ses travaux au coeur des grands débats publics ».

Voilà au moins un jugement qui n’est guère compromettant !

 Pour Lionel Jospin, Pierre Bourdieu « un maître de la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle de notre pays », qui « laisse une oeuvre forte et féconde ».

Voilà au moins un autre jugement qui n’est guère compromettant !

 Pour le PS, Bourdieu « s’est voulu, à l’image de Jean-Paul Sartre, la voix des sans voix et le porte-parole des laissés-pour-compte, contre les puissants, dans la tradition des grands intellectuels français ».

Voilà au moins une évaluation qui oublie opportunément que la politique du Parti socialiste était l’une des cibles de cet engagement salué solennellement !

 Selon Catherine Tasca, Pierre Bourdieu a « inventé des concepts qui sont restés des références, tel l’arbitraire symbolique ».

Voilà au moins une référence introuvable qui ne nous manquera pas !

On pourrait continuer indéfiniment la liste de ces tentatives d’appropriation symbolique de la notoriété de Pierre Bourdieu : des tentatives que les médias, dans un premier temps, se sont bornés à relayer, au détriment de leur propre information sur Pierre Bourdieu et son œuvre.

Informations d’agence

 Pour Claude Casteran (AFP, 24 janvier) Pierre Bourdieu « était devenu l’une des têtes pensantes contre la mondialisation libérale ». Comment ? « En 1993, il publie un pavé de près de 1.000 pages « La misère du monde ». Cette analyse de la fracture sociale devient un best-seller et propulse l’intellectuel vers l’engagement militant. Pour la première fois, un grand chercheur tente de « théoriser l’exclusion ».

Le choix des mots - « têtes pensantes », « pavé », « best-seller » - offre un aperçu d’une tentative de traduire en langue journalistique ce que l’on ne comprend pas ou ce que l’on n’a pas lu, en répétant ce que l’on croit déjà savoir : « fracture sociale », « théorie de l’exclusion ».

 Ainsi Martine Veron (AFP, 24 janvier) qui résume convenablement, dans un autre papier - << Pierre Bourdieu, théoricien de la "misère du monde">> - l’ouvrage dirigé par Pierre Bourdieu ne peut s’empêcher de reprendre les propos de son confrère :

<< Ce pavé austère de près de 1.000 pages, première analyse de la "fracture sociale", remporte un succès inattendu, devient un best-seller et propulse le professeur au Collège de France sur le terrain de l’engagement militant. >>

 Mais revenons à Claude Casteran :

<< A la fin des années 90, il devient l’un des théoriciens-fondateurs d’Attac, l’association anti-mondialisation libérale, à travers notamment sa maison d’édition Liber/Raisons d’agir. Elle publie des petits livres au succès inattendu, dénonçant vigoureusement le néo-libéralisme ou "la corruption de la société médiatique" >>.

L’art mineur des approximations qui attribue à Pierre Bourdieu un rôle de " théoricien-fondateur " d’Attac se conjugue avec l’art majeur de la fausse citation qui attribue à Bourdieu une dénonciation de "la corruption de la société médiatique" ".

Et ça continue, avec ce flamboyant sous- titre : "Vague de "Bourdieumania" :

<< En 1998, une vague de "Bourdieumania" déferle dans les médias. "Bourdieu est de toutes les luttes. Ses idées portent, ses livres s’arrachent", écrit l’essayiste et journaliste Jean-Claude Guillebaud. Mais d’autres intellectuels, comme Alain Finkielkraut, ironisent : "grâce à lui le monde est devenu simple, partagé entre dominants et dominés", tandis que la sociologue Jeanine Verdès-Leroux rédige un essai critique sur son "terrorisme sociologique". Ses détracteurs l’accusent de sectarisme. >>

Sans doute satisfait de sa trouvaille vaguement dépréciatrice - " Vague de "Bourdieumania" - le rédacteur de l’AFP "oublie" que la campagne de presse contre Pierre Bourdieu a largement contribué à créer le prétendu phénomène qu’elle prétend enregistrer. De cette campagne, souvent haineuse, il ne reste plus qu’un mot - " Bourdieumania " - et quelques héros, comme Alain Finkielkraut et Jeanine Verdès-Leroux.

On imagine déjà ce que fut, quand leur temps fut venu, le jugement des experts et des éditorialistes...

A suivre ...
(3) Les petits matins de la presse régionale

 
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