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Denis Robert contre Clearstream (1) : « Ce ne sera jamais fini »

Le jeudi 3 février 2011, Denis Robert a été blanchi par la Cour de cassation de sa condamnation pour deux de ses livres (Révélation$ et La Boîte noire) et un documentaire (Les Dissimulateurs), diffusé sur Canal +. Une victoire, gagnée contre Clearstream, mais aussi contre ceux qui avaient tenté de discréditer son travail.

Nous publions ici quelques extraits de l’entretien qu’il nous avait accordé pour le n°1 de Médiacritique(s) – le magazine trimestriel d’Acrimed.

Le 29 novembre dernier, la cour d’appel de Lyon a accordé à Denis Robert 56 500 euros pour les frais de procédure, mais rejeté sa demande de 3,6 millions d’euros de dommages et intérêts qu’il réclamait à Clearstream. Pour justifier cette demande, son avocate - Me Bénédicte Litzler, avait soutenu que le journaliste avait « subi incontestablement des préjudices personnels, professionnels, moraux et financiers considérables ». La cour en a décidé autrement On ne commente pas une décision de justice, dit-on. Mais on n’en pense pas moins [1]

Faut-il considérer pour autant que tout est bien qui s’achève ainsi ? Nous avions reçu Denis Robert le 16 juin 2011 pour un « Jeudi d’Acrimed » consacré au journalisme d’investigation. Et il nous a accordé un entretien pour le numéro 1 de Médiacritque(s), paru en octobre 2011. Voici les quelques extraits annoncés.

« Ce ne sera jamais fini et le problème est effectivement politique »

Vous avez remporté contre Clearstream une victoire juridique et morale de première importance. Mais les activités de cette vénérable institution sont toujours aussi peu mises en cause politiquement. C’est fini ?

Ce ne sera jamais fini et le problème est effectivement politique. Il l’est depuis le début. Je savais en écrivant sur cette société qu’elle était protégée par le cordon de sécurité luxembourgeois. C’était un exploit de provoquer une ouverture d’information judiciaire au Luxembourg. Mais après sans prise de conscience européenne et en particulier française, c’était impossible de faire avancer ce dossier d’un point de vue judiciaire.

Il y a pourtant eu une mission d’enquête parlementaire suite à votre premier livre sur Clearstream ?

Mission d’information plus exactement. Elle n’avait aucun pouvoir coercitif. Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, les deux députés qui en étaient à l’origine, ont fait ce qu’ils ont pu. Quand ils ont convoqué André Lussi, le PDG de Clearstream, ce dernier leur a fait un bras d’honneur et les choses en sont restées là. C’est pour vous donner un exemple… Quand la droite est passée, la mission est morte et toutes les promesses de lutte contre le crime financier avec elle. Le système financier est increvable et Clearstream en est un élément clé. C’est un centre névralgique du « back office » interbancaire. […] Il faudrait une enquête parlementaire européenne. Ce serait à mes yeux la meilleure solution.

Mais comment l’obtenir cette enquête ?

En créant un rapport de force. Depuis la décision de la Cour de cassation, j’ai été approché par tous les partis politiques en France, hormis l’UMP. Je ne sais pas pourquoi. Des militants politiques suisses, belges, italiens, anglais, allemands m’ont aussi contacté. Je suis invité par des associations ou des parlementaires en Belgique, en Allemagne, aux USA. Je crois qu’une structure comme Finance Watch montée par le député vert Pascal Canfin peut coordonner tout cela. C’est aussi aux journalistes de faire le job.

Vous y croyez ?

La vérité s’infiltre partout. Ils ont tout essayé pour la nier, me faire taire. Ils n’y sont pas parvenus. La décision de la Cour de cassation redistribue les cartes. Des articles vont sortir ici et à l’étranger. Des films sont en préparation. Je n’en suis pas à l’origine. J’ai fait ma part de travail. Cette liberté, je l’ai obtenue en résistant aux pressions.

[…]

Philippe Val et Elisabeth Lévy (spécialistes, comme on le sait, des grandes enquêtes !), mais aussi Edwy Plenel (qui se présente comme un héros du journalisme d’investigation) ont condamné votre travail, sans vérification ni contre-enquête. Quelles sont les leçons que vous en tirez, y compris au delà de leurs cas particuliers ?

J’ai eu à subir trois types de dénigrements. D’abord la petite confrérie des journalistes d’investigation. A la limite, c’est de bonne guerre quand on connaît les usages dans ce milieu. Ces gens-là privilégient souvent leur égo qui est grand et leur média au détriment de l’information. Comme je pratique assez peu le copinage et que je n’ai aucun journal derrière moi, j’ai été une cible facile pour eux. S’ils se relisent beaucoup, ils doivent avoir un peu honte aujourd’hui. Pour ce qui est de Plenel et du Monde, c’est un peu la même chose avec une grande constance dans le dénigrement qui est allée jusqu’à ma mise en cause devant les juges d’Huy et Pons qui instruisaient l’affaire des listings truqués. Cela tient à de vieilles rancœurs qui doivent remonter à l’époque où j’étais à Libé. Je n’éprouve ni haine, ni ressentiment à l’égard de ces gens qui pour la plupart ont reconnu leur erreur. Pour ce qui est de Val, Leconte, Lévy ou quelques autres, on est davantage dans une orchestration, une volonté de nuire. Aucun n’a jamais ouvert un de mes livres et ils recrachent presque mot pour mot les raisonnements complètement viciés de l’avocat de Clearstream [2], en allant beaucoup plus loin dans le cas de Val.

Il a comparé votre travail au Protocole des Sages de Sion…

Oui c’est délirant. Richard Malka, l’avocat de Clearstream et Philippe Val sont les meilleurs amis du monde. Malka a un vrai problème avec moi qui vire à la pathologie. Interrogez des avocats, des journalistes qui le connaissent vous verrez. Il est plein de ressentiment, encore plus depuis qu’il a définitivement et lamentablement perdu. Il a expliqué qu’il ne défendait plus Clearstream depuis sa défaite mais les mémoires de Clearstream qui tombent encore aujourd’hui portent sa patte.

Pourquoi, il y en a encore ?

Il reste une audience très importante à la Cour d’appel de Lyon qui doit fixer le montant de mon préjudice. Les avocats de Clearstream et le service de communication de la firme continuent à appeler ce rendez-vous judiciaire « un procès ». Et ils cherchent à refaire le mien. C’est trop tard, la Cour de cassation a sifflé la fin de la partie, mais ils s’acharnent en reprenant presque mot à mot les calomnies et les amalgames mensongers de leurs précédentes assignations. Le vrai problème de Malka depuis dix années c’est que je mets en cause son biseness d’avocat. Certains journalistes ne veulent plus se faire représenter par lui en raison de cette histoire. Comment leur donner tort ?

On ne comprend pas très bien pourquoi ces dérives d’un avocat qui est quand même connu pour sa défense de Charlie Hebdo ?

Malka a bien sûr le droit de défendre qui il veut, mais il a toujours défendu la liberté d’expression et de nombreux journalistes. Il a construit sa notoriété là-dessus. C’était compliqué de continuer à m’attaquer sur ce même terrain sans être en contradiction. Il fallait qu’il me dénigre, falsifie mon passé, me fasse dire n’importe quoi. Je suis devenu le diable dans sa bouche. Et il a répété ça partout, dans les dîners, sur les ondes, dans les prétoires. Il a tout fait pour que je devienne un falsificateur, un conspirationniste, un menteur qui devait être sanctionné. Ses amis journalistes ont repris ses attaques. C’est beaucoup plus difficile qu’on le croit de résister contre ces poltrons qui chassent en meute. Je pensais que ça s’arrêterait avec la décision de la cour de cassation. Mais rien n’a changé dans leurs écrits. Je crois que Clearstream se vit au-dessus des lois. Ils font de la com et du dénigrement. Encore et toujours.

Le journalisme d’investigation (c’est-à-dire en vérité ce que devrait être le journalisme tout court) recouvre des pratiques disparates et, parfois, contradictoires. Quel tri pourrait-on opérer ? A vos yeux, c’est quoi ?

L’habitude langagière qui consiste à accoler journalisme à investigation vieillit mal. Quand je commençais mes enquêtes en 87, 88, on ne me disait pas « journaliste d’investigation ». J’étais un journaliste parmi d’autres, plus fouineur peut être mais ça m’allait. On disait « affaires de fausses factures ». On disait « corruption ». Souvenez vous. On a l’impression que c’est la préhistoire. Pourtant ce n’est pas si vieux… Je ne sais pas qui a inventé ce terme. Mais il correspondait à une tendance à l’enfermement, au cloisonnement. Il fallait parquer les journalistes travaillant sur les affaires pour mieux les banaliser et les combattre. Jusqu’au milieu des années 90, les journalistes qui enquêtaient sur les liens entre hommes d’argent et hommes politiques étaient un réel sujet d’embarras pour les gens de pouvoir. Petit à petit, les politiques et évidemment ceux qui sponsorisaient ces politiques ont repris ce pouvoir-là en mettant des hommes à eux aux postes clés. Pas forcément, les plus apparents. A la chancellerie où tout se gère, à l’AFP, dans certains journaux et tribunaux Il y a eu quelques années de flottement et puis les affaires se sont tassées, des juges ont démissionné. La galerie financière n’a jamais vraiment bien fonctionné. Par contre, on a institutionnalisé dans les journaux les cellules investigation. C’est à mes yeux là qu’elles sont devenues les moins opérantes. Certains ont continué à bosser, à sortir des affaires. Mais tout s’est peu à peu noyé dans le flux. Internet, en un sens, n’a pas aidé. Et puis cette engeance –les journalistes d’investigations- en gagnant des galons et des temps de passage sur les plateaux de télé a joué perso, privilégiant leur personne ou leur média au détriment de l’information. Il y a un autre souci… L’origine même de ces affaires qui sortent. Elles sont à 99% judiciaires. Du fait des lois sur la diffamation et de l’utilisation qui en est faite, il est très risqué de sortir une information originale, non « judiciairisée ». Ceux qu’on appelle les journalistes d’investigation sont dans leur grande majorité devenus des auxiliaires de justice. Ce qui m’importe c’est de trouver dans le bruit et la confusion des médias, une information nouvelle, sourcée, originale. On en trouve plus aujourd’hui sur le net que dans les journaux dit sérieux.

[…]

On assiste à des tentatives de relance du journalisme d’investigation sur Internet ? Un avis sur Médiapart ? Le Monde qui débauche des journalistes de Mediapart pour muscler une "cellule investigation". Une réaction ?

Rue 89 et surtout Owni font des efforts. Financièrement, je sais que ce n’est pas évident, on est dans une période charnière en matière d’économie de la presse en ligne. De nouveaux titres arrivent. Des couplages papier-net sont à inventer. Les patrons de journaux manquent cruellement d’imagination. Mediapart c’est pas mal. J’ai failli m’abonner mais bon, filer des ronds à Plenel ça me fait quand même un peu mal au bide. Ça me passera aussi.


Et pour comprendre pourquoi Denis Robert hésite encore, lire : "Denis Robert contre Claerstream (2) : Les trous de mémoire d’Edwy Plenel (mémento)".

Entretien paru dans le n°1 de Médiacritique(s)

 
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Notes

[1Dans un entretien accordé au NouvelObs.com, le 29 novembre 2011, Denis Robert déclarait « Aujourd’hui, l’affaire Clearstream 1 - celle de mon enquête et des attaques incessantes de Clearstream- est close. Définitivement. Dans l’histoire de la presse, les journalistes ne reçoivent classiquement pas de dommages et intérêts. Je m’en sortirai sans. » …].

[2L’avocat de Clearstream est Richard Malka… par ailleurs avocat de Charlie Hebdo, journal dirigé alors par Philippe Val.

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