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Maux médiatiques : « Décryptage »

par Jean Pérès,

Le journalisme semble depuis quelques années s’être enrichi d’une pratique désignée par un vocable d’apparence flambant neuve : le « décryptage ». Une information peut ainsi être présentée, analysée, et, à un niveau que l’on imagine supérieur, « décryptée ». L’art consiste à « retrouver le sens clair d’un message chiffré en écriture secrète, sans connaître la clef ayant servi à le transcrire » (Larousse).

Note : cet article est tiré du dernier numéro de notre revue Médiacritiques, à commander sur notre boutique en ligne, ou à retrouver en librairie.

Ceci n’est pas un décryptage.

En journalisme, l’usage de ce terme semble abusif si l’on s’en tient à son sens strict, mais il pourrait être utilisé à titre d’hyperbole pour désigner, à l’occasion, le décorticage d’un imbroglio (géo)politique, de phénomènes scientifiques énigmatiques ou d’un texte de loi retors. Cela arrive parfois. Mais ce qui frappe, c’est au contraire son usage extensif, pour désigner des objets qui n’ont rien d’obscur, ni, a fortiori, de « crypté ». Florilège :

-« Décryptage de l’élimination du stade toulousain » (Le Figaro, 28 sept.)

 « S’abonner, c’est décrypter l’actualité avec un regard chrétien » (La Vie, slogan sur son site Internet)

 « Entouré d’une équipe d’experts, Jean-Marc Morandini décrypte des faits divers aussi fascinants qu’effrayants. » (Télé 7 jours, 6 avr.)

 « Méprise autour de l’affaire Dupont de Ligonnès. Décryptage autour d’une fausse piste » (France 2, 12 oct. 2019)

 « Tour de France 2020. Décryptage de la 12e étape » (Le Journal de Saône-et-Loire, 12 sept.)

 « Attaque de la préfecture de police de Paris. Décryptage d’un périple meurtrier de sept minutes » (Ouest-France/AFP, 6 oct. 2019)

 « Jean-Pierre Pernaut va arrêter le JT de TF1. Un historien avait décrypté le conservatisme de son JT » (Télérama, 15 sept.)

Crypté, le conservatisme de Jean-Pierre Pernaut ?

On s’en doutait : l’emploi à toutes les sauces du « décryptage » ne traduit pas un progrès de l’activité journalistique ; seulement sa valorisation formelle : de quoi flatter le narcissisme des rédacteurs, transmués par la magie du verbe… en détecteurs de vérités cryptées. Ou en professionnels irréprochables : dans les pas des rubriques de « fact-checking », les pastilles de « décryptage » des chaînes d’info – allant de « Ce qu’il faut connaître » sur BFM-TV aux « Indispensables » de LCI – sont estampillées, malgré leurs nombreux biais, 100 % pédago, 0 % intox, selon leurs fournisseurs.

Il faut dire que, le discrédit des journalistes auprès du public ayant atteint des sommets [1], la concurrence des réseaux sociaux étant fort rude, les médias professionnels doivent convaincre de leur valeur ajoutée et imposer la fiabilité de leur production à la conscience commune et aux désordres du Web. Ou du moins… en donner l’impression ! Car sur les chaînes d’info comme dans la presse, le « décryptage » reste surtout le prête-nom du « journalisme de commentaire », qui « encode » à sens unique… bien plus qu’il ne « décrypte » ! « Chaque jour de la semaine, un de nos éditorialistes décrypte un sujet marquant de l’actualité », fanfaronnent Les Échos (28 sept.) ; « Dans “L’Info du vrai”, chaque jour, Yves Calvi affirme son ambition : décrypter, analyser, expliquer l’actualité », ose Canal+. « Décryptage » qui va jusqu’à donner son nom à l’émission de bavardage elle-même : « Dans “Priorité au décryptage”, chaque week-end, Philippe Gaudin […] s’appuie sur l’expertise de chroniqueurs et d’invités [pour] commente[r] l’actualité et mieux la comprendre » (BFM-TV).

Beaucoup de bruit pour rien ? De bien grands mots, en tout cas, pour désigner ce qui devrait être l’ordinaire du journalisme : vérifier, diversifier, croiser les sources, resituer et expliquer les faits dans leur contexte. Mais l’enflure sémantique, dont le terme « décryptage » est une expression extrême, n’est pas inutile à cette profession mal aimée : elle est censée promouvoir, dans l’esprit du public, l’idée d’un journalisme exigeant et compétent. L’idée.


Jean Pérès

 
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Notes

[1Selon le baromètre annuel Kantar – La Croix, les deux tiers des répondants les jugent sous influence économique ou politique et aucun média (télévision, radio, presse, Internet) ne recueille la confiance de plus de la moitié du public.

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