Accueil > Critiques > (...) > Les médias et les quartiers populaires

Camélia Jordana : le débat sur les violences policières n’aura pas lieu

par Frédéric Lemaire,

Il a suffi de deux phrases, prononcées par Camélia Jordana lors de l’émission « On n’est pas couché », le soir du 23 mai sur France 2, pour mettre le feu aux poudres. Deux phrases où la chanteuse et actrice évoque, avec des mots forts, la défiance et la crainte que suscite la police. L’occasion de poser la question des violences policières ? Non pas. Plutôt de multiplier les invitations des syndicats policiers et de responsables politiques les plus droitiers… Et de substituer au débat une véritable opération de maintien de l’ordre symbolique.

Deux phrases, donc, qui sont à l’origine d’une de ces « polémiques » dont les grands médias ont le secret [1]. La première fait référence au racisme et à la violence de la police : « Il y a des hommes et des femmes qui se font massacrer quotidiennement en France, tous les jours, pour nulle autre raison que leur couleur de peau. » La seconde évoque la crainte que suscitent les policiers : « Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fais partie ».

Se prononcer sur la pertinence des propos de Camélia Jordana ne relève pas de la critique des médias. S’interroger sur leur traitement médiatique, oui. Pour en juger, nous avons étudié en détail les programmes des trois principales chaînes d’info en continu le lundi 25 mai. La réponse est sans surprise : ces propos n’ont été que prétexte à ouvrir une énième « polémique » stérile. Commentées en long et en large, les paroles de la chanteuse ont été l’objet de condamnations unanimes des éditocrates. Auxquelles se sont jointes les protestations des syndicats de policiers et de représentants politiques de droite et d’extrême droite, plébiscités sur les plateaux. Quant aux rares invités souhaitant ouvrir le débat sur les violences policières, ils se verront opposer des rappels à l’ordre cinglants.


Condamnations (presque) unanimes sur CNews


La palme du maintien de l’ordre revient sans conteste à CNews. Les propos de Camélia Jordana y ont été largement commentés tout au long de la journée du 25 mai. Avec à la clé, un défilé de représentants de syndicats policiers : pas moins de cinq sur l’ensemble de la journée [2]. Des invités politiques unanimes dans leurs condamnations, parmi lesquels une majorité de représentants du RN [3]. Mais ce sont peut-être les éditorialistes et consultants « maison » de CNews qui sont parmi les plus vindicatifs à l’égard des déclarations de Camélia Jordana. Florilège :

- Brigitte Milhau (« Punchline ») : « Je trouve ça indécent […] Je ne comprends pas comment on peut attiser cette haine avec des propos sortis de nulle part, les mots étaient forts, d’une violence inouïe, comment peut-on laisser dire ça ? »

- Jean-Claude Dassier (« Punchline ») : « Il y a des propos qu’on peut tenir, et d’autres qu’on ne devrait pas pouvoir tenir […] Ce genre de propos ne devrait pas pouvoir passer ».

- Élisabeth Levy (« L’heure des pros ») : « J’ai envie de dire à Camélia Jordana qu’il y a des millions de gens qui ne se sentent pas du tout en sécurité quand ils sont face à une racaille. »

- Ivan Rioufol (« L’heure des pros 2 ») : « Cela revient à déverser un bidon d’essence sur un site qui est enflammé, on ne va pas faire un dessin pour dire aujourd’hui l’état d’insurrection quasi-permanente dans certaines cités ».

- Gilles-William Goldnadel (« L’heure des pros 2 ») : « C’est du racisme anti-flic […] qui peut-être, allez savoir, cache un racisme anti-français. Moi je prétends que sous le racisme anti-flic, y a du racisme anti-français, et sous le racisme anti-français, y a du racisme anti-blanc ».

- Charlotte D’Ornellas (« Soir Info ») : « Il y a des victimes qui n’intéressent pas ces militants politiques, ce ne sont pas les victimes qui les intéressent, c’est leur logique à la fois indigéniste et anti-flic. »

Et pourtant au cours de l’émission « Punchline », un pavé est jeté dans la mare des condamnations unanimes : un sondage-minute réalisé par la chaîne sur les réseaux sociaux, qui donne une majorité de répondants « pas choqués » par les propos de Camélia Jordana.



Ça vaut ce que ça vaut, mais tout de même de quoi faire bégayer le représentant du syndicat des commissaires de la police nationale sur le plateau. Y aurait-il donc, à travers les propos de la chanteuse, un véritable débat qui se poserait, notamment sur la question des violences policières ?

En tout cas, il n’aura pas lieu sur CNews. Car les animateurs et éditorialistes veillent à rappeler à l’ordre les rares invités qui s’essaieront à aborder la question. Ils seront deux : le rappeur et producteur Rost, et l’avocat de SOS racisme Patrick Klugman. Tous deux amenés à se défendre contre le reste des invités, et parfois l’animateur lui-même.

Tout en condamnant les propos de Camélia Jordana, Patrick Klugman tentera tant bien que mal, dans « Soir Info », d’évoquer la question des violences policières face à Charlotte D’Ornellas, Sébastien Chenu (RN) et Frédéric Descrozailles (LREM). Dans l’édition du soir de « L’heure des pros », le rappeur Rost devra quant à lui non seulement répondre aux attaques de Gilles-William Goldnadel, du représentant du syndicat de police ou d’Ivan Rioufol ; mais également faire face à l’hostilité de Pascal Praud qui tour à tour le coupe, tourne en ridicule, et recadre sèchement. Et conclut l’émission en enfonçant le clou :

Quand c’est quelqu’un d’autre qui dit quelque chose avec lequel vous n’êtes pas d’accord, vous ne dites pas que c’est maladroit, vous dites que c’est une honte, vous dites tribunal, vous dites CSA, vous dites etcetera etcetera. Il y a deux poids deux mesures ! Mais là comme ça vous arrange vous dites c’est maladroit. C’est pas maladroit ! C’est juste un propos haineux. C’est tout.

Décidément ce lundi sur CNews, un seul débat était à l’ordre du jour… sur le « racisme anti-flic ». Un terme absurde, qui n’aura visiblement choqué aucun des nombreux arbitres des élégances langagières ayant défilé sur la chaîne d’info. Dans cette démonstration de non-débat, le « rapport de force » donne le vertige : deux invités essayant d’expliquer les propos de Camélia Jordana ; contre une vingtaine d’invités et d’éditorialistes refusant toute discussion et exhortant à une condamnation sans appel.


Même musique sur BFM-TV et LCI


Sur BFM-TV et LCI, c’est la même musique – même si les deux chaînes d’information ont beaucoup moins traité la « polémique ». Dans l’émission matinale de Thomas Misrachi sur BFM-TV, c’est Laurent-Franck Lienard, avocat spécialiste dans la défense des forces de l’ordre, qui interviendra, sans contradicteur, pour condamner les propos de Camélia Jordana. Il sera le seul invité du jour à s’exprimer spécifiquement sur le sujet. Les éditorialistes « maison » de la chaîne ne manqueront cependant pas de commenter les propos de Camélia Jordana, le soir même dans l’émission « Vivre avec ». Ainsi Laurent Neumann nous livre-t-il sa docte analyse :

Il faut aller dans le dictionnaire pour aller voir la définition du mot « massacrer » : action de tuer avec sauvagerie et en grand nombre, de tuer indistinctement une population animale ou humaine, soit en partie, soit complètement. Une fois que vous avez la définition de « massacrer », les propos de cette comédienne, chanteuse qui par ailleurs a beaucoup de talent, sont absolument nuls et non avenus, point.

Une pénible leçon qui omet cependant une des possibilités de la langue française : l’emploi de l’hyperbole. Quoi qu’il en soit, on peut s’étonner que l’éditorialiste n’ait pas, à notre connaissance, formulé la même analyse lorsqu’Emmanuel Macron dénonçait, en octobre 2017, qu’on « massacre » les riches en les taxant [4]. Toujours est-il que son analyse est partagée par Alain Duhamel, puis par Anna Cabana, qui approuve la condamnation des propos de la chanteuse par le ministre de l’Intérieur :

Bien sûr c’est faire beaucoup d’honneur à cette comédienne chanteuse que de lui répondre publiquement, mais d’abord cette affaire avait beaucoup de relief sur les réseaux sociaux, et il ne pouvait pas laisser les flics tous seuls, il avait derrière lui les flics qui poussaient et qui disaient « il faut que notre ministre nous défende, on est attaqués sauvagement, publiquement. »

Pour ne pas dire « massacrés » ! Qu’en pense le dictionnaire ? Sur LCI, enfin, un miracle se produit dans l’émission « Audrey and Co », en fin de matinée : un représentant de la police confronté à un contradicteur ! En la personne de Dominique Sopo de SOS Racisme, qui ne manquera pas de relever les difficultés qu’il y a à poser le débat sur les violences policières, sur le racisme dans la police, dans les médias :

Nous sommes face à une personne qui exprime une émotion qui ne peut jamais s’exprimer dans la moindre sérénité parce que dès qu’on l’exprime, voici le feu roulant de « les policiers ont un métier difficile » ; parce que vous comprenez, les noirs et les arabes qui expliquent qu’il y a du racisme dans la police sont des idiots et ne savent pas que policier est un métier difficile […] Elle parle de massacre et donc on va précisément s’attacher sur ce mot-là, pour ne pas traiter du problème qu’elle évoque, qui est celui du racisme dans la police […]

Dominique Sopo fera tout de même l’objet de plusieurs rappels à l’ordre, dont cette tirade d’Élizabeth Martichoux :

Si vous-même, en tant que SOS Racisme, vous n’êtes pas capable de condamner l’usage de ce mot… Non mais dites-le, on ne l’entend pas ! Vous dites, c’est une petite maladresse. C’est un mot qui dans un contexte de tension majeure entre les jeunes des quartiers et les flics n’est pas supportable. Il faut d’abord le condamner et ensuite dire la question de fond, c’est pas qu’elle a dérapé, c’est la question du racisme.


***


Ainsi sur les trois principales chaines d’information en continu, le débat sur les violences policières n’aura pas eu lieu. Plusieurs facteurs y ont contribué. Tout d’abord le choix fait, particulièrement sur CNews et BFM-TV, d’inviter pour commenter les propos de Camélia Jordana des intervenants policiers ou proches de la police, consultants sécurité ou responsables politiques de droite ou d’extrême-droite. Où sont les représentants des collectifs et associations anti-racistes ? A l’exception de Dominique Sopo sur LCI, ils sont absents des plateaux. Où sont les représentants des collectifs et associations luttant contre les violences policières ? Tout se passe comme si leur parole était illégitime. Même les responsables politiques de gauche semblent, sur la question, ne pas avoir droit au chapitre. Dès lors le périmètre du débat est déjà largement balisé. Et comme si cela ne suffisait pas, s’y ajoutent les interventions orientées des animatrices, animateurs, éditorialistes et autres consultants qui semblent, une fois de plus, se vivre comme des gardiens de l’ordre symbolique.

Une tâche que certains tentent, tant bien que mal, de maquiller en anticonformisme. Ainsi Pascal Praud affirme sans rire que Camélia Jordana « a dit quelque chose que plein de gens veulent entendre dans la société médiatique ». Et de dénoncer « une petite caste de journalistes et de médias qui sont dans cette pensée-là. » Mystérieuse « société médiatique » en vérité, qui s’est faite pour le moins discrète sur les chaînes d’info... Et bien ailleurs, comme sur le plateau de Cyril Hanouna, dont les moqueries mesquines à l’encontre de Camélia Jordana ont fait les titres de nombreuses publications. N’en déplaise à Pascal Praud, dans le petit cirque médiatique dont il est un des pitres atitrés, il est de bon ton de railler les propos de la chanteuse, pour mieux taire le débat. Nouvelle démonstration d’un journalisme de maintien de l’ordre qui, ce lundi 25 mai, a sévi à plein sur les chaînes d’info.


Frédéric Lemaire

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1À noter que ces deux phrases, largement montées en épingle sur les réseaux sociaux, ont souvent été sorties de leur contexte. On peut lire une partie de l’échange entre Camélia Jordana et Philippe Besson sur le plateau de « On n’est pas couché » dans cet article sur le site de France Inter.

[2Stanislas Gaudon, Alliance Police Nationale (Journal de 6h30) ; Rocco Contento, Unité SGP Police Paris (La Matinale, 7h50) ; Denis Jacob, Alternative Police (Morandini Live, 10h44 et 15h14) ; David Le Bars, syndicat des commissaires de la police nationale (Punchline, 17h25) et David-Olivier Reverdy, Alliance Marseille (L’heure des pros, 20h15)

[3Jean Messiha, du RN (L’heure des pros, 10h28) ; Philippe Juvin de LR et Julien Dray du PS (Punchline, 17h30) ; et Frédéric Descrozailles de LREM et Sébastien Chenu du RN (Soir Info, 22h08).

[4Comme l’a souligné un facétieux utilisateur de Twitter.

A la une