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Bonnes mœurs (ou : le magazine Elle et « L’affaire Sinclair »)

par Pierre Tévanian, Sylvie Tissot,

Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune et avec l’accord de ses auteurs ,un article paru le 7 octobre 2011, sous le titre « Bonnes mœurs », sur le site du collectif « Les mots sont importants » (Acrimed).

Depuis plusieurs décennies maintenant, Elle adopte une posture féministe aussi light que les yaourts qu’elle recommande à ses lectrices : la femme de Elle est émancipée, travaille, a des idées, mais sans oublier de faire des enfants, d’être une bonne épouse et de rester « féminine ». Pour donner des gages de ce vague progressisme, le journal n’hésite pas à « s’engager » périodiquement contre les violences faites aux femmes, à condition toutefois que les victimes se situent à distance respectable du monde occidental : en Afrique, en Asie, de préférence en Afghanistan, mieux encore en Iran.

Sans peur et sans reproche, le magazine n’hésite pas alors à employer les mots qu’il faut pour dénoncer l’atroce violence masculine qui règne loin de nos hémisphères, témoignages de BHL à l’appui. Certes, nos banlieues sont peuplées d’affreux musulmans sexistes et de femmes voilées retardées, mais, Dieu merci, en France, on peut quand même faire du shopping comme on veut !

On se demandait si le magazine allait, avec la même ardeur, s’engager sur la question des violences faites aux femmes suite à l’affaire DSK. Un article sur le viol dont celui-ci est accusé et sur les preuves qui ont été réunies lors de l’enquête ? Un reportage sur tous les viols que le système judiciaire laisse impunis. Il n’en est rien, bien-sûr, et la parade est audacieuse. Sur la base d’un sondage « exclusif », le magazine parvient à faire basculer les féministes du côté d’une défense archaïque des bonnes mœurs pour propulser le couple Sinclair-DSK à l’avant-garde du combat pour la libération sexuelle. Opération en trois étapes.

1. Pour ou contre Sinclair, ou comment arrêter de parler de DSK

A la "Une"...

L’opération commence par un recadrage du débat en déplaçant les projecteurs de Dominique Strauss-Kahn vers sa femme. Rien de plus efficace pour cela qu’un sondage, qui vient ériger en question que se pose l’opinion une question tout simplement posée par les journalistes. On peut ainsi lire en une du Elle du 30 septembre 2011 : « Anne Sinclair : la femme qui divise les femmes ».

Pour enfoncer le clou, Valérie Toranian écrit dans l’édito cette phrase à la magie performative :

«  Le cas Sinclair passionne les femmes et les divise. Et détrône dans les conversations l’affaire DSK ».

Beaucoup d’autres questions restent pourtant posées : que s’est-il passé pendant ces sept minutes dans la chambre de l’hôtel de New York – ce que Claire Chazal n’a même pas demandé à l’ex-directeur du FMI ? Les avocats de DSK vont-ils réussir à faire échouer la plainte en civil déposée par Nafissatou Diallo pour continuer, selon leurs propres termes, à « lui faire vivre un enfer » ? Celle de Tristane Banon va-t-elle donner lieu à un procès ou subir le même sort ? Les mœurs de la classe politique, et surtout le PS, vont-ils changer suite à l’affaire DSK ? La question de l’égalité hommes/femmes fera-t-elle son apparition lors de la campagne ? Et quid du silence troublant, toutes ces années, des journalistes ?

Au lieu de ces questions, et de beaucoup d’autres, Elle préfère celle-ci, assurément passionnante : « Qui est-elle vraiment ? », cette Anne Sinclair qui a « les yeux des femmes braqués sur elle  ». La diversion est faite ; les caciques du PS et les journalistes peuvent respirer : aucune question gênante ne leur sera posée dans les pages de Elle.

Le recadrage sur Anne Sinclair s’accompagne d’une héroïsation qui nous éloigne encore un peu plus de l’anonymat des victimes de violence, et plus particulièrement de toutes celles qui ont eu affaire à la « drague lourde » de Dominique Strauss-Kahn. L’édito de Valérie Toranian est de ce point de vue ahurissant. Les lectrices se voient embrigadées dans une admiration supposée consensuelle pour « Notre Anne Sinclair », « icône des femmes libres » (sic !), dont on apprend qu’ :

« Elle avance, le pas vif, son éternel sourire en bandoulière, son cabas chic plaqué contre elle comme une armure ».

2. Pour ou contre la liberté sexuelle, ou comment arrêter de parler du viol

Preuve que le sauvetage concerne autant Anne Sinclair que son mari, le propos de Valérie Toranian est tout entier tourné vers l’idée qu’elle « n’est peut-être pas la victime que l’on croit  ». Toute notion même de victime est évacuée, alors que disparaît – et le mot même n’est jamais prononcé – la possibilité d’un viol de Nafissatou Diallo par Dominique Strauss-Kahn.

On apprend ainsi qu’Anne Sinclair pense qu’il s’agit simplement d’une infidélité. Plus loin, Valérie Toranian rabat l’affaire sur une histoire de « sexualité [entre] adultes consentants ». Et DSK est décrit comme « un homme de pouvoir friand de légèreté », par une journaliste qui n’hésite pas à reprendre sans guillemet le mot utilisé par DSK lui-même pour caractériser son attitude par rapport aux femmes. Une légèreté dont Nafissatou Diallo semble payer le prix très… lourdement.

La question du viol passe ainsi à la trappe au profit d’une tout autre réalité, les « infidélités », et d’une tout autre question, bien moins dérangeante et repoussant toute discussion sur la domination masculine : les femmes doivent-elles tolérer les infidélités de leur conjoint ? (notons que la question n’est jamais posée en sens inverse).
3. Pour ou contre la défense des bonnes mœurs, ou comment faire du couple DSK-Sinclair le symbole du progressisme

Enfin troisième étape du processus : du débat ainsi posé, l’éditorialiste parvient à faire ressortir une image grandie du couple DSK-Sinclair, soudainement en pointe – on croit rêver ! – sur le libéralisme sexuel.

Bien-sûr, admet Valérie Toranian, désormais intégrée aux « combattantes » de la cause des femmes, « on » ne s’est pas « battues » pour accepter les infidélités des hommes. Mais ajoute-t-elle, et le retournement est diabolique : « le combat féministe n’est pas le combat des bonnes mœurs [et] ne doit pas enfermer les femmes et les hommes dans un destin de pureté  ».

Tout est dit : celles qui dénoncent, depuis le début, les soutiens honteux qui s’étalent dans les médias et l’abandon des charges contre DSK, qui tentent de poser, plus largement, la question du viol et de son impunité, à celles-là est réservé le poncif le plus réactionnaire : les féministes sont vraiment des coincées du cul !

Dans l’article du numéro (bien plus nuancé, d’ailleurs, que l’édito), on apprend, à propos des « 26 % de sondées qui, dans la même situation, resteraient avec DSK après la procédure judiciaire  », qu’elles sont, comme Anne Sinclair, « cadres ou professions intellectuelles supérieures, parisiennes, âgées de plus de 50 ans, et proches des partis de gauche ». « Elles ont la même conception “libérale” du couple, ouvert et dans lequel on peut vivre des aventures, souligne la politologue Janine Mossuz-Lavau ».

Nos élites sont quand même formidables.

Quant aux femmes victimes de viol en France, on aura compris que ce n’est pas un sujet très glamour. Qu’elles s’achètent déjà un cabas présentable ! Y en a un très sympa de chez Céline, et un Gucci vachement tendance dans le numéro…

Pierre Tévanian et Sylvie Tissot.

P.-S. Lire aussi Sophie Courval, “Ce qu’Anne Sinclair fait au féminisme”, dans le recueil coordonné par Christine Delphy : Un troussage de domestique.

 L’article sur le site « Les mots sont importants »

 
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