Les sujets sur les « galères » ayant littéralement écrasé l’information dédiée aux grèves dans les transports, il n’est pas étonnant de voir des journalistes courir derrière les témoignages les plus anecdotiques à même de leur fournir, encore et encore, des histoires d’usagers en détresse qui briseront les cœurs. Il faut bien satisfaire l’appétit médiatique pour le storytelling sensationnel [1] et les coups d’éclats « télégéniques »… autant que l’obsession des chefs à couvrir à longueur d’antenne les conséquences négatives des grèves.
Et si de très nombreux journalistes ont quadrillé les quais de gare ou le périphérique parisien, d’autres ont fait leur « terrain » en direct… de Twitter. Garantie d’un « gain de temps » considérable et d’un « coût de fabrication » dérisoire, cette pratique répond aux attentes d’une production journalistique low-cost, à la chaîne, particulièrement prisée par les vitrines internet des grands médias. Une pratique qui pourrait prêter à sourire si elle ne reflétait pas, en réalité, l’état de délabrement du métier, et qui interroge quant à la perte de sens professionnel pour des « exécutants », jouant, pour certains malgré eux, le jeu de ce « journalisme 2.0 ».
Début décembre encore, une internaute employée dans une start-up, ravie d’afficher sur Twitter qu’elle travaillait malgré la grève, faisait part de son amusement après avoir reçu un message de la rédaction de France 2 :
« Bonjour, je suis journaliste à France 2 et je cherche à vous joindre au sujet du télétravail aujourd’hui. » En cette journée de grève, alors que je travaillais tranquillement depuis mon salon, je reçois ce message surprise sur Twitter. 2 heures plus tard, l’équipe de France Télévisions débarque chez moi ! Je me retrouve devant la caméra pour une interview impromptue.
De l’art de fabriquer l’information…
D’autres fois encore, les médias préfèrent directement mettre à profit leurs communautés de lecteurs toutes entières sur les réseaux sociaux (Facebook en l’occurrence) :
On n’arrête pas le progrès. En particulier sur BFM-TV, où ces pratiques confinent à la caricature pour certains journalistes en quête de « tristes nouvelles »… surtout en période de grève et de mobilisation sociale. Ce fut tout particulièrement à l’occasion du droit de retrait des conducteurs SNCF, fin octobre 2019 :
On touche le fond. Mais le recours à Twitter ne constitue rien de moins qu’un redéploiement de pratiques vieilles comme la profession, celle des appels à témoignages publiés à l’origine dans les colonnes des journaux… et désormais sur les sites des différents médias, comme le montrent les exemples non exhaustifs ci-dessous [2] :
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Il est entendu que ces appels à témoignages sur les réseaux sociaux ne constituent pas des pratiques problématiques en elles-mêmes. Mais elles le deviennent dès lors qu’elles se substituent au reportage de terrain, d’une part, et lorsqu’elles ne servent, d’autre part, qu’à habiller des choix éditoriaux à sens unique et prédéterminés, visant à décrédibiliser la grève et ses acteurs.
Du reste, si d’autres appels ont été passés, pour que des grévistes expliquent leurs motivations par exemple, leurs voix sont restées partout marginales, conformément au déséquilibre du traitement médiatique dominant ces dernières semaines. De manière plus générale, et à moins de prendre pour acquis ou de se satisfaire d’une fabrique de l’information au rabais, il semble légitime de se poser des questions simples : guetter des témoignages d’usagers derrière un ordinateur constitue-t-il un horizon enviable pour la profession ? et une pratique journalistique souhaitable alors que le pays connaît le mouvement social le plus important – et aux expressions les plus variées – depuis des décennies ?
Pauline Perrenot