- L’hommage presque unanime rendu par les médias à Pierre Bourdieu ne contredit-elle pas son analyse du journalisme ?
Henri Maler. Dans les premières lignes du très beau texte qu’il a consacré à Pierre Bourdieu, paru dans Le Monde daté du Jeudi 31 janvier, Jacques Bouveresse dit l’essentiel en quelques mots. Le rituel médiatique consécutif à la mort de Pierre Bourdieu offre une vérification quasi-expérimentale de son analyse de l’emprise du journalisme, en particulier sur la vie intellectuelle. Une même rhétorique sur le sociologue engagé et - narcissisme médiatique oblige - particulièrement engagé dans la « critique de la corruption médiatique » (pour reprendre une sottise entendue sur LCI…), a permis à nombre de journalistes, mais pas tous, incapables de prendre la mesure de son œuvre et de son action, de se tailler un Bourdieu à leur mesure, parfois pour l’encenser, plus souvent pour l’esquinter. Quant à nos majestés éditoriales - ce club des omniprésents que l’on peut lire, entendre et voir partout et sur tout - elles remplissent leur office : Alain-Gérard Slama (du Figaro) ou Alexandre Adler (du Monde), Jacques Julliard ou Françoise Giroud (du Nouvel Observateur) ont déjà prononcé leur condamnation définitive. D’autres suivront.
- On a pourtant reproché à Pierre Bourdieu - et pas seulement ce que vous venez de citer - sa virulence et son schématisme dans sa critique des médias…
Henri Maler. Il s’est même trouvé un sociologue comme Cyril Lemieux pour faire de Bourdieu un héritier de la critique de la « presse pourrie », comme on disait dans l’entre-deux guerres ; un éditorialiste comme Laurent Joffrin pour découvrir dans le travail de Pierre Bourdieu une variante du marxisme le plus vulgaire (c’est-à-dire du marxisme tel que Laurent Joffrin le comprend…) ; et une tripotée de journalistes en vue pour déclarer qu’on ne trouve dans l’analyse de Bourdieu que des poncifs. Pourtant, s’ils avaient lu ses interventions avec plus d’attention qu’ils ne lisent une dépêche d’agence sur le cours du Nasdaq, ils se seraient peut-être privés de l’audace de les rabattre sur ce qu’ils savent déjà ou croient savoir. Des banalités ? Supposons … L’analyse du journalisme doit commencer d’abord, pour reprendre hors de son contexte une formule de Michel Foucault, par « rendre visible ce qui est visible ». Et il n’en faut pas plus pour que les notables de la presse détournent-ils les yeux quand, à l’instar de Serge Halimi, on met en évidence l’existence d’un journalisme de connivence (véritable société de renvois d’ascenseurs), d’un journalisme de révérence (à l’égard de tous les pouvoirs), d’un journalisme à voix multiples mais qui parle (presque) toujours dans le même sens : un journalisme hégémonisé par quelques dizaines de présentateurs et d’éditorialistes attitrés, flanqués de commentateurs et d’éditorialistes associés. On comprend que ces tenanciers de l’espace médiatique préfèrent se réfugier dans « l’ignorance volontaire » de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, quitte à dénoncer dans l’analyse de Pierre Bourdieu une agression intolérable contre la totalité des journalistes … et dans la critique de l’entrée du Monde en Bourse une atteinte insupportable à l’indépendance de la presse.
- Cet examen « par le haut » des sommets de la profession ne peut pas se présenter comme un sociologie du journalisme.
Henri Maler. Et c’est bien pourquoi la sociologie de Pierre Bourdieu invite surtout à « rendre visible ce qui est caché », en proposant une analyse complexe du champ journalistique - un champ de forces et de conflits - au sein duquel se distribuent et agissent des professionnels très divers : du soutier de l’information de la presse quotidienne régionale aux grands reporters. Un champ dominé par l’emprise de la télévision et qui exerce à son tour une emprise sur d’autres champs, en particulier ceux de la production culturelle. Il faut tout l’anti-intellectualisme latent de certains journalistes pour croire qu’il ne s’agit-là que de compliquer à loisir le vocabulaire, alors qu’il s’agit de rendre compte d’un microcosme très différencié, dont le fonctionnement rend parfois peu visibles les effets quotidiens des logiques commerciales et financières auquelles le journalisme est assujetti. Ainsi, il y a infiniment plus de sociologie du journalisme dans les quelques dizaines de pages de Sur la télévision que dans d’épais volumes qui se contentent d’entériner la connaissance spontanée que la profession a d’elle-même. D’autant que l’apport que la sociologie de Bourdieu peut apporter à la compréhension du journalisme ne se limite pas aux quelques textes qu’il a écrits sur le sujet ; eux-mêmes ne s’éclairent que par la totalité de son œuvre. Ce n’est pas tout : pressés d’en découdre sans comprendre, nos maîtres-tanceurs préfèrent ignorer que la totalité de cette œuvre a plus ou moins directement inspiré de nombreux travaux sociologiques. Pour n’en citer que quelques-uns : les enquêtes d’Alain Accardo, Gilles Balbastre et quelques autres sur Le journalisme au quotidien et Le journalisme précaire ; les articles des Actes de la Recherche en sciences sociales, ou la synthèse orientée, mais ouverte aux apports les plus divers, d’Erik Neveu parue sous le titre Sociologie du journalisme.
- Voulez-vous dire qu’il y aurait en quelque sorte une volonté de « ne pas savoir » ?
Henri Maler. Sans aucun doute. Alors que le journalisme d’investigation prétend nous faire connaître le dessous des cartes dans tous les milieux sociaux, les journalistes sont rarement invités par leurs patrons à enquêter sur eux-mêmes. Raison de plus pour ne pas abandonner l’analyse critique du journalisme et des médias aux seuls journalistes. Pierre Bourdieu avait soutenu, dès 1996, la constitution de notre association et approuvait, sans y participer, son activité. De son côté, Acrimed a trouvé dans l’œuvre de Pierre Bourdieu une de ses sources d’inspiration. Une œuvre qui mérite un débat à sa mesure : un débat sans déférence - ainsi qu’il le souhaitait lui-même. Sans déférence, mais non sans admiration, n’en déplaise à nos majestés éditoriales. Foucault se réjouissait - je cite de mémoire - d’avoir « fait trembler sur leurs tiges quelques nénuphars qui flottent à la surface de la pensée ». Pierre Bourdieu, à n’en pas douter, en a fait trembler quelques autres. Des nénuphars qui entretiennent souvent des rapports très intimes avec la vase…