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Assaut de Saint-Denis : symbiose patriotique avec les sources policières

par Florent Michaux, Olivier Poche,

JT de France 2, 18 novembre 2015, 20h02 : « Soudain, une très forte explosion. On apprendra plus tard qu’une femme terroriste s’est fait sauter avec sa ceinture d’explosifs au début de l’assaut. Les policiers tentent de déloger les terroristes qui sont cachés au troisième étage. Ils ne veulent pas se rendre. La fusillade commence. Elle va durer près de 50 minutes. De la fumée s’échappe, l’assaut est très difficile. » Voilà en substance le récit de l’assaut du 18 novembre 2015 à Saint-Denis contre l’organisateur présumé des attentats du 13 novembre, qui tourna en boucle des jours durant dans tous les médias. Un récit dont les failles apparurent cependant assez vite, et dont une enquête accablante de Mediapart, parue le 31 janvier, révélera qu’il est un tissu de contre-vérités : il n’y eut vraisemblablement pas de riposte massive à l’arme lourde mais un unique pistolet automatique ayant tiré une dizaine de coups, la femme kamikaze était en réalité un homme, qui tua tous les occupants de l’appartement bien avant la fin de la fusillade, et aucun terroriste ne fut interpellé.

Devant des audiences particulièrement importantes, les télévisions ont donc délivré en boucle des informations fausses, en tendant leurs micros sans la moindre prise de distance aux chefs des unités d’intervention de la police, au désormais célèbre procureur de la République François Molins ou au ministre de l’Intérieur, chacun apportant leur contribution à cette version inexacte des faits. Des déclarations tenues pour paroles d’évangile, que les journalistes et invités s’empressèrent de commenter et interpréter sans aucune précaution, sinon celle d’en oublier rapidement les conditionnels pour la beauté du spectacle. Retour sur un cas particulièrement significatif de suivisme des rédactions en période d’état d’urgence médiatique, lorsque les sources policières coproduisent l’information.

I. Journalisme embarqué

Non content de répéter inlassablement la fable officielle mettant en scène des policiers faisant face à « des tirs très nourris et quasi ininterrompus », pour reprendre les termes du procureur François Molins, les services multimédias des principales chaînes se sont surpassés pour en proposer des reconstitutions 3D, procédé qui ne laisse que peu de place au conditionnel et aux incertitudes pourtant explicitement exprimées par certaines sources [1].

On découvre ainsi par exemple dans le 13 heures de France 2 du 19 novembre une image mettant en scène des personnages de jeu vidéo illustrant les terroristes, reconnaissables à leurs ceintures d’explosifs – ou à un hijab noir pour la femme –, en train de tirer à la mitraillette sur des policiers protégés derrière un bouclier dans l’ouverture de la porte. Les terroristes abattent le chien, l’un d’eux est touché et tombe au sol, la femme se fait exploser. Les chaînes concurrentes ne sont pas en reste, à l’exemple de TF1, BFM ou iTélé qui iront chacune de leur variation sur le même thème.



Les descriptions accompagnant les images ne donnent pas non plus exactement dans la prudence. Les personnes interpellées dans l’immeuble sont par exemple répétitivement désignées d’office comme « terroristes », des mots mêmes (pour ne citer qu’eux) de Jean-Pierre Pernaut, le présentateur du 13 Heures de TF1, de Dominique Rizet, spécialiste police-justice de BFM, ou de son homologue d’iTélé Jean-Michel Decugis les qualifiant dès 7h22 de « gros gibier, donc des gens liés directement aux attentats, directement complices des terroristes qui ont frappé vendredi », et que la chaîne ira jusqu’à représenter, en 3D, en train de mitrailler les policiers avant d’être menottés.



Il est vrai que le film a plus de panache avec des « terroristes » interrogés jusqu’à 96 ou 144 heures à la Sous-Direction anti-terroriste (Sdat) qu’avec de malheureux voisins coffrés sans motif valable. « À la Sdat ça parle pas, là pour l’instant ça parle pas du tout », dira Dominique Rizet sur BFM-TV le même soir, exhibant crânement la fraîcheur de ses sources, et désignant les gardés à vue de cet élégant pronom impersonnel « ça ».

Un peu plus tard, toujours sur BFM qui n’a pas quitté ce soir-là un chaleureux entre-soi policier, l’ancien négociateur du Raid Laurent Combalbert ne retient pas ses louanges pour ses anciens collègues : « C’est toujours l’objectif dans ce type d’opération, bien évidemment, les forces de polices qui interviennent sont là pour interpeller, même des assassins, même des assassins dangereux ils sont là pour les interpeller. D’abord parce que c’est le principe de la légitime défense, ensuite parce qu’on a besoin de pouvoir les interroger [...] D’ailleurs je tiens à saluer le sang-froid des gens du Raid qui ont réussi malgré tout, malgré les échanges de feu, malgré 5000 munitions engagées, à interpeller plusieurs personnes pour pouvoir les faire entrer dans le processus d’investigation. »

Rappelons qu’aucun des gardés à vue n’avait de lien avec une quelconque entreprise terroriste, et qu’ils seront tous rapidement relâchés à l’exception du logeur…

Si certains journalistes ne tomberont pas dans ces travers et distingueront scrupuleusement ce qui relève de l’hypothèse de la certitude établie, tentant ainsi de restituer fidèlement l’avancement de l’enquête, cette précaution sera presque systématiquement oubliée dans les commentaires des reportages. De même les « 5000 balles tirées par la police » seront régulièrement réduites à « 5000 balles » tout court, accréditant la thèse d’une riposte nourrie. Jusqu’à l’expertise médicale qui infirmera l’hypothèse de cette « femme kamikaze » qui aura enflammé les débats, celle-ci sera déclinée à l’indicatif dans d’interminables dissertations : chaque invité ou presque ayant défilé sur les plateaux en aura proposé une analyse. Des heures d’antenne.



Nous retiendrons celle de l’inimitable Mohamed Sifaoui sur BFM, somme toute assez représentative de ce qui fut dit sur ce thème : « Ils savent très bien ce qui fait mal aux sociétés occidentales, la femme évidemment, donne la vie, et n’est pas censée agir de la sorte. […] Ils le font de manière cynique pour marquer les opinions publiques parce qu’ils connaissent parfaitement le fonctionnement à la fois des médias, et ils connaissent ce qui terrifie les sociétés. Et donc le profil que vous donniez [de la supposée kamikaze] semble en fait tout simplement, c’est, c’est la description en fait de la voisine, de la voisine de n’importe quelle personne qu’on peut avoir à proximité, et c’est ce qui terrifie aujourd’hui la société. Donc je dirais : les islamistes ont réussi leur coup. » Il est ici permis de se demander qui cherche à terrifier la société, et qui réussit son coup, ou encore qui a ici une parfaite connaissance du fonctionnement des médias.

Décrivant dès 13 heures la « riposte énorme » des terroristes, le spécialiste police de TF1 Georges Brenier ne s’embarrassera pas non plus du conditionnel pour nous faire part de ses trouvailles : « des tirs nourris, tirs qui venaient notamment justement de cette femme kamikaze qui a d’abord ouvert le feu à de très nombreuses reprises sur les policiers avant de faire sauter son gilet explosif ». Il y reviendra en fin de journal, ayant vraisemblablement reçu entre-temps un nouveau tuyau, et il précisera cette fois que la « jeune femme kamikaze a vraisemblablement passé un coup de fil juste avant de faire exploser son gilet, elle a sans doute averti des complices, c’est en tout cas la conviction des enquêteurs », pour terminer son intervention par un spectaculaire « donc la chasse à l’homme continue ».

Dans cette course au superlatif et à l’audience, il n’était pas question de faire part des doutes et contradictions éventuelles entre les différentes sources. Quand bien même le procureur Molins annoncera, dans la conférence de presse le soir même de l’assaut, vers 19 heures, « que la perquisition effectuée dans cet appartement n’a amené la découverte d’aucune arme ou explosif pour le moment », il n’en sera ensuite tenu aucunement compte dans les rédactions, ni aux 20 heures, ni sur les chaînes d’information en continu, ni les jours suivants. Il est vrai qu’à 20h10 sur TF1, le représentant du Raid parlait d’« armes de guerre » en réponse à une question sur la « puissance de feu inédite » des terroristes.

Dès lors, Dominique Rizet pouvait s’en donner à cœur joie sur BFM : « Quand on dit véritable arsenal, j’aime pas l’expression "véritable arsenal", là on peut le dire, c’était une armurerie », ou le lendemain soir dans le 20 heures l’expert police-justice de TF1 Pierre Baretti improvisant une description détaillée dudit arsenal en amalgamant sans complexe les différentes saisies : « Selon les spécialistes de Lyon, deux fusils d’assaut kalachnikov qui ont été saisis et deux revolvers Tokarev, ils sont en cours d’examen à la police technique et scientifique, et une première évaluation par les artificiers de la charge d’explosif de cette femme ou de ce kamikaze qui a explosé à Saint-Denis : un kilo de TATP, c’est à dire quatre fois plus que ce qui était nécessaire pour faire exploser l’avion entre Paris et les États-Unis dans les chaussures de Richard Reid et à titre simplement d’exemple, une kalachnikov vaut 250€ à Belgrade et 2500€ en France. » Effectivement ça fait peur.


II. Critiques évacuées

Un tel fiasco journalistique n’a rien de surprenant dans le climat d’hystérie médiatique post-attentats, où se conjuguent la pression de la concurrence qui pousse à fabriquer en urgence animations 3D, montages chocs et clips en fanfare, et l’abdication de tout recul critique face aux sources officielles. Dès lors, doit-on s’étonner devant l’absence unanime de mea-culpa pour avoir intoxiqué si abondamment les téléspectateurs, pas plus que de remord déontologique pour avoir contrevenu aussi massivement aux règles de base du métier ?

L’article de Mediapart n’est pas en soi une révélation, puisque nombre des erreurs énoncées dans la précipitation étaient déjà connues depuis un certain temps, mais il aurait pu fournir l’occasion de revenir sur le sujet. Très peu la saisiront – et en aucune façon pour procéder à l’examen de conscience sur les pratiques de la profession auquel les invitait l’auteur de l’article, Matthieu Suc, en des termes on ne peut plus clair : « On peut et on doit dénoncer une manipulation des médias visant à faire passer une opération mal menée pour un franc succès. »

De médias, dans ces différentes émissions, il ne fut pas question. Pas plus que de l’attitude que devraient adopter les journalistes face aux sources policières lorsque ce sont les seules disponibles, et vis-à-vis desquelles l’article de Mediapart incite à la plus grande prudence. À l’heure du retour d’expérience, c’est l’article lui-même qu’on mentionna avec les plus grandes précautions, et l’on réserva une place de choix aux déclarations du ministre, faisant part de son « profond mépris » à l’égard des critiques et invitant les « commentateurs » à rejoindre « les colonnes d’assaut du Raid ». La critique de la couverture médiatique de l’assaut formulée par le journaliste de Mediapart fut certes citée, notamment dans la revue de presse de France Inter le 1er février, mais elle n’inspira aucune réaction.

1. Sur Europe 1, le « débat est ouvert »
Le même jour, dans « Europe midi » sur Europe 1, Jean-Michel Aphatie pose d’emblée les questions qui ne fâchent pas : « Des rapports mettent sévèrement en cause la version de l’assaut donnée par le Raid après l’opération menée contre les terroristes retranchés à Saint-Denis le 18 novembre dernier. Les dirigeants du Raid avaient légitimé la violence de leur assaut par l’armement lourd des terroristes, ce que ces rapports aujourd’hui remettent en cause. Faut-il à tout prix faire la lumière sur l’action de ces gendarmes, policiers, courageux qui nous protègent, ou bien faut-il s’étonner que les institutions mentent ainsi quand elles ont à livrer leur version des faits, le débat est ouvert. »

Le débat est ouvert, donc, mais d’une façon très particulière, et très encadrée, sous la forme d’une alternative boiteuse entre deux questions rhétoriques, qui soumet à la « discussion » un faux problème et sa solution : n’embêtons pas les policiers-courageux-qui-nous-sauvent-la vie. En quoi ont-ils menti précisément ? Et surtout, quel rôle ont joué les médias dans la diffusion et l’accréditation de ces « mensonges » ? Ce débat-là restera fermé.

Jean-Michel Aphatie et Maxime Switek reçoivent d’abord, dans « Les invités d’Europe midi », un… ancien négociateur du Raid, Christophe Caupenne, pour une raison simple : « Vous connaissez bien les hommes de cette unité d’élite, qu’encore une fois on ne cherche pas à mettre en cause, parce qu’on salue évidemment leur courage et leur abnégation, mais en même temps on se dit “Pourquoi vraiment, après le raid de Saint-Denis, ont-ils raconté des choses aussi éloignées de ce qui semble être la réalité ?”. Vous avez une explication ? » L’explication de Christophe Caupenne justifie pleinement son invitation : « Alors, je n’ai pas d’information officielle là-dessus, mais par contre je peux vous donner des éléments de contexte qui sont intéressants malgré tout. » Et le même d’évoquer le « mini-chaos » provoqué par l’assaut du Raid « surtout lorsque vous avez des terroristes retranchés qui avaient fait usage de kalachnikovs »… Un invité qui n’a donc, en effet, pas beaucoup d’information, auquel Aphatie fait remarquer que « du coup, c’est l’institution qui souffre un peu, parce que si on ment une fois, on ment deux fois. La prochaine fois, quand les dirigeants du Raid prendront la parole, on se dira : “Ils nous racontent quoi ? la vérité ou autre chose que la vérité ? C’est un dégât pour l’institution ». Nul doute que « l’institution » médiatique, protégée de tout « dégât » par la sollicitude de Jean-Michel Aphatie, retiendra cette sage leçon.

Quelques instants plus tard, on revient sur le sujet dans la séquence « Allô Jean-Michel », où « Jean-Michel » discute avec des auditeurs. Quel est l’angle retenu ? Laissons Aphatie le formuler : « Est-ce que vous trouvez normal qu’on demande des comptes aux agents du Raid ? » Ou, selon le titre de la séquence sur le site d’Europe 1 : « A-t-on vraiment raison de vouloir faire la lumière sur tout ? »

Jean Michel Aphatie rappelle en introduction quelques déclarations des dirigeants du Raid et les conclusions différentes, « semble-t-il », des rapports cités par Mediapart : « On a été un peu étonné de tous ces écarts, et sans remettre en cause du tout, évidemment, le courage des agents du Raid, on a voulu partager avec vous notre étonnement. Bonjour Jean-François […] On attend des instituions qu’elles disent la vérité, pas qu’elles la travestissent de quelque manière que ce soit. Est-ce que vous êtes un peu dérouté par ce qu’a raconté le Raid […] et qui ne semble pas correspondre à la réalité ? »

Jean-François, auditeur, explique les raisons possibles selon lui de ces mensonges, souligne cependant le succès de l’opération et précise qu’il « partage la position du ministre », que Jean-Michel Aphatie s’empresse alors de rappeler. L’auditeur craint qu’on aille « jeter le trouble et crisper peut-être les interventions dans le futur », et Aphatie conclut pour lui : « Préservons le Raid, et bien merci Jean-François ».

Vient ensuite le tour de Gérard : « Qu’est-ce que vous pensez de..., je ne S ais pas, je ne dirais pas cette polémique, mais peut-être on peut le ressentir comme ça, à propos du Raid ? » L’auditeur commence par rappeler que Mediapart a fait son travail, puis rentre rapidement dans le rang : « Moi je soutiens les forces de l’ordre [...] qui risquent leurs vies au quotidien. »

Un petit tour sur les réseaux sociaux confirmant que « la plupart des messages sont sur la même longueur d’onde » [2], et Aphatie peut se remettre sereinement à creuser : « Il faut bien dire qu’on ressentait les choses de la même façon ce matin, c’est à dire que notre souci c’est pas du tout, je l’ai dit déjà ici et je le répète, d’accabler les policiers du Raid, évidemment, qui risquent leurs vies pour sauver la nôtre. Je ne peux pas trouver de meilleure formule. Mais en même temps, il faut bien noter que quand des versions divergent par rapport à ce qui a été raconté, la moindre des honnêtetés c’est de le dire. Voilà, pourquoi est-ce qu’on a dit des choses qui ne correspondaient pas à la réalité ? La question vaut d’être posée, sans évidemment chercher à diminuer en quoi que ce soit le courage des policiers du Raid. »

La question vaut d’être posée, mais elle ne mérite pas d’être traitée : les réponses que proposait l’article de Mediapart ne seront même pas évoquées. En revanche, on se complaît dans une polémique artificielle, s’acharnant à défendre le « courage des policiers du Raid » que nul n’a songé à remettre en cause.

Le dernier auditeur invité à s’exprimer ne rompt pas avec l’unanimisme dont s’entourent les bavardages de Jean-Michel Aphatie. Que pense Laurent « de ces rapports qui indiquent que peut-être le Raid n’a pas raconté exactement les choses comme elles se sont passées ? » Jean-Michel est prudent, mais Laurent est catégorique : « Je m’en moque. Ce qui compte […] c’est le résultat. »

Et Laurent se demandant « pourquoi ce rapport ? », Jean-Michel Aphatie saisit au vol cette question cruciale, pour se lancer, en roue libre, dans une grande enquête depuis son fauteuil : « Peut-être que c’est automatique dans l’administration […] Peut-être qu’on appelle ça une forme de retour d’expérience. Le Raid est engagé dans des opérations extraordinaires, hors-normes, et des agents de l’administration débriefent ensuite les agents du Raid. Parce qu’il est important de transmettre pour les combattants du Raid la mémoire des opérations précédentes. Et du coup quand on compare le travail d’enquête fait par l’administration et la version du Raid on se rend compte que c’est pas la même et on se demande pourquoi d’ailleurs… »

Puis Jean-Michel a changé de sujet.

2. Sur RMC, « pas entendu parler »
Le lendemain, dans un autre genre, sur une autre radio, Olivier Truchot, présentateur des « Grandes Gueules » sur RMC, pose le problème, puis une question, à laquelle il répond aussitôt – par la négative : « Il y a quand même une affaire, une histoire qu’on nous a racontée qui n’est pas la bonne, alors pourquoi a-t-on voulu cacher la vérité, et est-ce que finalement cet assaut est complètement raté ? On peut dire non puisque finalement on a mis hors d’état de nuire 3 terroristes. »

Et Truchot de passer la parole à Dominique Rizet, « consultant expert » (Wikipedia dixit) police-justice de BFM-TV, qui selon la même source a commencé sa carrière au Service d’informations et de relations publiques des armées, et qui, selon nos observations, pourrait y retourner. Son intervention affiche clairement la couleur : « Oui Olivier, alors on ne peut pas dire que le chef du Raid a raconté n’importe quoi, pardon je vais les défendre. » Et en effet, il va s’y employer : « Il a pas raconté n’importe quoi, en revanche il a parlé trop vite, et il a parlé trop vite parce qu’on l’a obligé à parler. » Première raison, bientôt suivie d’une deuxième :

- Dominique Rizet : « Alors après, le patron du Raid, on va lui demander de parler... »
- Olivier Truchot : « Il parle en connaissance de cause ? Ou alors... »
- Dominique Rizet : « Bah non, il n’a pas les éléments au moment où il parle, il n’a pas les éléments, il ne les a pas Olivier. »
- Olivier Truchot : « Il n’a pas les éléments, donc il ne ment pas, il ne fait pas exprès de raconter... »

Rizet, dédouanant le chef du Raid (qui n’a pas « raconté n’importe quoi » sans cependant disposer des « éléments »…), pointe logiquement la responsabilité du ministère de l’Intérieur. Et tente de démentir Mediapart en faisant valoir des informations de première main recueillie à la meilleure source, « les gars du Raid », dont on aura un aperçu en suivant la note [3]. Et quand Fatima Aït Boutoua, une des « Grandes Gueules », soulève la question qu’il ignore – « C’est ce que dénonce aussi Mediapart, puisque vous parlez aussi des médias, à la fin du texte Mediapart parle de manipulation des médias qui voulaient trop vite raconter une belle histoire et l’histoire d’une opération bien menée » –, Rizet remet les pendules à l’heure : « Fatima, Mediapart ne révèle rien du tout, tout le monde était au courant, les journalistes police étaient au courant. BFM-TV a fait un sujet sur l’assaut du Raid, les questions qui se posaient autour de l’assaut sans dénoncer un assaut n’importe quoi, mais on a fait sur BFM-TV un sujet de Mélanie Bertrand sur l’assaut, le Raid l’a vu, c’est pas mal passé d’ailleurs, parce que les questions étaient posées comme il faut, Mediapart ne révèle rien. »

Dominique Rizet, lui, nous révèle en revanche qu’il se soucie de la façon dont les reportages de la chaîne qui l’emploie « passent » auprès des policiers du Raid, et nous laisse penser qu’il n’a pas lu l’article. Ce qu’il confirmera quelques instants plus tard, à cette relance de Fatima Aït Boutoua : « L’autre question de Mediapart, c’est : pourquoi ont-ils meulé ou limé ces boucliers-là [4] ? »
- Dominique Rizet : « Meulé ou limé ces boucliers ? »
- Fatima Aït Boutoua : « […] des outils utilisés qui ont été, juste avant l’examen, limés ou meulés, ça m’a étonné... »
- Dominique Rizet : « Pas entendu parler, pas entendu parler. »
- Fatima Aït Boutoua : « vous n’avez pas lu ça ? »

Et Rizet de finir par une petite surprise – effet garanti, et fin du « débat » : « Et puis alors, toute-toute-petite dernière chose, mais là on se le garde pour nous en studio, regardez, pour vous montrer la violence, la violence du truc, ça c’est le résultat des explosifs sur les terroristes. C’est comment ? »
- Olivier Truchot : « D’accord, c’est un corps que m’a montré Dominique, qui est... »
- Dominique Rizet : « Donc voilà, il faut quand même… »
- Olivier Truchot : « Des morceaux de corps en charpie. »
- Dominique Rizet : « il faut remettre les choses... »

Ne lui reste plus alors que de se faire lui aussi l’écho de Bernard Cazeneuve et d’inviter « ceux qui critiquent à rejoindre le Raid ». Quelques minutes plus tard, une dernière question vient clore l’entretien, éclipsant définitivement le message pour mieux accuser le messager : « Mediapart ne révèle rien […]. Donc ma question c’est, à votre avis, que cherche à faire Mediapart à travers cet article ? Est-ce que c’est encore une fois pour dénoncer ce qu’ils dénoncent beaucoup : l’état d’urgence, la capacité de la police et de ses services très spéciaux là... Quel est l’objectif finalement, à part... parce qu’on voit pas trop... »
- Dominique Rizet : « Moi je crois c’est faire du buzz. C’est faire du buzz, comme d’hab’, à propos de sujets... euh, je veux dire, c’est ça c’est faire du buzz, comme le fait souvent Mediapart, moi j’ai été visé par le buzz de Mediapart, donc je connais ça par cœur, et y a pas de revanche quand je dis qu’ils ne révèlent rien : là ils ne révèlent rien. »


***

Les rares médias qui évoquèrent l’article de Mediapart le firent donc en compagnie d’invités, et selon des angles qui ne pouvaient que neutraliser ses aspects les plus gênants, évitant d’aborder les suspicions de dissimulation de preuves, ou de s’appesantir sur les déclarations inexactes des officiels, et surtout sur l’empressement des médias à répercuter ces dernières, en les enrichissant au besoin de détails fantaisistes.

Précisons que ce ne sont pas les méthodes du Raid qui sont en question ici, quoi qu’on puisse en penser, mais bien le tropisme policier qui s’est emparé des rédactions pour porter en triomphe la riposte de la France. Au moment de l’assaut, on ne compte pas le nombre d’hommages rendus aux forces de l’ordre par les journalistes et leurs invités. Quelques mois plus tard, quand d’autres journalistes en dressent un tableau un peu moins glorieux qui met en évidence leurs propres manquements, c’est l’occasion pour les médias dominants… de réitérer leur admiration hors-sujet pour le-courage-des-policiers-du-Raid. Délices du journalisme en état d’urgence…


Florent Michaux et Olivier Poche (avec Blaise Magnin)

 
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Notes

[1Notamment la conférence de 19h du procureur Molins : voir plus loin.

[2Avec par exemple Perrine sur la page Facebook de l’émission : « Peu importe combien de balles ont été tirées de chaque coté, c’est le monde à l’envers ! »

[3« Je vais vous raconter ce qui s’est passé : je vais vous raconter ça parce que ce matin avant de venir j’ai eu les gars du Raid au téléphone qui m’ont expliqué un petit peu comment ça s’était passé. En fait il faut savoir de quoi on parle, d’accord, y a pas un bouclier, y a deux boucliers, qui sont posés sur une machine qui s’appelle un porte-bouclier, on les met l’un sur l’autre, d’accord, parce que quand on arrive, on sait que ça va barder. Donc on fixe ces deux boucliers l’un sur l’autre, ils sont sur une espèce de diable, vous savez les diables de supermarché, donc on les met l’un au-dessus de l’autre parce que ça protège mieux les fonctionnaires de police. Et on met ce porte-bouclier sur le palier. Et on attend, donc, le moment où il va falloir entrer dans cet appartement et pousser le porte-bouclier pour protéger les premiers gars qui vont rentrer dans l’appartement, or personne n’entrera jamais dans l’appartement, parce que ça a bardé, parce que ça a canardé, parce que le gars va se faire exploser à l’intérieur. Le blast des grenades, y a des grenades qui vont être lancées, hein, les gars vont quand même lancer trois grenades artisanales, les gars qui sont à l’intérieur de l’appartement, les terroristes présumés vont lancer trois grenades, le bouclier va tomber, d’accord, et au moment de l’assaut, de toute façon quand les gars vont entrer quand ça va tirer, le bouclier va prendre des balles, et ces balles elles sont tirées sur un bouclier derrière lequel il y a personne, il est posé sur le palier en attente d’aider la colonne d’assaut à entrer dans l’appartement, donc il est posé ce bouclier. Quand ça va canarder ils vont prendre des balles, mais y a personne qui le tient, les gars se sont pas tirés dessus. »

[4En réalité, Mediapart accuse explicitement les policiers du Raid d’avoir limé des impacts de balles sur les boucliers pour empêcher de déterminer leur origine.

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