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Après les grèves du 18 octobre 2007, faire la grève des sondages ?

par Patrick Champagne,

La presse a pris l’habitude, avant un mouvement social, surtout lorsqu’il y a une grève annoncée, de faire réaliser des sondages (à chacun le sien…) auprès « des Français » pour savoir ce qu’ils pensent de la grève, des motivations des grévistes et, finalement, de sa légitimité surtout lorsqu’elle risque d’affecter, comme c’est le cas des grèves touchant des services publics, les usagers. Et, à chaque fois, comme dans l’évaluation du nombre de participants à une manifestation, on assiste dans les médias à une lutte pour imposer le « vrai » chiffre et sa non moins « véritable » interprétation censée être indiscutable puisque « scientifique ». Les sondages, sous couvert de « neutralité » interviennent directement dans les conflits sociaux. Pourquoi ? Comment ?

Parmi les pourcentages livrés par les sondages, les journaux mettent en avant ceux qui les arrangent : s’ils sont favorables au mouvement, ils trouveront le pourcentage qui indique que « l’opinion publique » est pour les grévistes tandis que s’ils soutiennent le gouvernement, ils titreront sur un pourcentage moins favorable.

Le mouvement de grève annoncé du jeudi 18 octobre n’a pas fait exception. L’Humanité du mercredi 17, s’appuyant sur un sondage de l’institut CSA, titrait ainsi, en gros caractères, en première page : « 54% des Français soutiennent la grève » tandis que Le Figaro du même jour titrait à l’inverse, au-dessus d’une photographie de foule sur un quai de gare, en s’appuyant lui aussi sur un sondage, mais réalisé par un autre institut (BVA) : « Une large majorité des Français contre la grève ».

Est-ce à dire, puisque ces deux sondages ont été réalisés au même moment auprès d’échantillons de population censés représenter une même population, que les sondeurs trafiquent leurs enquêtes en fonction des journaux qui les paient ? Cette critique spontanée (qui n’est pas toujours infondée quand il s’agit au moins du choix des questions posées) ne va pas à l’essentiel et ne permet pas de comprendre les effets qu’exerce cette pratique sur la lutte politique.

Echantillons et questions

À un premier niveau d’analyse, on peut faire remarquer que les enquêtes dites « d’opinion », compte tenu de ce qu’elles prétendent mesurer, posent un problème d’échantillonnage. En effet, ces échantillons ne sont pas représentatifs, contrairement à ce que prétendent les sondologues, de l’ensemble des Français mais, par définition, seulement de ceux qui acceptent de répondre à ces sondages. Ce qui explique le faible pourcentage de non-réponses exprimées aux questions posées (sur la question des retraites, 2 à 3% seulement). Or le nombre des personnes qui, contactées par les instituts, refusent de répondre à leurs questionnaires (et non à telle ou telle question seulement) est loin d’être négligeable (un sur deux, voire plus semble-t-il). Et rien ne dit que la prise en compte de ces refus dans les enquêtes ne modifierait pas substantiellement les résultats, comme on peut le voir pour les sondages d’intention de vote (qui sont les seuls sondages que l’on peut vérifier). Sur ce point qui est loin d’être marginal, les instituts ne livrent pourtant aucune information.

De surcroît, les instituts ne fournissent que des données brutes qui, en elles-mêmes, ne sont ni vraies ni fausses : ce qui fait problème c’est l’interprétation et la présentation de ces données statistiques.

Les enquêtes recueillent des réponses à une situation d’enquête et à un questionnaire. C’est ce qui explique que les réponses puissent varier selon la formulation des questions et selon les réponses possibles qui sont proposées aux enquêtés. La formulation est importante car un mot ou une expression « heureuse » ou « malheureuse » peut déclencher une réaction positive ou négative de la part des enquêtés.

Ainsi, par exemple, le sondage du CSA qui prétendait évaluer leur attitude à l’égard de la « journée d’action et de grève, notamment sur l’avenir du système de retraite et des régimes spéciaux » demandait aux enquêtés s’ils « soutenaient le mouvement » (39%) ou, au moins, s’ils « avaient de la sympathie » pour lui (15%) ou si, à l’inverse, ils « y étaient opposés » (18%) voire « hostiles » (8%). La question prévoyait en outre que l’enquêté pouvait être « indifférent » (17% des enquêtés, ce qui est loin d’être négligeable).

L’institut BVA posait, lui, une autre question : il s’agissait de « savoir » si les enquêtés trouvaient cette journée de grève, présentée exclusivement comme une journée de protestation « contre la réforme des régime spéciaux de retraite » « tout à fait justifiée » (18%), « plutôt justifiée » (25%) ou, au contraire, « pas vraiment justifiée » (24%) ou « pas du tout justifiée » (31%). Apparemment, dans ce sondage, tous les enquêtés étaient censés, à la différence des enquêtés de l’institut CSA, avoir une opinion tranchée sur le sujet puisque aucun enquêté ne pouvait être « indifférent ».

C’est la formulation et les réponses proposées qui font donc changer les réponses et peuvent faire passer les pourcentages au-dessus ou au-dessous de la barre magique des 50% puisque, à 51% et au-dessus, le mouvement est censé avoir « l’Opinion Publique » pour lui alors qu’à 49% et au-dessous, cette même « Opinion Publique » ne le soutiendrait plus. Autrement dit, les médias ne font pas un travail d’information mais se livrent à une opération proprement politique qui consiste à utiliser la technologie pseudo savante des sondages pour tenter de légitimer ou de délégitimer politiquement un mouvement social.

Présentations médiatiques et interprétations

À un second niveau, on peut s’interroger sur la présentation même des sondages par les médias. Est-ce que ce pourcentage global qui est censé représenter « l’Opinion des Français » a un sens ? Est-ce que les Français constituent un tout qui aurait « Une » opinion ? Par ailleurs, parler « d’opinion publique », n’est-ce pas considérer que les citoyens français seraient des juges impartiaux, affranchis de tout a priori et de tout intérêt particulier face à la question posée, auxquels on demanderait un avis objectif sur le bien-fondé des revendications de tel ou tel groupe spécifique ? Savoir si la majorité des Français est « pour » ou « contre » telle réforme envisagée par un gouvernement est, en fait, et quelles que soient les intentions des sondeurs et de leurs commanditaires, une question pour gouvernants qui, en dépit de la valeur prédictive aléatoire des réponses, essaient d’anticiper les réactions à leurs projets de réforme et cherchent ainsi à savoir si elles peuvent « passer ». Est-ce le rôle des médias que de coller ainsi aux logiques politiques des gouvernants ?

Une lecture détaillée des sondages permet de mettre en évidence le fait que les réponses expriment en réalité les intérêts très intéressés des uns et des autres. Ce n’est pas parce qu’une même question est posée à tous les enquêtés qu’il faut en déduire qu’ils ont tous répondu à cette question. Chaque enquêté comprend la question en fonction de ses intérêts et, pourrait-on dire, répond à « sa » question plus qu’à « ma » question. Par exemple, si, dans le sondage BVA, 43% seulement des Français jugent le mouvement « tout à fait ou plutôt justifié », ils sont 67% parmi les sympathisants de gauche (contre 22% seulement parmi les sympathisants de droite). Cette grève intervenant dans un contexte politique précis d’opposition entre la gauche et la droite, il est logique que l’on retrouve ce clivage dans les réponses. Les enquêtés sont des sujets plus ou moins politisés qui peuvent donc réagir en fonction de leur prise de position politique au moins autant qu’ils répondent aux questions qui leur sont posées. Ou encore le fait que les enquêtés soient aussi des usagers des transports a pour effet que certains répondent moins à la question de la légitimité des revendications des grévistes qu’à celle des désagréments que la grève risque d’entraîner pour eux.

Le sondage du CSA permet d’aller plus loin. L’analyse des tableaux croisés (non publiés par L’Humanité) permet de voir que les jugements des enquêtés sur le mouvement sont en grande partie l’expression de leurs intérêts catégoriels, les plus favorables à la grève étant surtout le fait de ceux qui ont le plus à perdre à la « réforme » imposée par le gouvernement, à savoir les ouvriers, les actifs du secteur public, les futurs retraités, les enquêtés sans diplôme tandis que les plus « opposés ou hostiles » sont les artisans, les cadres supérieurs et les professions libérales et les plus « indifférents » les plus jeunes et les étudiants pour qui le problème actuel est de trouver un emploi plus que de penser à leur retraite.

L’effet politique des sondages peut être aussi dans les questions et dans l’interprétation des réponses qu’elles ont provoquées. Ainsi, le sondage de l’institut BVA posait une série de questions dont les intentions politiques n’avançaient guère masquées. Une question portait sur l’idée que les Français se feraient des motivations des (futurs) grévistes. Il était demandé si les grévistes entendaient défendre « des acquis sociaux dans leur ensemble » ou bien « des intérêts particuliers de certaines catégories ». Le caractère artificiel voire fallacieux d’une telle opposition cache mal la tentative pour opposer en fait une grève généreuse faite au service de tous à une grève égoïste visant à défendre ses seuls intérêts. Cette distinction a en fait pour seule fonction de stigmatiser les grévistes en posant implicitement qu’une grève, pour être légitime, doit être désintéressée, faisant du même coup de la « défense des intérêts catégoriels » une expression quasi obscène, comme si la raison d’être de tous les syndicats, y compris patronaux, n’était pas de défendre des intérêts catégoriels et comme si, de surcroît, la défense d’intérêt catégoriels ne pouvait pas être une forme particulière de défense de l’intérêt général.

Enfin, et plus fondamentalement, c’est cette pratique journalistique du sondage en politique qu’il faut interroger [1].

Commander, avant un mouvement social, un sondage pour savoir ce qu’en pensent la majorité des Français, c’est implicitement suggérer que les futurs grévistes doivent désormais demander l’autorisation des Français pour savoir s’ils ont le droit de faire grève ou, pour le moins, savoir si leurs motivations sont légitimes.

Les sondages sont utilisés en ce domaine pour faire parler « les majorités silencieuses » contre les minorités mobilisées, pour opposer au nombre de manifestants qui défilent physiquement dans la rue des pourcentages abstraits présentés comme plus légitimes car plus « démocratiques ». Il est désolant de voir les médias qui devraient dénoncer cette pratique des sondages entrer dans cette lutte et en quelque sorte la légitimer.

Quitte à céder à cette pratique, pourquoi la limiter aux seuls mouvements sociaux, c’est-à-dire en fait aux seules classes populaires ? S’il devait en être ainsi, c’est toute la politique qu’il faudrait, pour être équitable, soumettre à ce régime. Pourquoi, en ce jour de grève, ne pas avoir fait faire des sondages pour savoir ce que les Français pensent, non pas de la grève, mais, par exemple, des récentes mesures fiscales en faveur des classes privilégiées ou de la pratique des stocks options par les dirigeants des entreprises ? Lirait-on alors, dans la presse, en gros titres en première page, sondages à l’appui, que les Français sont « contre » parce que ces mesures et ces pratiques défendent des « intérêts catégoriels » (ou, plus simplement, des intérêts de classe) ?

Patrick Champagne

 
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Notes

[1Pour une analyse récente, on pourra se reporter à Antoine Rémond, « Le rôle politique des sondages. Retour sur la réforme des retraites de 2003 », Actes de la recherche en sciences sociales, n°169, septembre 2007, pp.49-71.

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