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Une tribune libre

Anti-terrorisme et déontologie

A propos de suites des attentats aux USA
par Marc Laimé,

L’ensemble des médias français ont consacré depuis le 11 septembre dernier des centaines d’articles et de reportages aux centaines de "suspects" d’accointance avec la "nébuleuse" Ben Laden, arrêtés un peu partout dans le monde. Le scrupule déontologique les conduira-t-il à mettre en question les conditions dans lesquelles leurs éventuels « aveux » auront été extorqués ? Telle est la question soulevée par cette tribune libre [1].

Anti-terrorisme et déontologie

Il a déjà été longuement débattu de la " couverture médiatique " des événements du 11 septembre dernier, et de ce qui s’en est suivi depuis lors. D’aucuns considérant que les médias français, en l’occurrence, n’auraient pas succombé aux " dérives " ayant accompagné de précédentes crises (Guerre du Golfe et Kosovo). D’autres persistant à s’élever contre un traitement médiatique hâtif, disproportionné, discriminatoire, propagandiste, etc. A noter par ailleurs que les médias français s’autocongratulent depuis peu unanimement, au motif qu’ils auraient su raison garder, et respecter scrupuleusement la "déontologie" de la profession, dans leur couverture des événements...

Dans un article publié dans son édition d’hier, Le Monde, sous la plume de M. Eric Leser, correspondant à New-York, nous apprend, en substance, que les autorités policières américaines s’interrogent sur l’éventualité de soumettre les " suspects " d’accointance avec les réseaux terroristes, aujourd’hui détenus aux Etats-unis, à des " traitements de choc ", éminemment attentatoires aux lois actuellement en vigueur dans la quasi-totalité des démocraties. Il s’agirait de recourir à " tous les moyens " pour faire parler ces suspects, eu égard notamment à la menace " bioterroriste ". Chacun appréciera, et je n’entends pas rouvrir l’éternel débat sur les moyens qu’une démocratie peut, ou non, utiliser, quand elle s’estime menacée ...

En revanche, autre questionnement. L’ensemble des médias français, écrits et audiovisuels, ont consacré depuis le 11 septembre dernier des centaines d’articles et de reportages aux centaines de " suspects " d’accointance avec la " nébuleuse " Ben Laden, arrêtés un peu partout dans le monde.

Question. Eu égard à ce qui suit, si d’aventure demain, l’un ou plusieurs de ces " suspects " " avouent " leur accointance avec la " nébuleuse ", comment les médias vont-ils accueillir, relayer, ces éventuels aveux, qui ne manqueraient pas d’être portés à la connaissance de la terre entière par les services qui les auraient recueillis ? Le scrupule déontologique sera-t-il tel que lesdits médias se feront un point d’honneur à émettre l’hypothèse selon laquelle ces possibles aveux auront été extorqués aux dits suspects... dans des conditions possiblement suspectes ? Nous pourrons dès lors juger sur pièce ce que valent les vertueuses proclamations de la nomenklatura médiatique en ces matières...

Voir l’article d’Eric Leser dans Le Monde daté du 25 octobre 2001 :
" Le FBI n’a pas réussi à "faire parler" les principaux suspects. D’aucuns, dans l’administration, se demandent s’il ne faudrait pas "changer de méthode".
New York De notre correspondant. "

" Ils sont plus de cent cinquante à moisir depuis des semaines dans les prisons américaines, soupçonnés d’avoir des liens avec le réseau terroriste Al-Qaida d’Oussama Ben Laden et avec les dix-neuf pirates de l’air du 11 septembre. Mais ils ne disent rien, ou presque, et ne donnent aucune information sur les nouvelles menaces dont l’Amérique a peur. L’enquête piétine, la frustration et l’impatience montent dans les rangs du FBI, à Washington, et dans l’opinion publique. L’annonce quotidienne de nouveaux cas d’anthrax et la crainte d’autres attentats ne sont pas faites pour diminuer la pression sur les enquêteurs. "De nouvelles attaques sur le sol des Etats-Unis sont très probables", a encore déclaré, mercredi 24 octobre, Robert Mueller, le directeur de la police fédérale.
Au FBI et au ministère de la justice, certains commencent à dire tout bas que les libertés individuelles peuvent être mises de côté, au moins un temps, s’il s’agit d’obtenir des renseignements pour sauver des vies. (...)

(...) "Cette fois, nous n’avons plus beaucoup le choix, il faudra changer de méthode", estime un enquêteur. L’alternative de plus en plus sérieusement envisagée consiste à utiliser des drogues et des moyens de pression psychologiques et physiques, comme le font parfois les Israéliens. Une autre idée évoquée serait d’extrader des suspects vers des pays alliés où la police n’hésite pas à utiliser des méthodes plus brutales et même de menacer les familles des suspects pour les faire parler. (...)

(...) Même les défenseurs des libertés individuelles changent de discours. "L’utilisation de la force peut se justifier dans le cas où les enquêteurs cherchent des renseignements pour éviter une attaque imminente", affirme dans le Washington Post David Cole, professeur de droit à l’université de Georgetown. Le professeur Robert Jervis, spécialiste de la lutte antiterroriste à l’université Columbia, à New York, trouve justifiée la pression sur les suspects en temps de guerre. "Il faut avoir de bonnes raisons de croire que le suspect sait où la prochaine bombe est cachée", explique-t-il. "

En complément d’information, cet autre inquiétant article publié ce jour par Libération (lien périmé). Où l’on apprend, notamment, que les centaines de " suspects " arrêtés depuis le 11 septembre par les autorités américaines sont, entre autres, " victimes d’arrestations infondées ". Sans préjudice de mauvais traitements et de violation outrancière de leurs droits civiques et constitutionnels :

" Faute de piste, le FBI traque le faciès. De nombreux Arabes américains sont victimes d’arrestations infondées.
Par Fabrice Rousselot. Le vendredi 26 octobre 2001. "

" (...) A ce jour le FBI dit avoir interpellé près de 850 personnes suite aux attaques contre le World Trade Center et le Pentagone. Mais, plus de six semaines après le drame, le Bureau fédéral d’enquêtes reconnaît que la plupart de ces arrestations n’ont mené à rien et qu’il se trouve désormais dans l’obligation de relâcher petit à petit de soi-disant suspects qui n’en sont plus. En privé, les enquêteurs admettent que "les quelque 300 000 pistes suivies n’ont pas prouvé grand-chose et que les personnes mises sous les verrous n’ont, en grande majorité, aucun lien avec Ben Laden". (...)

(...) Mauvais traitements. Ce constat ravive le débat sur les atteintes aux libertés fondamentales dont ont été victimes de nombreux Arabes américains depuis le 11 septembre. "Tout cela va clairement à l’encontre de la Constitution et des droits de chacun, assure Leonard Cavise, professeur de droit à la DePaul University de Chicago. Les gens qui ont vu le FBI débarquer chez eux sont détenus en tant que "témoins" en vertu soit de la législation fédérale antiterroriste adoptée par Clinton, soit des lois de l’Etat qui permettent d’emprisonner quelqu’un indéfiniment avec l’autorisation d’un juge. Le problème, c’est que ceux qui se retrouvent derrière les barreaux n’ont été "témoins" de rien. Ils sont arrêtés au hasard et quelquefois on les poursuit car leurs papiers ne sont pas en règle. Rien de plus."

(...) Officieusement, le FBI admet désormais que "seule une vingtaine de personnes actuellement derrière les barreaux ont peut-être un lien avec Al-Qaeda". Parmi elles, le Français d’origine marocaine Zacarias Moussaoui (arrêté en août), soupçonné d’être le vingtième kamikaze du 11 septembre.

(...) Dans les semaines à venir, les autorités devraient donc continuer à libérer des innocents... sans pour autant cesser les arrestations. La nouvelle législation antiterroriste adoptée hier par le Congrès permet même au FBI de maintenir en détention tout citoyen d’origine étrangère pendant une semaine sans avoir à l’informer de quoi que ce soit. "On va vers une situation de plus en plus sécuritaire qui ne fera que s’aggraver si les attaques au bacille du charbon ou d’un autre type continuent, constate Jeffrey Shaman, ancien président dans l’Illinois de l’Aclu, l’Association pour la défense des droits civiques. Il va être de plus en plus délicat de trouver le juste équilibre entre la liberté de chacun et les mesures antiterroristes réclamées par les politiciens. (...) "

Ici aussi on peut s’interroger, dans un cadre hexagonal, sur le déluge d’articles et de reportages consacrés aux " suspects " arrêtés depuis le 11 septembre dernier en France...

Après avoir été " informés " que lesdits suspects auraient reconnu leur appartenance à la nébuleuse, on a depuis lors appris que nombre d’entre eux avaient fermement récusé toute accointance avec ladite devant les magistrats instructeurs... En cette période de " repentance " généralisée, le précédent de la guerre d’Algérie devrait suffire à rappeler la prudence dont il convient de faire montre en ces matières.
Il ne semble pas que cela soit le cas.

On rêverait de voir " Arrêt sur Images " ou toute autre émission du même type (qui se multiplient depuis la rentrée : Michel Field sur Europe 1, Paul Amar sur La Cinquième, France Culture...), se pencher un peu sérieusement sur ces questions. On peut toujours rêver :-)

Bien à vous.

Marc Laimé

 
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Notes

[1Les articles présentés comme des tribunes n’engagent pas nécessairement la responsabilité d’Acrimed.

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