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Une vision trouble du Monde sur l’Argentine

par Jérémy Rubenstein , Nils Solari,

Lorsque Le Monde s’intéresse à l’Amérique latine, c’est rarement pour flatter les expériences qui s’émancipent du néolibéralisme. Les catastrophes que ce dernier a provoquées ont conduit de nombreux pays de la région à explorer d’autres voies que Le Monde s’emploie consciencieusement à dénigrer, quitte à piétiner l’histoire, comme on peut le vérifier à propos de l’Argentine.…

Dans un article paru le 25 juin 2012 sur la version web du « quotidien de référence », Claire Gatinois, rédactrice de la section « Économie » et Christine Legrand, correspondante en Argentine, affirment ainsi que « Le miracle argentin était en trompe-l’œil ». Miracle, vous avez dit miracle ? Mais de quel miracle s’agit-il ?

Jusqu’à ce que les journalistes du Monde s’emparent de l’expression, par « miracle argentin », les zélateurs de politiques libérales entendaient avant tout les effets de celle qui fut administrée à l’Argentine, sous la présidence de Carlos Saúl Menem (de 1989 à 1999 et dans le droit fil des « réformes » imposées à partir de 1976). On a pu, il est vrai, parler de « miracle » - un « miracle », si l’on veut, mais tout autre - à propos de l’ère ouverte par les présidences du couple Kirchner (de 2003 à aujourd’hui). Mais il faut un goût prononcé pour les amalgames pour les confondre sous la même expression, surtout quand cet amalgame est épicé par un autre qui assimile le soulèvement populaire de décembre 2001 aux mouvements sociaux en cours en juin 2012. C’est pourtant à cette cuisine que se livrent, comme on va le voir, les journalistes du Monde qui, de l’analyse versent ainsi dans la propagande. Mais pour mieux en comprendre les procédés, un bref retour en arrière s’impose.

Un minimum d’histoire

 À l’instar des dictatures des pays voisins (Brésil, Chili, Uruguay, Paraguay, Bolivie) lors de la mise en place du Plan Condor, les doctrines des Chicago boys [1] ont commencé à s’imposer en Argentine à compter de 1976, sous la main de fer de la junte militaire et de son ministre de l’économie Martínez de Hoz.

 Le « retour de la démocratie » en 1983 a confirmé cette influence néolibérale et l’a même confortée à partir des années 1990 sous l’effet du consensus de Washington [2]. Carlos Saúl Menem, élu président en 1989, va en effet être l’artisan d’une vaste politique de libéralisation, de déréglementation et de privatisations, qui vaudra à l’Argentine d’être désignée « meilleur élève du FMI ». Depuis les pays industrialisés et sous le regard bienveillant des institutions financières, cette « révolution économique qui a profondément bouleversé [le] pays » était ainsi qualifiée par certains de « miracle argentin » [3]. Le « miracle » en question eut des effets peu miraculeux : avec un taux de chômage supérieur à 20 % et plus de la moitié de la population vivant sous le seuil de pauvreté, la situation économique et sociale du pays à la fin 2001 est déplorable et provoque l’Argentinazo, le soulèvement populaire des 19 et 20 décembre 2001. La situation est-elle similaire en 2012 ? Les journalistes du Monde s’emploient à le suggérer.

 Le soulèvement populaire de décembre 2001 ouvre une période d’instabilité politique et institutionnelle qui verra pas moins de cinq présidents se succéder jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en mai 2003. Parvenant « à remettre le pays sur pied, à la faveur d’une croissance économique rapide et stable » [4], il laisse la place à sa femme, Cristina, élue présidente en 2007 puis réélue en 2011. Avec un taux de croissance oscillant autour de 8 % durant près de sept années consécutives (à l’exception de 2009), certains commentateurs y ont vus « une réussite insolente » voir, à nouveau, l’expression d’un « miracle » [5].

L’attribution à l’Argentine de deux « miracles » - un premier à l’œuvre dans les années 1990 et qui s’est soldé par une crise des plus violentes ; et l’autre, en cours aujourd’hui, sous l’effet des politiques menées par le couple Kirchner - justifie-elle leur confusion ? C’est, sous couvert de comparaison, ce que nous proposent les journalistes du Monde

L’Argentine, de nouveau au bord du chaos ?

Une question, faussement naïve, introduit une comparaison sans objet : « Planerait-il sur l’Argentine un parfum de "déjà-vu" ? Voilà que les cacerolazos, les tapeurs de casseroles, ont refait leur apparition ». Ciel, aurait-on raté un épisode ? L’Argentine serait, à en croire l’introduction de l’article, au bord du gouffre, comme il y a près de dix ans !

Frapper sur des casseroles est une forme de manifestation générique d’acteurs collectifs - les « cacerolazos » - et ne s’applique pas seulement à la rébellion populaire de fin 2001 qui avait mis fin au gouvernement de Fernando de la Rua. C’est donc procéder à une étrange imprécision ou à singulier raccourci d’assimiler les « cacerolazos » de ces derniers jours à « ces manifestants qui tapaient nuit et jour sur leur batterie de cuisine pour protester contre le gouvernement […] et le Fonds monétaire international (FMI) […] »… Mais passons, sur ce qui peut passer pour un simple détail, puisque, nous dit-on, « Aujourd’hui, les Argentins sont de nouveau en colère  ». Ainsi, les quelques centaines de personnes qui se sont rassemblées – trois fois au mois de juin 2012 – dans les quartiers huppés de la capitale se trouvent assimilées aux centaines de milliers de manifestants qui avaient défié le couvre-feu les 19 et 20 décembre 2001, et qui avaient été reçus à balles réelles par la police…

Comme il semble difficile de présenter quelques centaines de personnes parmi les plus aisées comme un mouvement social d’envergure, les rédactrices, pour étayer le tableau d’un pays au bord de la rébellion, ont recours à un autre argument : « Pour la première fois depuis neuf ans, la puissante centrale syndicale, la CGT, principale alliée du gouvernement par le passé, a appelé à une grève nationale des camionneurs mercredi 27 juin ». Serions-nous à la veille d’une grande mobilisation sociale ? Pour le laisser croire, il faut omettre de mentionner que « la puissante centrale syndicale » - qui n’a joué aucun rôle dans la révolte de 2001 - n’a pas exactement le même rôle en Argentine qu’ailleurs : elle est essentiellement une composante du mouvement péroniste actuellement au pouvoir. Comment comprendre, dès lors, l’appel à la grève des camionneurs ? D’abord comme l’expression de conflits entre différents secteurs du péronisme. En l’occurrence, Hugo Moyano - chef de file du syndicat - occupait une place centrale dans l’organigramme du pouvoir, jusqu’à la mort de Nestor Kirchner en octobre 2010. Éloigné du pouvoir, son appel à la grève, plutôt que le signe avant-coureur d’un puissant mouvement social, peut être compris comme une façon de se repositionner à l’intérieur du mouvement péroniste.

Mais, à défaut de savoir ou de faire savoir ce qu’il en est de la CGT argentine, nos journalistes connaissent fort bien les raisons du mécontentement si brillamment décrit. « En cause : une inflation à deux chiffres, une croissance qui ralentit et un chômage qui progresse. Les Argentins ont perdu confiance dans le peso, dont la valeur ne cesse de se déprécier, et préfèrent économiser en dollars ». Aucun chiffre, aucune source ne vient étayer la première phrase. Nous devons donc croire les journalistes sur parole… En revanche, difficile de croire que la seconde affirmation au sujet de l’épargne, concerne « Les Argentins » dans leur ensemble, et pas seulement ceux qui ont des économies et qui, effectivement, préfèrent les garder en dollars...

Qu’importe, la confusion installée, le lecteur peu averti doit s’autoriser à penser, que la situation de 2012 peut s’apparenter à celle des années 2001-2003…

D’un « miracle » à l’autre…

«  De quoi démythifier le "miracle argentin"  [6] – clament nos deux journalistes ! La suite de la phrase révèle la visée mystificatrice de cette tentative de démythification. Reprenons : « De quoi démythifier le "miracle argentin" que certains économistes ont vanté au point d’en faire un exemple à suivre pour la Grèce. Embourbé dans une crise de surendettement mêlée de récession, Athènes, entend-on ici ou là, aurait tout intérêt à sortir de la zone euro, retourner à la drachme, dévaluer sa monnaie et répudier sa dette […] Comme l’Argentine, qui avait, fin 2001, supprimé l’arrimage du peso au dollar afin de dévaluer massivement sa monnaie, tout en suspendant le remboursement de sa dette. […] ».

Une pseudo-analyse de la situation argentine est donc mise au service d’une prise de position sur la Grèce, experts soigneusement sélectionnés à l’appui : « Pourtant, "l’expérience argentine devrait dissuader plutôt qu’encourager" à suivre une telle voie estiment Mario Blejer […] et Guillermo Ortiz […] dans une tribune à l’hebdomadaire britannique The Economist, en février [7] ». Blejer et Ortiz sont respectivement présentés dans l’article comme un « ancien gouverneur de la banque centrale argentine » et un « ancien de la banque centrale du Mexique ». Certes, mais les journalistes auraient pu préciser que l’un et l’autre ont travaillé pour le Fonds monétaire international (FMI) et qu’à ce titre ils ont été parmi les personnes qui ont piloté la politique économique de l’Argentine durant les années 90, lors du « premier miracle » que l’on attribue à l’Argentine. Une politique dont on a remémoré plus haut les résultats… lesquels sont d’ailleurs rappelés – presque paradoxalement - dans les paragraphes suivants :

« Ne serait-ce que parce que le miracle argentin [avant 2001 !] a coûté cher au pays. Très cher. Avant que l’économie ne reparte, le produit intérieur brut (PIB) s’est effondré de 20 % l’année qui a suivi le défaut, quand l’inflation dépassait 23 %. Pendant des mois, le pays a été coupé du monde. Et la dévaluation massive a ruiné épargnants et entreprises. Plus de la moitié de la population, 58 %, a basculé sous le seuil de pauvreté, rappellent Gustavo Canonero et Gilles Moëc, économistes à la Deutsche Bank dans une note du 15 juin titrée "Argentina’s Phoenix Might not Fly in Greece" ("Le phénix argentin ne se déploiera sans doute pas en Grèce"). Une détresse sociale décrite aussi dans le documentaire de Fernando Ezequiel Solanas, Mémoire d’un saccage, rappelant les 39 morts qui ont eu lieu lors des violentes manifestations de cette époque  ».

À ce stade de l’article, difficile de ne pas sombrer davantage dans la confusion. En quelques paragraphes, ce sont deux « miracles » distincts – avant et après le défaut de paiement – qui sont évoqués, mais que l’article finit par confondre en les amalgamant. On peut difficilement imaginer plus perfide que cet arrangement avec l’histoire qui consiste à porter une charge contre le second « miracle », en invoquant le bilan catastrophique du premier.

Le comble est sans doute atteint lorsque les journalistes mentionnent le film de Fernando Solanas : un documentaire qui a précisément pour objet de dénoncer la politique de « rigueur » qui, exigée par les institutions internationales, a abouti à la crise de 2001. Ainsi, sans faire le lien entre cette politique, prônée entre autres par MM. Blejer & Ortiz durant les années 90 et la crise de 2001 qui a mené au défaut de paiement, les journalistes expliquent le jugement actuel des « experts » (« l’expérience argentine devrait dissuader plutôt qu’encourager ») par le coût social de ce défaut. Autrement dit, ce n’est pas la politique des années 90 qui a socialement coûté très cher à l’Argentine, mais le seul défaut. Un défaut de paiement dont on laisse entendre au passage qu’il résulterait d’un refus volontaire, et non de l’impossibilité de rembourser la dette : « Aujourd’hui encore, le pays n’a pas fini de faire les frais de cette faillite désordonnée. […] Et près de dix ans après avoir renié la majeure partie de sa dette (plus de 75 %), le pays n’a toujours pas accès au marché des capitaux pour se financer. »

Empêcher de susciter des vocations

Comme annoncé dans le titre de l’article, son propos général est donc bien de démontrer que « le modèle argentin vacille ». Pourtant, nos deux rédactrices sont tout de même obligées, même à demi-mot, de concéder que le pays a connu une embellie lors de ces années passées hors du dogme libéral : « Jusqu’ici, Buenos Aires a pu s’en sortir grâce à ses exportations de produits agricoles, et en particulier de soja », écrivent-elles, avant de rappeler un chiffre de croissance à faire blêmir les pays industrialisés, puisqu’elle est « estimée autour de 4 % cette année, contre plus de 8 % en 2011 ».

Sand doute, cette embellie doit-elle être nuancée, comme le fait la suite de l’article. Mais ce n’est que pour mieux signifier, une fois encore, que la Grèce ne doit pas emprunter la voie argentine : « Le miracle argentin des années 2002-2008 n’est donc pas si miraculeux et s’explique surtout par une combinaison de facteurs qui n’ont que peu de chance de se reproduire en Grèce ». La pseudo-analyse de la situation argentine a donc pour cible… la politique grecque. Convoqué alors par les auteures de l’article, il revient à Daniel Cohen, connu pour la finesse de son analyse sur la crise financière mondiale, de porter le coup de grâce : « Et si le pays dispose de deux avantages comparatifs forts, la marine marchande et le tourisme, indique Daniel Cohen, professeur à l’École normale supérieure et membre du Conseil de surveillance du Monde, son sol n’est pas aussi bien doté que celui de l’Argentine ».

L’article se conclut par une « expertise » des plus surprenantes : « "La Grèce n’a de matière première que le soleil", résume un expert  [8] ».

Qui sait si ce même soleil n’a pas étourdi nos journalistes, au point de les amener à confondre, voire à amalgamer volontairement, deux « miracles » argentins pourtant clairement opposés. À moins que leur objectif, délibéré et transparent, ne soit de discréditer tout contre-exemple qui porterait atteinte à la version libérale de la « rigueur budgétaire » : celle-là même qui a conduit autrefois l’Argentine au bord du gouffre, et qui s’impose aujourd’hui à l’Europe… et la Grèce en premier lieu.

De quelle pratique journalistique s’agit-il donc ? On se bornera à souligner que cet article n’est pas présenté comme un point de vue – discutable comme tel – mais comme une analyse. Or, celle-ci triture l’histoire passée et la situation présente de l’Argentine au service d’une prise de position sur la Grèce. Elle dégage en cela, un fort parfum de propagande…

Jérémy Rubenstein & Nils Solari (avec Henri Maler)

 
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Notes

[1Les Chicago boys sont des économistes qui, dans la foulée de la pensée de Milton Friedman, ont étudiés à l’école de Chicago et ont ensuite essaimé la pensée néolibérale à travers le monde, en particulier dans le Chili du général Pinochet.

[2« Le "consensus de Washington" tire son nom d’un article de l’économiste John Williamson, qui a défini, en 1989, dix recommandations, notamment en direction de l’Amérique latine : Discipline budgétaire ; Réorientation de la dépense publique ; Réforme fiscale ; Libéralisation financière ; Adoption d’un taux de change unique et compétitif ; Libéralisation des échanges ; Élimination des barrières à l’investissement direct étranger ; Privatisation des entreprises publiques ; Dérégulation des marchés ; Prise en compte des droits de propriété. La Banque mondiale et le FMI ont ensuite décidé de subordonner leurs prêts à l’adoption de politiques inspirées de ces thèses » cf. glossaire de La Documentation française ; Voir aussi : Le Monde Diplomatique, Un cahier spécial sur l’Amérique latine – Le « Consensus de Washington ».

[3Comme l’écrivait par exemple Michel Faure dans un article de L’Express  ; « Menem, le mégalo libéral  » , publié le 15 octobre1998.

[4Selon les mots du Ministère des Affaires Étrangères français, consulté le 18/juillet 2012

[5Voir par exemple : Alexandre Duyck & Éric Domergue, « Miracle au pays des "gauchos" », Le Journal du Dimanche, 12 novembre 2011.

[6C’est nous qui soulignons.

[7Nous ne nous arrêterons pas ici sur le fait que The Economist n’est guère connu pour ses positions antilibérales…

[8C’est nous qui soulignons.

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