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USA - Les « toutous » de l’État sécuritaire

Nous publions ci-dessous, avec leur autorisation et en tribune [1], un article paru le 28 août dernier sur le site SocialistWorker.org [2]. Il démontre, à partir d’une analyse du lynchage médiatique des deux « lanceurs d’alertes » Chelsea Manning et Edward Snowden, qu’Outre-Atlantique aussi, l’élite des médias est au service des puissants et du gouvernement.

Non seulement les médias dominants négligent l’érosion de nos droits et de nos libertés civiques, mais personne mieux qu’eux n’entonne le refrain justifiant la répression du gouvernement.

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Pour les grandes signatures des médias dominants américains, il est plus important d’être les porte-paroles des puissants que de poser les questions les plus élémentaires concernant l’érosion de nos droits et de nos libertés civiques.

Telle est en effet l’attitude de la plupart des médias américains à l’égard des révélations des crimes de l’État sécuritaire américain et de sa machine de guerre, comme à l’égard de la guerre menée par le gouvernement contre les lanceurs d’alerte tels que Edward Snowden et Chelsea Manning (ex-Bradley Manning) à l’origine des fuites ayant dénoncé ces crimes.

De nombreuses figures issues du journalisme soi-disant respectable se sont succédé pour jeter l’opprobre non seulement sur Snowden et Manning, mais également sur les journaux et les sites internet ayant publié leurs révélations – bien souvent avec plus d’ardeur que les responsables du Pentagone et les espions eux-mêmes. Tout ceci constitue une leçon de choses sur « la plus grande démocratie du monde » : les révélations des atrocités commises lors de la guerre anti-terroriste en Afghanistan, en Irak et ailleurs, ainsi que le programme de surveillance à grande échelle de l’Agence nationale de la sécurité intérieure (NSA) mené au nom de « la protection du peuple américain » ont montré une fois encore, comme Martin Luther King Jr. le déclarait il y a près d’un demi-siècle, que le plus grand pourvoyeur de violence et de répression au monde est le gouvernement américain.

Concernant Washington et l’establishment en général, cela confirme donc la chose suivante : les médias qui se targuent de scruter les moindres faits et gestes du gouvernement et de lui demander des comptes sont tout sauf des chiens de garde [3]. Plutôt des « toutous » [4].

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Depuis que le lanceur d’alerte Edward Snowden a divulgué au public les informations relatives à la NSA et à la surveillance du gouvernement (aidé en cela par le journaliste Glenn Greenwald et la documentariste Laura Poitras), il ne s’est quasiment pas passé une semaine sans que l’on ne découvre une entrave à nos droits et nos libertés – depuis l’ampleur de l’espionnage du gouvernement jusqu’à la coopération des entreprises liées aux télécommunications et à internet en matière de surveillance électronique.

Ces éléments en ont scandalisé plus d’un aux États-Unis, mais la réaction est incontestablement plus timide qu’elle ne l’a été en Grande-Bretagne ou en Allemagne dans des situations semblables. L’une des raisons principales est que les médias dominants ont fait flèche de tout bois non pas contre le gouvernement Obama mais contre les lanceurs d’alerte comme Snowden.

L’ancien employé de la NSA dit depuis toujours qu’il estime que le grand public a le droit de savoir à quel point il est espionné par les programmes gouvernementaux ; et pourtant, alternant entre spéculation et calomnie, les journaux et les chaînes d’information payantes se sont concentrés sur ses motivations politiques, sur le traitement réservé à son compagnon de longue date lorsqu’il a dû quitter les États-Unis pour éviter la prison, et sur bien d’autres choses encore. Autrement dit, il fallait abattre le messager.

La réaction officielle des dirigeants à Washington a également été timide. On a laissé le soin à une poignée de Démocrates progressistes au Congrès (en l’occurrence les sénateurs Ron Wyden et Mark Udall) d’exiger des réponses de la Maison Blanche, parfois soutenus par des Républicains qui cherchent au moins autant à fourbir leurs armes contre les Démocrates qu’à s’atteler au problème.

[…]

Reste que, dans bien des cas, les déclarations des hommes politiques ont été bien timorées par rapport à celles des journalistes en vue.

Mi-août, par exemple, Michael Grunwald, rédacteur en chef chargé des affaires intérieures au Time a tweeté le message suivant : « J’ai hâte de prendre la défense du drone qui liquidera Julian Assange (fondateur de Wikileaks) ». Il a ensuite supprimé ce tweet, en précisant toutefois au préalable qu’il n’était désolé de cette déclaration que parce que cela « nourrit chez les partisans d’Assange un sentiment de persécution derrière lequel se réfugier ».

Ainsi, en moins de 280 caractères, ce journaliste éminemment « respectable » a dit tout le bien qu’il pensait de l’assassinat d’une personne ayant contribué à dénoncer les crimes de guerre américains, montrant par là même combien les gens de son espèce sont asservis aux intérêts du gouvernement.

Grunwald a beau avoir été le plus manifestement répugnant, il n’est que la partie émergée de l’iceberg qu’est l’establishment journalistique qui se réjouit grandement de l’arrestation d’Assange (comme l’a fait le Christian Science Monitor l’an dernier), traîne Snowden dans la boue pour avoir fui les États-Unis (comme l’a fait Bob Schieffer, présentateur de l’émission Face The Nation), et déplore que le chroniqueur Glenn Greenwald soit complice de ces crimes pour avoir relayé les fuites de Snowden (comme l’a fait David Gregory, présentateur de l’émission Meet the Press). Ils ont même le culot de revendiquer leur « impartialité » journalistique, voire leur « intégrité ».

Pour tous les Grunwald ou les Gregory, de vrais journalistes comme Glenn Greenwald sont une insulte au métier, qui n’hésitent pas à questionner les puissants, ou plutôt, considèrent que cela est au cœur de leur mission.

Selon eux, Greenwald est suspect puisqu’il ose exprimer une opinion. Mais il va sans dire que ces « journalistes anti-journalisme », comme David Sirota a qualifié sur Salon.com la cohorte des Gregory, expriment tout autant des opinions – qui cadrent parfaitement avec la sagesse en vigueur à Washington et viennent donc renforcer un statu quo bien confortable.

Ces piliers de l’establishment médiatique si soucieux d’exclure Glenn Greenwald du « vrai journalisme » sont les mêmes qui attaquent Chelsea Manning en mettant sa volonté de dénoncer les crimes de l’empire américain sur le compte d’une « maladie mentale » supposée qui résulterait de son identité genrée.

Or Manning a fait beaucoup plus – au péril de sa vie – pour dénoncer les crimes de cet empire que ces « journalistes anti-journalisme » ne le feront jamais. Mais ajoutant l’insulte à l’injure, certaines agences de la presse dominante refusent désormais d’utiliser le bon prénom ou les pronoms féminins pour parler de Manning. Pire, sur CNN, l’invité Richard Herman a dit « sur le ton de la plaisanterie » qu’en prison Chelsea Manning aurait « tout loisir de s’entraîner » à être une femme. Et les présentateurs graveleux de Fox & Friends ont utilisé la chanson « Dude Looks Like a Lady » (Un gars qui ressemble à une fille) pour lancer un sujet sur Manning.

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Selon des gens comme l’éditorialiste de CNN Jeffrey Toobin, la détention illégale par les autorités britanniques pendant neuf heures à l’aéroport de Heathrow du compagnon de Glenn Greenwald, David Miranda, en vertu des lois anti-terroristes, était totalement justifiée – même si cette détention fut une tentative évidente d’intercepter des informations circulant entre deux journalistes.

Lorsque Anderson Cooper de CNN a lui aussi demandé à Toobin s’il pensait que la détention de Miranda était justifiée, il a répondu : « Plutôt deux fois qu’une, ajoutant que Miranda était un ‘passeur’. On lui a donné quelque chose – il ne savait pas quoi – pour que quelqu’un le passe à quelqu’un d’autre à l’autre bout d’un aéroport. Nos prisons sont pleines de ces passeurs de drogues  ».

Comme Poitras l’a écrit dans un article sur Miranda paru dans Der Spiegel, « révéler les partenariats secrets entre des agences d’espionnage et des entreprises de télécoms à qui l’on confie les communications privées des citoyens, c’est du journalisme, pas du terrorisme. »

Qu’une telle phrase ait besoin d’être écrite montre à quel point la liberté de la presse est aujourd’hui menacée – parfois par ceux-là mêmes qui disent l’incarner.

Mais un exemple plus frappant encore est l’appel à « davantage de surveillance, s’il vous plaît », comme l’a requis Gordon Crovitz dans le titre de sa chronique pour le Wall Street Journal. Estimant que la NSA « fait de son mieux » pour protéger la vie privée des Américains, il écrit que « dans le monde fantas(ma)tique des Manning et autres Snowden, les États-Unis mènent une action de surveillance des terroristes superflue tout en mettant bon gré mal gré les Américains sur écoutes. Dans le monde réel, pourtant, le plus grand risque, c’est que les règles qui protègent la vie privée découragent les agences de renseignement d’être suffisamment offensives afin d’éviter un nouveau 11 septembre. »

Selon Crovitz, donc, nos droits fondamentaux – à la vie privée, à ne pas être espionné par notre propre gouvernement – doivent être sacrifiés, afin d’endiguer le « terrorisme » ; et le grand public ne devrait même rien en savoir. Ceci au moment où le gouvernement Obama lui-même a multiplié les attaques à l’encontre des journalistes – par exemple en qualifiant James Rosen de Fox News de « co-conspirateur » dans l’affaire Stephen Jin-Woo Kim, l’entrepreneur du ministère des Affaires étrangères accusé d’avoir divulgué des renseignements sur la Corée du Nord. Plus tard, le ministère de la Justice lui-même a mis sur écoutes les téléphones de certains membres de l’Associated Press pour tenter de remonter à la source de cette histoire – une attaque scandaleuse de la liberté de la presse.

Certains commentateurs ont dit que les critiques virulentes adressées aux journalistes comme Grennwald symbolisent la tension entre les « anciens » et les « nouveaux » médias : d’un côté, les reporters issus d’entités journalistiques traditionnelles comme les journaux quotidiens supposés laisser leurs opinions aux vestiaires, de l’autre, une nouvelle race de reporters ou bloggers militants qui utilisent leurs plateformes sur internet non seulement pour rapporter des nouvelles, mais aussi pour contribuer à leur fabrication.

Or l’impartialité supposée du « vieux » journalisme n’a jamais existé – comme le rappelle bien involontairement le slogan risible de Fox News « Juste et Équilibré ». Pour les journalistes parvenus au sommet des médias à Washington, la pression – venant de leurs éditeurs et rédacteurs en chef autant que de l’élite dont ils parlent –, c’est d’être les porte-plumes des puissants.

À SocialistWorker.org, nous sommes fiers d’être aux antipodes des ces « toutous », aux côtés de Chelsea Manning, Edward Snowden et Glenn Greenwald. Nous sommes fiers de prendre position et méprisons les médias dominants qui font mine d’être outrés par une Miley Cyrus en petite tenue lors de la cérémonie des MTV Video Music Awards, tout en oubliant au même moment l’érosion de nos libertés et de nos droits fondamentaux.

Traduction de Thibault Roques

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Site américain d’information alternative ancré à gauche.

[3L’expression watchdog, que l’on peut traduire littéralement par « chien de garde », ne désigne pas aux États-Unis, comme cela peut être le cas en France, les journalistes de cour, porte-plume ou porte-voix de l’oligarchie, mais tout au contraire les tenants d’un journalisme combatif, impitoyable à l’égard des puissants. (Note d’Acrimed)

[4Nous avons traduit ainsi l’expression lapdog, qui s’oppose ici à watchgod (cf. note précédente) et désigne le « journalisme couché ».

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