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Tour de France : L’Équipe se dope à la discrétion sur le dopage

par David Garcia,

C’est l’histoire d’une « révélation » dont se serait bien passée Marie-Odile Amaury, propriétaire du Tour de France et de L’Équipe. Le 25 juin dernier, le quotidien sportif affichait un titre elliptique et mystérieux en première page : « Le Sénat renverse Jalabert  ». Pour en comprendre le sens caché, le lecteur non averti devait feuilleter le journal jusqu’à la page 15 : « La commission d’enquête sénatoriale a rassemblé les éléments qui prouvent que le champion français était positif à l’EPO lors du Tour de France 1998. » Une discrétion étonnante…

Ne pas gâcher la fête… et les profits

Ex-chroniqueur de L’Équipe, commentateur vedette des courses cyclistes diffusées sur France Télévisions, Laurent Jalabert est une figure familière des téléspectateurs. Un ambassadeur de la marque Tour de France, apprécié des équipes d’Amaury Sport Organisation (ASO), l’organisateur de la course filiale du groupe Amaury... au même titre que la SNC (société en nom collectif) L’Équipe. Comment les journalistes, employés par ce journal, ne seraient-ils pas, consentants ou rebelles, soumis à toutes les pressions ?

En 2011, la « Grande Boucle » a rapporté 32,5 millions d’euros après impôts, pour un chiffre d’affaires de 157 millions [1]. Soit une rentabilité de 20,7 %, précisait Le Canard enchaîné dans son édition du 3 juillet. Ce qui fait du Tour la principale source de profits du groupe Amaury. Loin devant L’Équipe, dont les ventes semblent s’éroder inexorablement. Vache sacrée des Amaury, « le Tour doit aller à Paris », vaille que vaille (Comme le proclamait déjà L’Équipe du 30 juillet 1998). Qu’importe si depuis dix-sept ans les vainqueurs de l’épreuve [2] ont été impliqués dans des affaires de dopage. Ou ont avoué avoir eu recours à des substances illicites pour améliorer leurs performances.

L’Équipe célèbre à tout prix la grande fête de juillet. En 1998, donc, le directeur de la rédaction se contorsionnait déjà pour justifier la tenue de la course jusqu’à l’arrivée sur les Champs-Élysées. Malgré l’exclusion de l’équipe Festina, après la mise au jour d’un réseau de dopage organisé. Malgré l’abandon suspect de six autres formations, dont celle de... Laurent Jalabert. « Non, il ne faut surtout pas arrêter le Tour. Cela serait la pire des solutions, éditorialisait alors Jérôme Bureau. Qui ne ferait qu’aggraver le mal au lieu de l’affronter et d’essayer, dans les mois qui viennent, de le guérir. […] Arrêter le Tour ? Et pourquoi pas arrêter les Jeux ? Et la Coupe du monde de foot ? Et les meetings d’athlé ? Et tout le reste ?  » [3]. Pendant que la caravane des dopés passe à tout berzingue, le quotidien sportif légende les forcenés du Tour [4]

De quoi expliquer l’étrange humilité du quotidien sportif depuis qu’il a sorti l’affaire Jalabert ?

Discrétion obligée ?

D’ordinaire, pourtant, les journaux exhibent leurs scoops, façon têtes de gondole. En 2005, « Le mensonge Armstrong » [5] barrait ainsi triomphalement la une du journal. Rien de tel dans le cas présent. Au contraire.

Le mercredi 26 juin 2013, le lendemain de l’annonce pudique du « renversement de Jalabert par le Sénat », L’Équipe fait à nouveau preuve d’une discrétion remarquable. « Rattrapé par son passé, Laurent Jalabert a sacrifié son proche avenir en abandonnant – au moins provisoirement – son métier de consultant, à quatre jours du départ du Tour de France  », relate le quotidien sportif. En omettant de citer la source de l’information. À savoir l’article de la veille, signé Damien Ressiot, le Monsieur Dopage de L’Équipe. Un « oubli » contraire aux usages et à la déontologie journalistique.

Même amnésie les jours suivants. Le devoir d’amnésie sur le dopage était déjà une règle d’or en 2010, comme nous le constations alors. Cette fois, la tâche de rappeler L’Équipe à ce devoir (et donc de dénigrer sa propre tentative d’informer) est confiée à son partenaire d’Amaury Sport Organisation.

Le 28 juin 2013, dans un entretien avec le directeur du Tour de France, Christian Prudhomme, L’Équipe prend parti pour ASO. Quitte à dévaloriser son propre scoop... « Avec l’épisode [sic] Jalabert, la traditionnelle [sic] affaire de dopage d’avant-Tour est sortie, ironise subtilement Gilles Simon, le chef de la rubrique cyclisme. Mais la commission sénatoriale a annoncé la sortie de son rapport pour le 18 juillet, le jour de l’Alpe-d’Huez [6]. Vous l’appréhendez ? »

Aimablement mis en confiance par son intervieweur, Prud’homme plaide le coup monté médiatique : « Sur les quinze derniers Tours, ce genre d’affaire est tombé quatorze fois. Et pour moi, qui suis en place depuis 2003, c’est du cent pour cent. À chaque fois, c’est ciblé pour que ça tombe à ce moment-là et pas à un autre. Tout le monde est intéressé par la caisse de résonance que représente le Tour. La commission sénatoriale a été mise sur pied pour faire avancer la lutte antidopage dans le sport. J’espère qu’il ne s’agira pas d’un énième rapport qu’on oubliera sur l’étagère. La réalité des faits, c’est que le cyclisme est stigmatisé, et ce n’est pas juste. »

Point de vue pleinement partagé par Marie-Odile Amaury.

La patronne s’en mêle…

Agacée par l’article sur Jalabert, la super patronne chapitre le directeur général de L’Équipe, François Morinière. Ce dernier « a eu une violente altercation avec la présidente du groupe Amaury, […] qui a vivement regretté que ce quotidien, dont une nouvelle formule est en kiosques depuis ce matin [27 juin 2013], se fasse l’écho de cette affaire  », dévoile le journaliste de L’Express Renaud Revel dans son blog sur les médias [7]. Au sein de la rédaction, « on se dit "abasourdi" par cet esclandre, ajoute Renaud Revel. "Que n’aurait-on dit, si nous avions fait l’impasse sur cette information ?", se lamente un journaliste qui résume toute l’ambigüité des rapports consanguins qui lient ce groupe de presse à cette manifestation sportive, entachée par les affaires à répétition. »

Sous le titre « Indépendance », un tract du syndicat Info’com CGT de L’Équipe diffusé auprès des personnels le 9 juillet confirme l’existence de cette altercation. « Marie-Odile Amaury, actionnaire principale du groupe Amaury, propriétaire d’ASO (société organisatrice du Tour de France) et de la SNC L’Équipe n’hésite pas à contester l’indépendance éditoriale et à jeter un certain discrédit sur la rédaction du titre qu’elle est censée défendre. Récemment la présidente directrice générale du groupe Amaury a remis en cause le travail d’investigation de la rédaction du quotidien L’Équipe sur les nébuleuses et récurrentes affaires de dopage touchant le cyclisme professionnel. Les journalistes du premier quotidien sportif de l’hexagone peuvent-ils faire abstraction - en raison d’intérêts financiers - d’un mal récurrent qui nuit à l’image d’un sport adulé par des millions de supporters de par le monde ? […] La présidente directrice générale du groupe Amaury semble privilégier le conflit d’intérêt sans se soucier le moins du monde du trouble causé dans l’opinion et en direction des rédactions de ses titres  », fustige l’organisation syndicale.

Un « trouble » ressenti pas certains journalistes, mais loin d’avoir été partagé par tous…

… La direction de la rédaction obéit

Soucieuse de redorer son blason auprès de l’actionnaire, la direction de la rédaction de L’Équipe multiplie les gages d’obéissance éditoriale.

L’Équipe magazine du 29 juin 2013, jour du départ de la Grande Boucle, s’emberlificote avec un sens comique du paradoxe. « Il est encore temps de renouer avec l’épopée. L’accumulation des déceptions depuis quinze ans a abîmé le cyclisme et le Tour, mais le dépit suscité est le signe d’un amour profond, pas d’un irrémédiable désamour  ». À grands renforts de citations savantes, l’éditorial – titré « Le Tour comme la vie » – vole au secours du monument en danger. « Un homme est toujours la proie de ses vérités. C’est Albert Camus qui l’écrivait dans Le Mythe de Sisyphe. En cette année de 100e Tour et de centenaire de la naissance du Français prix Nobel de littérature, il faut plus que jamais se méfier de la cohorte ricanante de ces petits rebelles [...] qui finissent par s’offrir [...] à n’importe quelle servitude fût-ce celle de l’air du temps  », pontifie le rédacteur en chef, Jean Issartel.

À mille lieues, tant sur le fond que sur la forme, d’un autre édito de L’Équipe magazine, paru six ans plus tôt, le 7 juillet 2007. « Parle-nous Jaja, parle-nous ! », s’amusait son prédécesseur Jean-Phlippe Leclaire. Non sans malice, le rédacteur en chef de l’époque invitait Laurent Jalabert – surnommé « Jaja » – à passer aux aveux. « Laurent Jalabert s’est imposé en quelques années comme l’un des meilleurs consultants de la télé française tous sports confondus, écrit le rédacteur en chef du magazine. Reste que son expertise ne répond pas à toutes les questions. Évoquez le dopage, et la moto de Jaja semble avoir des ratés. Panne de micro, interruption de l’image. »

Sans agressivité, avec une dose subtile d’humour et d’irrévérence, Leclaire brisait un tabou. « Alors parle-nous Jaja, parle-nous enfin de ces années Once, comme nous te l’avons si souvent demandé lorsque tu étais consultant pour L’Équipe, poursuit-il. Parle-nous de Manolo Saiz, ton ancien directeur sportif, mouillé jusqu’au cou dans ta dernière équipe, la CSC, dirigée par Bjarne Riis, qui a récemment avoué s’être dopé pour remporter le Tour de France 1996. »

Habitué à la flagornerie des médias télévisuels, « Jaja » goûte modérément l’esprit potache du magazine. Dans un droit de réponse publié trois semaines plus tard [8], il juge l’interpellation « insidieuse » [9].

« Cohorte ricanante », observations « insidieuses »... Quand elle se sent attaquée, la famille du Tour de France dézingue à tout va ses détracteurs. Le Monde placarde en « une » l’interview exclusive du repenti Lance Armstrong, sous un titre particulièrement accrocheur ? [10] En guise de riposte, L’Équipe minimise outrancièrement les propos rapportés de l’ex-coureur états-unien. Cette fois, Marie-Odile Amaury peut être satisfaite. Son patron de la rédaction, Fabrice Jouhaud, a bien appliqué les consignes.

« Lance Armstrong a accordé au Monde daté d’aujourd’hui une interview par échange de courriers électroniques. Le quotidien du soir a mis en lumière une phrase extraite de son contexte – “il est impossible de gagner sans dopage” –, qui laisse à tort entendre que l’Américain affirmait que c’est toujours le cas aujourd’hui. Le Texan a rapidement posté une mise au point sur Twitter : “99-05. J’ai été clair. Aujourd’hui ? Je n’en n’ai aucune idée. J’espère que c’est possible.”, mais le buzz a été plus rapide et les propos prêtés au Texan ont rapidement fait le tour des coureurs. » Du coup, leur association internationale (CPA), a publié un communiqué. “ Trop, c’est trop !, ont notamment affirmé les coureurs […] Aujourd’hui, les limites du supportable ont été atteintes ! Nous avons depuis de nombreuses années démontré notre bonne volonté en direction d’une lutte antidopage sans faille. ” » [11]

De leur côté, les sénateurs, compréhensifs, entendent les doléances et reportent la publication du rapport... après l’arrivée du Tour. Pendant lequel la rubrique cyclisme de L’Équipe aura produit six pages quotidiennes à la gloire des géants de la route. Dont on apprendra peut-être quelques années plus tard, dans le même journal, qu’ils étaient dopés. Comme un certain Lance Armstrong, confondu par L’Équipe le 23 août 2005. Un mois après avoir remporté son septième et dernier Tour de France.

David Garcia

 
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Notes

[1Chiffres extraits du livre de Pierre Ballester, ancien journaliste de L’Équipe, Fin de cycle, éditions la Martinière, 2013.

[2À l’exception de Carlos Sastre en 2008 et Cadel Evans en 2011.

[3L’Équipe du 25 juillet 1998.

[4Lire Forcenés, par Philippe Bordas, ancien de L’Équipe, paru chez Folio en 2013.

[5L’Équipe du 23 août 2005. L’auteur de cet article était déjà Damien Ressiot. Il démontrait que Lance Armstrong, septuple vainqueur du Tour de France, s’était dopé à l’EPO en 1999. Le coureur états-unien est depuis passé aux aveux. Voir « Lance Armstrong est « profondément désolé ». Et les journalistes de France 2 ? ».

[6Étape de montagne, considérée comme « la reine » des étapes.

[8L’Équipe magazine du 28 juillet 2007.

[9Cité dans La face cachée de L’Équipe, David Garcia, Danger public, 2008.

[10« Le Tour de France ? Impossible de gagner sans dopage », Le Monde, 28 juin 2013.

[11« Les coureurs se mobilisent », L’Équipe du 29 juin 2013. Le second article est intitulé « Armstrong allume Jalabert et Mc Quaid ».

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