« Les zapatistes à la recherche d’un second souffle ». Voilà comment Le Monde, dans un article non signé, rédigé « avec l’AFP » et mis en ligne sur le site le Monde.fr le 24 Juin 2005, titre un article qui « informe » sur la déclaration de l’alerte rouge lancée par l’EZLN par un communiqué daté du 19 Juin 2005 [1] . Celle-ci prévoit une évacuation de certaines zones et assemblées afin d’organiser une consultation interne, pour déterminer les suites à donner au mouvement [2].
Mais en fait d’un « second souffle », le quotidien du soir s’efforce, surtout, de démontrer un essoufflement du mouvement ... et ceci sans le moindre correspondant sur place et alors qu’il se borne à retraiter une dépêche de l’AFP !
Misère de l’investigation sur le mouvement
« La fin de la lutte armée ? », voilà comment démarre l’article. Juste un petit oubli : dès le 13 janvier 1994, l’EZLN a déclaré le cessez le feu ! [3] Soit seulement 12 jours après le début du soulèvement armé ! Dans le même temps, l’organisation renonçait à l’objectif de prise de pouvoir, pour adopter une posture de contre-pouvoir. L’usage des armes fut alors déclaré comme « recours symbolique » - selon la thèse de la dissidence armée [4], soit l’utilisation des armes comme ultime ressource dissuasive. Dés lors, on voit mal pourquoi le sous commandant Marcos aurait « annoncé qu’il n’envisageait plus d’actions militaires offensives » (« actions militaires offensives » est présent deux fois dans l’article), alors que les peuples du Chiapas sont davantage les victimes que les instigateurs de la violence au sud-est du Mexique.
Le propos est même outrageant lorsque on y affirme, en fin d’article, que « Le Chiapas, région montagneuse déshéritée du sud-est du Mexique, n’a pas connu de combats depuis 1995 ». Comment peut-on passer sous silence le massacre d’Acteal [5], et les agressions incessantes des groupes paramilitaires, proches du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) ? On reconnaît ici une tentative de stigmatisation du mouvement zapatiste, dont la composante principale est essentiellement civile, en le réduisant à sa seule dimension armée, et en faisant silence sur la guerre de basse intensité menée par les autorités locales contre les insurgés.
Se référant à la déclaration de l’alerte rouge (le 19 juin), l’article avance que celle-ci n’a « suscité que peu d’intérêt au Mexique », sans nous avancer quelque indicateur valide pour vérifier ladite assertion. « La plupart des villages sous contrôle zapatiste se sont vidés, ont constaté les journalistes de l’AFP sur place » [6] : on admire là le grand travail d’investigation des « journalistes » de l’AFP, qui auraient pu se contenter de la lecture du communiqué du 19 Juin déclarant l’alerte rouge « sur tout le territoire rebelle » et attestant de la fermeture des « caracoles » et des « juntas de buen gobierno » [7] et de « tous les sièges des autorités des différentes municipalités », ainsi que de l’évacuation de leurs membres [8].
Sur la base de cette déclaration, Le Monde conclut à « la fin d’une époque », à la construction d’autre chose, cet "autre chose" est ce que préconisait le commandant zapatiste Tacho, en janvier 2003, à San Cristobal de las Casas (...) : abandonner la lutte clandestine pour faire de la politique ouvertement ». On pourrait se demander si pour le rédacteur « faire de la politique ouvertement » revient à dire que l’EZLN ait décidé de rejoindre le seul jeu politique institutionnel. Ce serait omettre l’impact qu’a produit le mouvement au sein de la politique nationale depuis 1994, et ne pas reconnaître les efforts menés pour la construction d’une alternative.
L’article s’achève sur la sentence : « Les indiens continuent de vivre dans la misère et l’action des zapatistes - sans réels moyens financiers - n’a eu qu’une influence limitée sur le terrain » : de quel terrain parle t-on ? On retrouve ici la perversion des cadres analytiques des mouvements sociaux par l’intrusion de critères économiques ou financiers : comme si l’influence du néozapatisme devait se mesurer à l’aune du bilan financier de sa structure, le mettant par ce biais, au même niveau qu’une entreprise ou tout autre organisme à vocation capitalistique. Par exemple, la création de municipalités au gouvernement autonome -territoires émancipés de la manne du pouvoir mexicain- est insignifiant pour le quotidien français.
Misères de la personnalisation
« Chef de l’EZLN », « le chef zapatiste » (...) « arrivé en 1984 au Chiapas pour organiser la rébellion zapatiste » ... Pour Le Monde, le mouvement chiapanèque n’existe que par son porte parole. C’est que, depuis l’Europe et au sein des rédactions de la presse dominante, on semble mal s’accommoder de mouvements qui ne soient pas emmenées par un « leader » ... dont les actes, de surcroît, ne sont questionnés que pour tenter de mettre en évidence de basses ambitions personnelles.
Ainsi, afin de s’épargner l’analyse approfondie de la dimension communautaire [9], horizontale et participative du mouvement zapatiste, Le Monde préfère se concentrer sur le seul personnage du sous commandant Marcos. Il accrédite ainsi la thèse d’un mouvement dirigé et instrumentalisé par le seul Marcos.
C’est là une manière d’occulter toute la dimension communautaire du mouvement zapatiste, notamment dans la prise de décision. Rappelons par exemple que la plupart des communiqués émis par l’EZLN sont contresignés par le Comité Clandestin Révolutionnaire - commandement général (CRI-CG) [10], et que comme le précisait Gloria Muñoz Ramirez [11] : « Marcos est toujours le chef militaire et le porte-parole du mouvement. C’est le porte-parole de la lutte quotidienne de dizaines de milliers de personnes. Le cœur de la lutte zapatiste se trouve dans les communautés zapatistes. » [12]
Le Monde affirme ensuite que « Marcos [se serait] récemment éloigné de ses activités de guérillero ». Il est vrai que l’EZLN et son porte parole ont observé une période de silence de près de deux ans, suite au détournement du projet de loi Cocopa [13], par les membres du congrès mexicain à l’issue de la marche zapatiste de 2001 [14].
Néanmoins, rien ne permet d’affirmer que Marcos se soit « mis en disponibilité » par rapport à la dissidence armée, pour troquer sa casquette de guérillero au profit de la plume « en signant un roman policier avec Paco Ignacio Taibo II », ou de celle d’attaché de presse du mouvement, cherchant à « promouv[oir] l’organisation d’un match de football entre une sélection zapatiste et le club italien de l’Inter de Milan ».
On voit mal en effet, lorsque une action pénale pèse sur le sous commandant [15] comment celui-ci pourrait « s’éloigner » de la clandestinité à laquelle les membres de l’EZLN sont confinés depuis leur apparition. C’est là une nouvelle manière de discréditer les initiatives du mouvement insurgé, et de détourner la portée du soutien objectif (même si hétéroclite) d’intellectuels, d’artistes, d’écrivains, de sportifs ou de personnalités du monde entier [16].
Pressé de le voir « rentrer dans le rang » du jeu politique traditionnel mexicain (lequel est loin d’être des plus propres), Le Monde se fait l’écho de « rumeurs » prêtant au sous commandant la volonté de « quitter la direction de l’EZLN [pour satisfaire] des ambitions politiques, à un an de la présidentielle mexicaine » ; et de lui reprocher à ce titre de « vouloir rester volontairement dans le vague, [de se faire] plus énigmatique (...) donn[ant] des pistes mais gard[ant] le secret ».
Pourtant, l’un des principes animant la lutte zapatiste passe par la « réinvention » du langage politique, toujours en faisant référence aux mythes et traditions indigènes [17]. Les textes de l’EZLN sont le produit du syncrétisme de propositions discutées collectivement, où la poésie n’est pas négligée... Mais Le Monde préfère voir dans la sixième déclaration de la jungle Lacandone, un nouveau pamphlet pour un Marcos opportuniste, lui servant de tremplin dans la campagne présidentielle...
Semant ainsi le doute sur les motivations du sous commandant insurgé, le quotidien français a trouvé le moyen de galvauder la proposition de l’EZLN, et les nouveaux choix stratégiques que le mouvement entend opérer à partir de la sixième déclaration de la jungle Lacandone.
On connaît les « difficultés » des grands médias dominants à pouvoir se prévaloir de bons correspondants à l’étranger, car jugés « trop coûteux » et « pas assez rentables » vis à vis de situations éloignées, surtout lorsqu’il s’agit du traitement de mouvement sociaux... A qui doit-on vraiment cet article ? Difficile de le dire, puisque nous n’avons pas eu accès à l’article de l’AFP que Le Monde mentionne comme co-auteur. Mais la responsabilité de sa publication incombe au Monde seul [18]. Quoi qu’il soit, on aurait tort de voir dans cette désinvolture une simple conséquence des difficultés (financières) de la presse écrite ; il s’agit là d’un effet de la tentation permanente (voire de la tentative) d’occulter l’action et la voix des mouvements sociaux et/ou à ne révéler que les aspects négatifs qui contribuent à le discréditer, tout en étouffant les avancées auxquelles est parvenu ledit mouvement [19].
Le Monde ne fait exception à cette règle.
Nils Solari