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Publicité, l’industrie du boniment : entretien avec Marie Bénilde

par Marie Bénilde,

Nous publions, avec l’autorisation des auteurs, cet entretien paru dans le dernier numéro de la revue L’Intérêt général (« La consommation », juin 2020). Dans On achète bien les cerveaux, Marie Bénilde expliquait comment la publicité entretient « une culture commune de l’avidité » qui perpétue « l’ordre marchand » [1]. Et aujourd’hui, où en sommes-nous ?

La « pub », expliquez-vous, c’est d’abord un marché.

Oui, un marché qui a représenté 15 milliards d’euros en France en 2019, en hausse de 2,6 % par rapport à l’année précédente. Parmi les 66 000 annonceurs, on trouve des tout petits, comme des boutiques qui font leurs promotions dans les journaux locaux, les prospectus, le site Pages jaunes, les cinémas… Et puis au premier rang figurent les acteurs de la grande distribution (Intermarché, Leclerc, Lidl, Carrefour…), les marques automobiles (Renault, Citroën…) ou le groupe de lessives américain Procter & Gamble. Autant le dire d’emblée : les rédactions des médias dominants n’enquêtent pas sérieusement sur ces très gros annonceurs, sauf s’ils ne dépendent pas de la publicité pour vivre… ou si la justice s’en mêle.


Les annonceurs rémunèrent en effet les médias en tant que supports publicitaires. Mais plus seulement les médias « traditionnels » (télévision, cinéma, radio, presse, publicité extérieure) ?

On constate même un repli de la presse, une certaine stabilisation de la télévision et de la radio, et une envolée des dépenses publicitaires sur les géants de l’Internet, à commencer par Google et Facebook, mais aussi Amazon. La ressource de la publicité bascule donc vers des acteurs qui payent un impôt ridiculement bas grâce à l’optimisation fiscale et n’ont aucune rédaction à entretenir, donc ne concourent pas directement au pluralisme de l’information.

Si le total des recettes des cinq médias « traditionnels » avoisine les 8,5 milliards d’euros (-0,3 % par rapport à 2018), les supports numériques représentent déjà 6,8 milliards (+13,4 %). Les multinationales américaines du web sont les premières à en bénéficier mais de purs supports de publicité, comme l’affichage digital (de JCDecaux ou de Clear Channel), captent une part significative de ce gâteau.


Et la publicité ne se déploie pas que dans les médias…

En effet, au-delà des médias, le marché de la communication en général est évalué à 33 milliards d’euros en France. Cela inclut les promotions, les foires commerciales, les opérations de relations publiques, les courriers publicitaires, le mécénat…. Sans oublier les sites et les comptes des réseaux sociaux des marques elles-mêmes, qui s’adressent de plus en plus directement au consommateur.


Pour communiquer, dans tous ces cas, une marque recourt à une agence, n’est-ce pas ?

Oui, à une agence qui se consacre aux relations publiques, conseille ses clients dans leur stratégie, conçoit les campagnes ou achète des espaces. À ce dernier titre, elle joue les intermédiaires entre les annonceurs et les supports (presse, radio, télévision, affichage, Internet…). Six multinationales de la publicité et leurs filiales se partagent l’essentiel de cette activité : on retrouve deux américaines, Omnicom et Interpublic, une japonaise (Dentsu) une britannique (WPP) ainsi que les françaises Publicis et Havas.


Dans votre livre, vous racontiez comment Publicis et Havas se mêlent de politique.

On sait que Publicis a joué un rôle significatif dans l’ascension de Sarkozy, via sa branche conseil et l’influence de son ancien patron Maurice Lévy sur tous les médias. Havas contrôlé par Bolloré a pris sa revanche sous Hollande et Macron, grâce à Stéphane Fouks, le très influent patron de la branche « Worldwide » : après avoir défendu Cahuzac, l’homme a même placé un de ses proches, Ismaël Émelien, à l’Élysée en 2017. Mais Publicis est toujours présent dans le monde politique, comme on a pu le voir lors de la désastreuse affaire Griveaux, dans laquelle l’agence a tenté de jouer les pompiers.


Quel est le profil des « créatifs » qui travaillent au sein de ces agences ?

Ils ont beaucoup évolué par rapport à 2007, quand On achète bien les cerveaux a paru. La supériorité de classe, le sexisme et le racisme y sont moins affirmés. Parmi les créatifs, on trouve davantage de trentenaires ou de quadras férus de nouvelles technologies. Ce sont en quelque sorte des aspirateurs à tendance. Alors oui, on fera beaucoup de green washing, davantage de représentation de la diversité ethnique, des hymnes aux services connectés… Mais le statut social représenté dans la pub ressemble toujours à celui d’un cadre des services, bref au publicitaire lui-même.


Les créatifs changent, l’idéologie publicitaire demeure…

Je me souviens que quand j’étais étudiante, il m’arrivait de regarder les publicités à la télévision et de me retrouver aussitôt dans un univers ouaté, amorti, où l’on rebondissait au ralenti comme dans des pubs pour matelas. Vous pouviez avoir les pires problèmes, la publicité vous offrait la vision d’un monde rassurant, où tout était à sa place, depuis toujours (Peter Weir a réussi une assez cinglante illustration de ce monde dans son film The Truman Show). C’est cela l’idéologie publicitaire : faire croire que notre univers social n’est pas régi par des intérêts et des luttes, voire par de la violence ; pousser le consommateur à se sentir déterminé moins par l’appartenance à son groupe social que par les aspirations collectives véhiculées par les médias.


Cette idéologie devient particulièrement coupable quand elle avive l’envie de consommer des objets non essentiels.

En effet et, d’ailleurs, beaucoup de gens se sont rendu compte qu’ils font des économies pendant le confinement : s’il y a moins de tentations, il y a aussi moins de tentateurs car beaucoup de panneaux ou d’espaces publicitaires ne sont pas alimentés en nouveaux messages. Enfin, la publicité a déserté les écrans et les murs de nos villes !

De manière plus structurelle, on a cherché depuis quarante ans à créer une économie sans usines, où l’on ne fabrique plus que du désir d’acquérir des biens matériels. Cela favorise surtout la consommation de biens importés, donc des dépenses superflues de transport, d’énergie, etc. La publicité entretient la mondialisation des échanges.


Dans votre livre, vous évoquiez une certaine lassitude du public face au déferlement publicitaire. Pourtant, depuis, la situation n’a-t-elle pas empiré ? En 2007, le législateur a par exemple autorisé la mise en place de bâches publicitaires géantes pour financer la restauration du patrimoine.

En réalité, si les techniques de captation de l’attention se diversifient ou se sophistiquent, c’est en grande partie, en raison d’un rejet grandissant… J’en veux pour preuve le nombre d’internautes qui ont téléchargé un bloqueur de publicités sur leur ordinateur (près d’un tiers). Par ailleurs, les études d’opinion montrent qu’une grosse part des Français ne porte pas plus dans son cœur la publicité qu’elle n’apprécie les médias dominants dans leur ensemble.

En tout état de cause, les moyens d’accaparer du « temps de cerveau disponible » se sont diversifiés (le PDG de TF1 a expliqué en 2004 que son métier consistait à vendre ce « temps » à Coca-Cola). La société Datakalab propose ainsi de l’eye-tracking pour déterminer les messages que vous êtes le plus en mesure de mémoriser. Je pense également à la publicité ultra-ciblée, par exemple sur Facebook grâce aux informations données par les utilisateurs. Mais il n’y a pas que les réseaux sociaux : l’industrie de la publicité a tiré argument de la crise sanitaire pour diffuser des messages encore plus ciblés à la télévision.


Elle en a aussi profité pour réclamer un crédit d’impôt afin que les annonceurs continuent à faire des dépenses de publicité…

Cette demande a été relayée par Aurore Bergé en avril 2020. Sur tous les plateaux, cette députée LREM a répété, en se fondant sur une étude du cabinet Deloitte, qu’un euro dépensé dans la publicité rapporterait 7,85 euros de PIB, du fait de la relance de la consommation. S’il est certain que le coût de la publicité est reporté dans le prix des produits – en moyenne, le budget publicitaire représente 1 500 euros du prix d’une automobile neuve, 30 à 40 % du prix d’un parfum – en revanche, la réalité de cet « effet multiplicateur » n’a jamais été établie. Surtout, j’espère que le monde qui naîtra de la crise sanitaire sera l’occasion de tenir à distance l’idéologie publicitaire et de limiter ses nuisances.


Pour combattre ces nuisances, un mouvement antipub a émergé dans les années 1990. Résistance à l’agression publicitaire s’est alors fait connaître avec ses campagnes de déversement de prospectus. À la même époque, Paysages de France luttait contre les panneaux illégaux, des décroissants fondaient la revue Casseurs de pub. Qu’en est-il aujourd’hui de la contestation de la publicité ?

En réalité, ce mouvement vient d’encore plus loin – qu’on pense aux slogans des années 1960, comme « Au lieu de dépenser, penser ». Mais, quoi qu’il en soit, il ne faut jamais oublier que la publicité est une industrie de la récupération des tendances de son temps. En 2005, des affiches pour les hypermarchés Leclerc détournaient l’atelier populaire de 1968 et son image bien connue d’un CRS levant sa matraque au-dessus d’un bouclier : celui-ci était frappé d’un code-barres et Leclerc avait fait ajouter « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat »…

C’est pourquoi une critique fondée sur le seul envahissement de notre espace public par les marques est à la fois nécessaire et insuffisante. De plus en plus de voix se font entendre pour interdire la publicité pour les produits les plus polluants : elles finiront sans doute par avoir gain de cause. Cependant, la publicité s’autorégule et les industries savent adapter leurs stratégies d’influence : souvenons-nous du lobbying de l’industrie du tabac pour faire prospérer ses intérêts sans recourir aux messages publicitaires. Comme l’ont montré des grands mouvements d’opposition populaire surgis un peu partout dans le monde, c’est le système dans son intégralité qu’il faut remettre en question de façon pacifique ; en n’oubliant pas, bien sûr, qu’il tient aussi grâce aux Mythologies décrites par Barthes. Dont la publicité.


Marie Bénilde

 
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Notes

[1À noter également que nous recevions Marie Bénilde pour un débat sur « Les nouvelles astuces des publicitaires » en 1999. Son intervention est retranscrite ici.

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