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Publi-reportage chez Bouteflika : Alger amuse Le Monde 2

Nous publions ici, avec l’autorisation de son auteur, un article d’Olivier Cyran, publié dans le n°11 de CQFD (15 avril 2004). A paraître sur le site du journal vers le 15 mai 2004 (Acrimed)

Jeunes, beaux, ensoleillés, trois étudiants des deux sexes folâtrent en couverture du Monde 2 (28/03/04) : « Alger mon amour, enquête sur une ville qui change », annonçait le titre estampillé sur leurs rires insouciants. Dans le jargon, c’est ce qui s’appelle un angle positif. Effet de décalage garanti. A une semaine des élections présidentielles en Algérie, et d’un nouveau tour de piste attendu pour le régime des généraux, le supplément hebdomadaire du Monde - 92 pages d’insignifiance pimpante, à feuilleter d’un doigt manucuré - s’est penché sur la folle jeunesse d’une « capitale qui renaît à la vie », histoire de parer à l’idée reçue comme quoi l’armée, la corruption, la répression, l’intégrisme, la guerre, la galère, etc... « A Alger, les amoureux s’embrassent sur les bancs publics, révèle en sous-titre le journal d’investigation. En tchador ou en jean. Dans les boîtes de nuit, où règne une ambiance que Paris pourrait envier, les jeunes veulent vivre, s’amuser, flirter, draguer. » C’est bien vrai : quand on n’a pas de sous, pas de logement, pas de sortie de secours et guère d’espoir que ça s’arrange prochainement, comme c’est le cas pour l’écrasante majorité des jeunes en Algérie, on ne serait pas fâché de rigoler un bon coup de temps en temps. Pas fâché non plus de découvrir comment s’y prendre pour « flirter » dans une « ambiance » que même un journaliste parisien « pourrait envier » quand on s’use les claquettes à éviter les gendarmes et que la famille s’entasse à sept dans un deux-pièces voué à s’effondrer au premier séisme.

C’est donc l’esprit curieux que l’on aborde la déambulation du Monde à travers l’Alger qui s’amuse. L’affaire se déroule en deux étapes, aussi décisives l’une que l’autre pour la démonstration, et qui s’étalent par conséquent sur dix pages et une tripotée de photos. On a d’abord droit à une visite affriolante dans les lieux « branchés » de la capitale : les salles de billards « où les stratégies de drague s’élaborent », la plage du Club des Pins (réservée aux familles de la nomenklatura) où « les bikinis ont refait leur apparition », les boîtes de nuit où « c’est chaud, très chaud » et où « le whisky coule à flots, le must étant d’avoir sa bouteille sur sa table réservée ». Certes, l’entrée dans ces lieux de fête « coûte 1 000 dinars », ce qui, concède le reporter, « représente une somme » (tu m’étonnes : le Smic algérien est à 8 000 dinars). A ce prix-là, effectivement, ce serait gâcher que de ne pas « s’amuser ». Pour compléter cet éloge frissonnant du night-clubbing, parmi des photos de fêtardes délurées, le journal zoome sur un cul d’autobus où s’affiche une publicité montrant une jeune femme en robe légère et au pas dynamique. De dos, évoluant à côté du bus, un second personnage complète le tableau : c’est encore une femme, mais que l’on devine plus âgée, marchant d’un pas plus lourd et, surtout, coiffée d’un long foulard. Au-dessus de cette image ramasse-symboles, ce titre : « Une ville qui a oublié la peur ». Message reçu : la vie, le courage, l’émancipation sont du côté de la modernité occidentale, incarnée par un mannequin qui s’avance gaiement, tandis que le passé, la peur, les interdits appartiennent à la vieille voilée qui s’éloigne en traînant les pieds. Le progrès, c’est la consommation. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas les moyens : l’article mentionne à peine leur existence.

Mais ne perdons pas de temps à bifurquer par les quartiers pauvres et les casernes. Ayant démontré que le bonheur est dans la marchandise, « l’enquête » peut alors embrayer sur une rencontre avec la « pétulante » comédienne Biyouna, actuellement à l’affiche de Viva Laldjérie, le film de Nadir Moknèche (sponsorisé entre autres par... Le Monde). On est tout disposé à croire qu’il s’agit d’un beau film et que son actrice, célèbre depuis trente ans en Algérie pour son humour et son franc-parler, mérite d’être mieux connue en France. Mais en quoi Biyouna, saluée comme « l’équivalent de notre Louis de Funès », nous renseigne-t-elle sur la jeunesse algérienne ? Mystère.

A lire ce reportage de commande, cadré par les rembardes de l’idéologie publicitaire, on se prend à imaginer ce que dirait le Monde si un grand journal étranger, américain par exemple, s’avisait de traiter la France comme le Monde traite l’Algérie. On s’amusera drôlement, nous aussi, le jour où le New York Times enquêtera sur la jeunesse française en prenant pour seuls exemples la clientèle des Bains-Douches et les vannes de Josiane Balasko.

Olivier Cyran

(texte paru dans CQFD n°11, www.cequilfautdetruire.org)

 
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