Mission civique ?
Dans l’éditorial de ce supplément, Michel Lépinay constate : « C’est chacun qui subit le choc [de l’augmentation du carburant] dans son budget », l’augmentation des « prix alimentaires [qui] gravissent des sommets. ». Chacun ? Certes… mais les plus faibles revenus plus que les autres : pourquoi ne pas le dire ?
Quoi qu’il en soit, ce constat justifie que le quotidien s’attribue une mission civique : « Avec ce numéro spécial, nous avons voulu apporter à nos lecteurs un coup de pouce. »
Le coup de pouce en question est résumé en quelques titres chocs : br>
- « Jeu concours [avec] + de 20 000 € à gagner ! » br>
- « Comment rouler moins cher ? », br>
- « Découvrez les 200 meilleurs bons plans des commerçants de votre ville », br>
- « Témoignage. L’art de gérer son budget », br />
- « Bon à savoir. Le pouvoir d’achat de A à Z ».
Défendre le pouvoir d’achat, ce n’est donc ni peser sur les prix, ni augmenter les salaires, mais savoir faire des économies. Or préconiser de telles solutions (marginalement efficaces), à l’exclusion de toute autre, relève d’une forme à peine déguisée de propagande. De l’idéologie à l’état diffus.
Pourquoi ne pas préconiser l’augmentation des salaires ? Cette proposition rencontrerait sans doute l’approbation de millions de salariés confrontés à la baisse de leurs rémunérations.
Michel Lépinay écarte immédiatement cette éventualité, car dit-il, il ne s’agit pas de « créer du pouvoir d’achat, nous n’en avons évidemment pas les moyens. » Argument de bon sens et néanmoins spécieux. Car le quotidien n’a pas non plus les moyens d’obliger ses lecteurs à suivre ses conseils. En revanche, il pourrait relayer les revendications salariales (et les débats qu’elles suscitent) et, quitte à « donner des idées » aux lecteurs, s’adresser à eux non seulement en qualité de consommateurs, mais d’abord en qualité de salariés (de chômeurs, de rmistes, de retraités…) Ce serait, du même coup, « donner des idées »... aux employés du quotidien.
Mission commerciale
La mission civique très particulière que s’attribue Paris Normandie coïncide curieusement avec une toute autre mission : vendre le cerveau disponible des lecteurs aux annonceurs, gros acheteurs d’espaces publicitaires. Une véritable obsession pour le quotidien comme pour ses confrères. Antoine Rousteau, ancien président du Pôle des quotidiens normands (Paris Normandie en fait partie), l’expliquait déjà parfaitement le 12 juillet 2005 dans un supplément « Economie » du quotidien : « Nous faisons également de nombreux efforts vers ceux qui font de la publicité dans nos journaux - les annonceurs -, en prévoyant de nouveaux espaces publicitaires mieux répartis dans le déroulé du journal. ».
D’une pierre deux coups ? La « défense du pouvoir d’achat » des lecteurs permet en même temps de remplir le tiroir-caisse du quotidien. Celui-ci, apparemment en a bien besoin. Jean François Kahn déclarait déjà le 9 juin 2005 lors d’un débat au Sénat sur la concentration dans les médias : « Paris Normandie est exsangue. » [1] Les ventes de Paris Normandie subissent une érosion constante : 71 582 exemplaires payés et diffusés en France et à l’étranger en 2005, 67 776 en 2006, 64 562 en 2007, 61 599 en 2008 [2]
Michel Lépinay (ingénument ?) vend ainsi la mèche : « Nous avons voulu associer nos annonceurs à notre démarche . Nous leur avons donc proposé un marché : des tarifs pour eux contre des tarifs pour nos lecteurs ! Ainsi dans ce numéro spécial, nous vendons nos espaces publicitaires à prix réduit à chaque commerçant, gros ou petit, qui acceptera de proposer une offre vraiment avantageuse. Un véritable “bon plan”. » Oui, mais pour qui ?
Pour donner du crédit à leur accès de compassion, « chacun d’entre eux s’est engagé en signant notre charte à faire profiter nos lecteurs de ses meilleurs offres. » Autrement dit : à se livrer à des opérations de promotions qui n’affectent pas leurs marges bénéficiaires et ne contribuent que marginalement à la baisse des prix. Et l’on découvre sans peine, en consultant la liste des « bons plans », que ces remises « miraculeuses » (et parfois inexistantes) proposées en ce début de mois de juillet, ne diffèrent en rien des « promotions » régulièrement proposées par les enseignes, notamment en période estivale, traditionnellement moins favorables aux commerces complaisamment sollicités par Paris Normandie.
Résultat : 42 pages de publicité sur... 48, sans compter la publicité indirecte (citation de sites Internet ou de noms de marques sur les pages restantes) : des publicités principalement dédiées aux secteurs de l’automobile, de la grande distribution, de l’immobilier, de l’électroménager et du mobilier.
Bref, invoquer une charte de « bonne conduite » au service d’une « juste » cause sert surtout à Paris Normandie à donner un habillage « citoyen » à une opération essentiellement mercantile.
Dans un encart intitulé « K.O. » (page 46) qui figure dans la rubrique « L’abécédaire du consommateur malin », les conseils « pédagogiques » virent à l’impératif : « Il ne faut pas céder à la tentation. Résistez aux achats compulsifs et superflus , sans quoi les factures risquent de s’entasser et vous pourrez finir K.O ! ». Une menace qui se présente comme une incitation à la modération consumériste : un consumérisme que le catalogue publicitaire publié par Paris Normandie entretient pourtant sans vergogne. Un comble !
Denis Perais