Dans la foulée de la diffusion du documentaire « Nous paysans », Julian Bugier animait le 23 février sur France 2 une « soirée spéciale », visant à « évoquer le sort de l’agriculture française à l’aube du XXIe siècle ». Le plateau de six invités est composé en majorité d’exploitants et de chefs d’entreprise : Christiane Lambert, annoncée comme « agricultrice à la tête d’un élevage porcin » et présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) ; l’éleveur et maire d’un village du Cantal Michel Teyssedou, le céréalier Sébastien Loriette, l’éleveuse Émilie Jeannin. Auxquels s’ajoutent deux autres invités, Perrine Hervé-Gruyer, présentée comme fondatrice d’une ferme en permaculture (ancienne conseillère régionale EELV – mais ce n’est pas précisé) et Valentin Werther, « agriculteur en formation » [1].
Un plateau partiel et partial, d’abord parce que les salariés agricoles en sont les grands absents. Ensuite, parce que l’émission reproduit le déséquilibre de représentation politique des mondes agricoles. Bien que cela ne soit pas précisé, Michel Teyssedou et Sébastien Loriette sont (ou ont été) en effet proches de la FNSEA – et sont tous deux anciens présidents de chambre d’agriculture [2] ; tandis qu’Émilie Jeannin est engagée à la Confédération paysanne. Toutefois, seule la FNSEA, incarnée par la voix de sa présidente, est clairement citée. Christiane Lambert est d’ailleurs invitée à jouer le rôle de « l’experte » – Julian Bugier ira jusqu’à dire qu’il « parle sous [son] contrôle » – et la parole lui sera donnée plus de 13 minutes au total (soit plus du quart de la durée du débat). La Confédération paysanne, quant à elle, ne sera pas nommée : Émilie Jeannin sera invitée à parler en tant qu’éleveuse et cheffe d’une entreprise d’abattoir mobile. Et pas au nom du syndicat de l’alternative à « l’agriculture industrielle » et de la « défense des travailleurs » selon les termes employés sur le site de l’organisation.
Résultat : une focalisation du débat sur les exploitations familiales, et une invisibilisation des salariés. Est-il illégitime que France 2 s’interroge sur le déclin des « paysans » ? Assurément pas. Encore faudrait-il préciser qu’il s’agit plus précisément du déclin des exploitants, qui voient leur nombre diminuer depuis plusieurs décennies, alors que celui des salariés ne cesse au contraire d’augmenter à mesure que l’agriculture se concentre, se spécialise et s’industrialise : selon les données du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ils sont environ 1,2 millions, ce qui représente plus du tiers des actifs du secteur [3].
On aurait pu espérer que Julian Bugier et son équipe indiquent que si l’agriculture « tient » malgré toutes les difficultés qu’elle rencontre, c’est aussi grâce à une main d’œuvre salariée qui, elle non plus, n’est pas épargnée par l’incertitude des lendemains, les faibles revenus, les pénibilités du travail et les risques professionnels [4]. Mais de tout cela, il n’en sera pas question durant l’émission. Julian Bugier évoquera plutôt le « coût salarial » moins « compétitif » qu’en Espagne et qu’en Pologne, avant de demander à Christiane Lambert s’il n’y a pas « un problème de coût du travail aussi ».
Si ce résultat est en partie lié à la composition du plateau, il faut également noter l’orientation du débat impulsée par le présentateur. Ce dernier apparaît effectivement soucieux de (re)donner une image positive des « paysans » identifiés ici au monde rural et à l’exploitation familiale, stigmatisés par des « citadins donneurs de leçons ». Et à trop vouloir dépolitiser les enjeux discutés – polarisés entre ville et campagne, critique ou soutien des agriculteurs –, il devient difficile de faire entendre des voix dissonantes.
Exemple lorsque Julian Bugier demande à l’un des invités si « ça [l’]agace quand [il entend] certaines voix, certains Français, dans le débat public, qui critiquent aujourd’hui les agriculteurs », avant de s’adresser à la présidente de la FNSEA :
C’est vrai que de ce point de vue-là il y a une forme un peu de schizophrénie française, c’est-à-dire qu’on héroïse nos paysans, nos agriculteurs – on l’a vu pendant la crise du Covid, en première ligne on a applaudi on a dit bravo, d’ailleurs vous avez lancé un appel [...] pour soutenir l’agriculture française – et puis d’un autre côté il y a cet agribashing qu’on entend parfois, qui agace c’est vrai. Mais regardez ce que ça donne : 72% des Français font aujourd’hui confiance à nos agriculteurs, ça réchauffe le cœur ça quand même Christiane Lambert ?
Ainsi l’animateur du débat reprend-il à son compte les éléments de discours patronaux (« l’agribashing » [5]) sans les questionner, ni les mettre en contradiction avec d’autres notions et visions des mondes agricoles.
Faut-il dès lors s’étonner qu’un des invités remercie une émission qui, selon lui, permet de « remettre les pendules à l’heure » contre « ceux qui critiquent » ? Ou qu’un autre invité dise qu’il est « essentiel de communiquer sur ce métier » ?
- Julian Bugier : Michel Teyssedou je voudrais aussi votre avis là-dessus en quelques mots […] Vous avez le sentiment que le grand malentendu est levé entre les Français et les agriculteurs aujourd’hui ?
- Michel Teyssedou : Force est de constater qu’on parle toujours du train qui est en retard et jamais des trains qui sont à l’heure. Et on donne toujours la parole à ceux qui critiquent…
- J. B. : Ça, c’est très français ! C’est très français !
- M. T. : On donne toujours la parole à ceux qui critiquent et jamais à ceux qui construisent, et merci pour cette émission parce que c’est l’occasion de remettre un peu les pendules à l’heure !
- J. B. : Valentin, je vois que vous acquiescez…
- Valentin Werther : Oui, c’est essentiel de communiquer sur ce métier, il faut que l’on soit compris par le consommateur […]
« Communiquer » ou informer ? Julian Bugier a choisi. Et tant pis pour les (autres) paysans.
Maxime Friot et Nicolas Roux