Juges et partie, les réseaux d’imposteurs exploitent le cynisme ambiant pour nous fourguer le pire. Ajoutez le délire marchand, mélangez, c’est prêt
Clamer son authenticité pour mieux la vendre
" On ne cautionne pas l’imposture ! " déclaraient en 1995 les rappeurs du groupe NTM pour commenter leur refus de participer à l’album inspiré du film La Haine. D’après Kool Shen et Joey Starr, cette fiction donnait non seulement une image trompeuse des cités pour " faire peur aux bourges ", mais surtout, le réalisateur Mathieu Kassovitz et l’acteur Vincent Cassel manquaient d’ " authenticité ", concept clé qualifiant l’expérience vécue des quartiers défavorisés et le jugement sans concession qu’elle autorise. (...)
Comment dès lors les NTM se prémunirent-ils contre la perte de " leur " authenticité ? Par le pouvoir prophylactique de l’invective. Forts de leur nom - l’insulte suprême " nique ta mère ! " -, les rappeurs autoproclamaient leur intransigeance, et il fallut que le groupe se séparât pour voir le sulfureux Joey Starr, sans bulle protectrice, se fourvoyer dans des séries B et des émissions médiocres. Plus globalement, c’est toute l’authenticité des cultures contestataires qui fut récupérée en moins de dix ans par la société de consommation. (...)
Transfigurer le manque de talent en " génie "
Notre XXIe siècle, débarrassé d’autorités morales, de canons esthétiques et de principes transcendants unanimes, reste pourtant fort éloigné de l’authentique liberté. Le voici au contraire livré à l’imposture généralisée, véritable symptôme sociopolitique. Même si, au niveau microscopique, elle semble le fait d’arrivistes isolés qui usent de subterfuges pour leur bénéfice personnel, l’imposture manifeste, au niveau macroscopique, la sinistrose du politique que l’éthique ne vient plus réguler. Mauvaise herbe, elle croît sur le cadavre de la déonto-logie qui lui sert d’engrais et de cache-misère. (...)
Le domaine des arts a commencé à être gangrené par l’imposture après la première guerre mondiale ; celui des lettres, après la seconde. (...)
Ainsi le magnat londonien de la pub Charles Saatchi, ne sachant plus que faire de ses revenus astronomiques, décide-t-il d’investir dans une galerie, le Tate Modern. Peu lui en importe le contenu pourvu que les œuvres fassent couler l’encre et l’or. les imposteurs tels les Young Brtish Artists trouvent aussitôt un nouveau mécène. Par exemple, l’installation Zygotic Acceleration, Biogenetic, De-Sublimated Libidinal Model (1995), de Jake et Dinos Chapman, exhibe des mannequins de fillettes aux bouches-anus et aux nez-pénis. Mais quel titre ! (...)
Tabler sur les critiques pour masquer son vide
Pourtant, la fuite en avant dans l’avant-garde intello, la quête éperdue de l’inédit, la sacralisation de la signature ni l’emballement du marché de l’art ne suffisent pour parler d’imposture. Elle nécessite avant tout une connivence avec la critique. Toute imposture est plurielle, fruit d’un cycle de renvois d’ascenseur, d’articles tendancieux et de jugements partiaux rendus par les pairs. Toute imposture s’inscrit dans un réseau oligarchique, le conforte et le verrouille. Circularité tentaculaire de l’imposture : le romanceur-critique-éditeur Frédéric Beigbeder, par exemple, confondant le roman avec un ramassis de slogans, d’inepties narcissiques et de pipi-caca-cucul, le tout mâtiné de franglais pour faire jeune et d’autocritiques pour les critiques. (...)
Simplifier l’analyse pour étendre le dogme
L’imposteur, lui, apporte à la pensée dominante sa contribution fallacieuse pourvu qu’elle le récompense en retour. (...) Samuel Huntington peut être considéré comme l’exemple le plus flagrant d’une imposture contemporaine à visée doctrinale, quand les français Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut font, à côté du professeur de Harvard, figure de débutants. La fameux Choc des civilisations lutte contre l’idée d’une paix internationale fondée sur le droit. (...)Il y avait urgence à commenter les attentats du 11 septembre 2002 contre le " Centre du commerce mondial ", ce qui poussa de nombreux journalistes à l’exhumer et à voir en Huntington un analyste pointilleux ou un prophète.
Grâce à l’incompétence des uns et la duperie des autres, relayées par des intellectuels sans probité aucune, la doctrine paranoïaque de l’après-guerre froide a pu ainsi triompher : le sentiment d’une agression civilisationnelle prime désormais sur toute considération de droit. (...)
Accabler les victimes pour innocenter les coupables
Les doctrinaires de Washington et d’ailleurs cautionnent la loi du plus fort. Les partisans des holocaustes amérindien, noir et juif ne procédaient pas différemment. (...)
Racisme, intolérance, imposture font bon ménage car la loi du plus fort reste la loi de l’homme blanc. (...) Une critiquature malhonnête se charge régulièrement d’inculper les Africains et de blanchir les spoliations occidentales. Elle célèbre par exemple la divagation révisionniste de Stephen Smith, qui, dans Négrologie, Pourquoi l’Afrique meurt (Calmann-Lévy, 2003) explique avec des formulations confuses destinées à tromper le public non averti que les Africains veulent tout bonnement se suicider ! " Les Africains, assure le journaliste, se sont enfermés dans un passé réinventé et idéalisé, une “conscience noire” hermétiquement scellée. " Ils sont donc habités par un persistant " refus d’entrer dans la modernité autrement qu’en passagers clandestins ou en consommateurs vivant aux crochets du reste du monde ". La couverture de l’ouvrage en dit déjà long sur sa probité intellectuelle : un soldat noir, lance-roquettes à l’épaule, torse nu et tresses afro, fuyant comme s’il dansait, criant de peur comme s’il riait. Un remake de " Ya bon Banania ! " revu et corrigé par les barbouzes.
Remplacez le malheureux par un Tchtchène, un Juif ou un Arabe, et vous soulèverez un tollé général, ô combien justifié ! Mais la négrophobie permet tous les humours, jusqu’au titre (" Négrologie "), jusqu’aux boutades infamantes : " Des Africains se massacrent en masse, voire - qu’on nous pardonne ! - se “bouffent” entre eux. " Smith est tout pardonné : son essai vient de remporter le prix France Télévisions ! L’imposture (néo)coloniale d’un retard de l’Afrique voulu par les Africains ne s’attarde bien sûr jamais sur les quatre siècles d’esclavagisme, les dizaines de millions de déportés, les centaines de millions de tués, et encore moins sur les grands empires précoloniaux (Egypte pharaonique, Ghana, Mali, Songhay, etc.) (...)
Le pire est une politique, l’imposture est son expédient. Les totalitarismes religieux, militaires ou marchands sont autant de crises où règne l’imposture ; faits de mensonges iniques et d’agressions autoproclamées " justes " sans arbitrage, ils tiennent le temps que des résistances s’organisent. (...)