Les « risques » pris par les chefs d’entreprises et les petits et grands boursicoteurs font l’objet d’une admiration dont ne bénéficient pas les « risques » pris pas ceux qui passent leur vie à essayer de la gagner. La crise actuelle vient de révéler qu’il y a ceux qui jouent avec le risque et peuvent faire fortune comme ils peuvent faire faillite (banquiers, spéculateurs, traders, courtiers,…), et ceux qui ne jouent pas mais sont assurés d’être les perdants et jamais les gagnants (la grande majorité de la population). La crise a frappé les preneurs de risques volontaires et les victimes involontaires du système économique que servent les premiers (et qui, généralement, les sert). Pour les uns comme pour les autres les pertes (qu’il s’agisse de fortunes ou de pécules, d’un train de vie luxueux ou d’un pouvoir d’achat misérable,) se traduisent par des souffrances. Mais il semblerait qu’il y ait des souffrances qui inspirent plus que d’autres.
Victimes extraordinaires…
Le choix des photographies semble témoigner d’un goût particulier pour « la solitude du coureur de fonds » ! Le 17 octobre, une grande photo montre, en première page, un homme, seul qui se cache le visage dans sa main, avec cette légende : « A la Bourse de New York, mercredi 15 octobre, la détresse d’un agent de change ». A cette détresse répond, mais reléguée en page 6, celle d’une enseignante américaine qui n’arrive plus à faire face au surendettement. Sans photo. Le 29 octobre, en page trois, autre grande photo d’un homme seul, une fois encore, sur son banc, dans le métro de Londres : c’est un homme d’affaires qui lui aussi se cache le visage dans les mains. A cette photo répond celle d’une vieille femme, au Pakistan, dans la foule de manifestants qui brandissent les factures d’électricité qu’ils ne peuvent plus payer. Elle montre la détresse d’un peuple et non de quelques privilégiés. Mais pourquoi est elle reléguée en page 16 au lieu de figurer à la « Une » ?
Les preneurs de risques volontaires lorsqu’ils deviennent des héros déchus inspirent à l’évidence l’œil et la plume des journalistes. Il était tentant de nous faire suivre les divers épisodes de la crise financière à la manière d’un roman-feuilleton. Le Monde n’a pas résisté au plaisir de jouer avec les mots, contribuant à personnifier des institutions, à les rendre humaines, alors qu’elles ont toujours fait passer la course aux profits avant toute autre considération, et à noyer les responsabilités, mettant sur le même plan dirigeants et employés.
Le 10 septembre, nous apprenons « La descente aux enfers de Fannie et Freddie deux piliers du système bancaire » et le 15 celle de « Lehman Brothers, nouvelle victime des « subprimes » ». Le 16, « Les Bourses mondiales s’affolent » et « on touche le fond » avec un trader à Londres et le 17, « C’est la santé du premier assureur du pays, AIG, qui affole ». Et le Monde de s’attarder longuement à la City où « Les filles pleurent, les gens se prennent dans les bras ».
Le 8 octobre, nouveau rebondissement : « Mais qui a tué Lehman Brothers ? », interroge le gros titre de la page 3. Et sous ce titre qui rappelle celui d’un roman policier, on peut lire : « La banque américaine a fait faillite le 15 septembre. Depuis, certains créanciers accusent sa rivale, JP Morgan Chase, d’avoir précipité sa chute. A Wall Street les couteaux sont tirés […] Dans cette superproduction à la new yorkaise la fin est déjà connue. Pas de « happy end » comme à Hollywood mais la mort d’un fleuron de Wall Street, 24 000 salariés sur le carreau[…] Lehman Brothers est-elle tombée à la suite d’un complot de ses concurrents déterminés à chasser du Temple ses banquiers garnements ? ». Peut-être faut-il considérer que l’énigme du Monde est résolue par le titre qui résume l’article suivant : « Une vieille rivalité entre banque protestante et banque juive ».
Les traders, héros du roman de la crise sont aussi ceux d’un drame romantique : « Les enfants gâtés ont perdu de leur superbe », lit-on dans l’édition du 21-22 septembre, page 10 [2] et dans un autre article de la même page [3]. : « Tous fous de la capitale anglaise où beaucoup ont acheté des appartements somptueux, des voitures de luxe, et côtoient une myriade d’artistes conscients du pouvoir d’achat de ces seigneurs de la bourse . Leur star jusqu’ici ? Le trader français Benoît Savoret, numéro deux de Lehman Brothers, aujourd’hui déchu . Leur règle jusque là ? Gagner d’énormes bonus en pariant sur des positions risquées sur les marchés… »
Le 27 septembre, un autre portrait, sous le titre éloquent « A la City, les gérants des hedge funds broient du noir » évoque cette grande tristesse : « Les courtiers semblent parfaitement décontractés et presque étrangers à ce qui se passe à Wall Street ou dans la City . Impression trompeuse qu’atteste la mauvaise mine, malgré le bronzage , de notre interlocuteur…Pianotant sur sa console, cet aventurier, qui cherche à tirer profit des anomalies des marchés […] »
Le 2 octobre, après la détresse de l’agent de change, nous découvrons « L e désarroi des prodiges des marchés ». La crise a fait d’autres nobles victimes : « Les élèves du master « probabilités et finances » formés notamment à l’école polytechnique valaient de l’or. La crise les a en partie démonétisés. Provisoirement, espère leur professeur […] Ces as des mathématiques financières étaient jusqu’à présent recrutés à prix d’or… cette année…près du tiers de cet échantillon exceptionnel n’a pourtant pas encore signé de contrat de travail »
Le 10 octobre, le désarroi des aventuriers est résumé dans le titre suivant « “Pourquoi moi ?” A la city, les psy sont pris d’assaut » et l’article nous apprend que « Les banquiers touchés par la crise financière font appel au soutien psychologique […] Ces jours-ci, les salles de marché sont à la fois défi, inspiration, terreur et frustration. La tension nerveuse y est d’autant plus grande que ceux qui choisissent d’y travailler sont une race particulière »[…]“ Pourquoi moi , que va-t-il m’arriver ? ” tel est le leitmotiv de ceux qui ont été licenciés brutalement et se retrouvent en pleine crise existentielle ».
Mais le 29 octobre, en page 3, Le Monde rassure ses lecteurs sur les capacités de résistance des supermen de la finance : « “ Il y a de l’élégance dans la décadence ” confie Alex un trader de feu Lehman Brothers. Le jeune homme -bronzé, costume gris foncé et cravate rouge, dix ans de trading à son actif- a eu la « larme à l’œil » le lundi matin [...] Pas question pour autant de se laisser submerger par l’émotion. Les financiers de la City sont souvent psychologiquement structurés et solides. Ils ont toujours su qu’une crise pouvait dévaster leurs repères. Il y en a eu d’autres avant, il y en a eu d’autres après. Entre temps, ils en auront bien profité. » Et le 31, grâce au Monde, les traders trouvent enfin leur rédempteur : non pas le Christ, mais un « Défroqué du CAC 40 » auquel une page entière est consacrée : « L’ancien trader est devenu pauvre et moine […] Ex-brillant trader des marchés » maintenant loin « de l’enfance dorée et des griseries du CAC 40 » qu’il a connues « dans une autre vie ».
Certes, les évocations du Monde ne sont pas dénuées de toute distance, quand elles mettent l’accent sur les trains de vie fastueux de ceux qui ont vécu de l’argent facile. Mais elles témoignent d’une grande indulgence pour ces aventuriers plein de charme, dont les excès rappellent ceux des enfants gâtés auxquels on pardonne souvent leur démesure. Des seigneurs qui, souligne justement Le Monde du 22 septembre, « formaient une caste qui maniait les milliards et écrasait la valetaille ». Mais cette « valetaille », les simples employés du monde de la finance, victimes en masse des licenciements à la suite de la faillite des banques, reste dans l’ombre de la banalité et le Monde ne nous dit rien sur ses états d’âme.
Le Monde Argent ! le 15 octobre dans son édito, a tranché : « Et que voit-on ? Des banques exsangues, des hedge funds au bord du gouffre, des fonds d’investissements en difficulté, des promoteurs immobiliers au bord de la crise de nerf. Autant d’acteurs qui ont profité ces dernières années de l’argent « facile » pour bâtir des fortunes. Ils seront - et c’est suffisamment rare pour être souligné - les principales victimes du krach boursier »
…et victimes ordinaires
Ce que Le Monde argent ! néglige – c’est sa vocation … - est-il également oublié par Le Monde tout court ? Pas exactement.
Ainsi, le 26 septembre [4] « Aux Etats-Unis, les victimes de la crise financière ne sont pas que les banquiers de Wall Street. Au fur et à mesure que l’indice Dow Jones plonge, les inquiétudes des ménages américains, en particulier des plus âgés, progressent. Ces derniers voient fondre chaque jour un peu plus le capital destiné à payer leur retraite. ». Ou encore le le 4 octobre [5] « A Paris, Londres, ou New York, épargnants et consommateurs sentent bien que les banquiers ne feront pas seuls les frais de la crise…. la peur de l’épargnant renforce la déprime du consommateur ».
Mais si Le Monde reconnaît leur existence, il ne va pas jusqu’à accorder beaucoup d’importance à ces victimes-là : elles n’apparaissent donc qu’au détour d’une page, noyées entre la masse d’articles détaillant les mécanismes de la crise financière, le remue ménage de Sarkozy, le chacun pour soi des gouvernements européens.
Les mots qui les désignent appartiennent au lexique de l’économie « pure » et des études de marché : ce sont des « ménages », des « épargnants », des « consommateurs », ou encore, des « particuliers », par opposition aux entreprises. Le 29 octobre, un article intitulé « Des entreprises jusqu’aux ménages, comment le krach boursier contamine « l’économie réelle » » reprend en quelques phrases ce lexique significatif : « le patrimoine des ménages fond, le pouvoir d’achat s’érode [ ...] les particuliers plus rétifs à l’investissement boursier […] les épargnants reçoivent aujourd’hui des relevés où ils voient fondre leurs richesses […] Les consommateurs réduisent leurs dépenses ». « Du paradis à l’enfer pour les épargnants britanniques », titre Le Monde du 30 octobre qui se penche ainsi sur le sort des catégories populaires outre-manche.. Et un autre article du même jour est titré « Outre-Atlantique, l’indice de confiance des consommateurs s’effondre à un niveau jamais vu » : un indice à partir duquel Le Monde prétend sans doute s’inquiéter du sort réservé aux-dits consommateurs. Sont-il salariés ? C’est leur qualité d’actionnaires qui méritent la compassion du Monde qui titre ainsi le 1er novembre : « Les actionnaires salariés observent avec inquiétude la dégringolade des cours »
Quand elles ne sont pas désignées par des catégories strictement économiques, il arrive que les victimes prennent l’habit d’électeurs en colère ou en plein désarroi. Ou bien on les devine derrière l’expression « nombre d’emplois en baisse », dans les petits entrefilets glissés dans les bas de page. Mais c’est très chichement que Le Monde recourt à un lexique proprement social, comme si les mots de travailleurs, d’ouvriers, de salariés, de chômeurs ne méritaient pas ou pas encore de figurer dans le vocabulaire de la crise. Et leur cas est traité collectivement : pas de héros, même déchu, à qui consacrer d’émouvants portraits.
Ce n’est qu’à partir de la mi-octobre que Le Monde publie des articles qui s’intéressent plus longuement aux effets de la crise sur les populations. Le 14, la crise est « vue de Pontvallain », un bourg de la Sarthe. Il faut encore attendre dix jours pour que, le 24, toute une page reportage soit consacrée aux « Naufragés d’Islande ». Entre temps les banquiers ont eu droit à leur portrait sur une page entière : le 7 octobre « Emilio Botin, le banquier qui ignore la crise », le 24, « Christian Noyer, le banquier antistress ».
Jusqu’au moment où, le 28 octobre, l’éditorialiste anonyme du Monde annonce – c’est le titre - « Le retour du social »… qui pourtant n’avait pas totalement disparu, même dans les colonnes du Monde… Autre retour annoncé par le titre de la page 12 : « Le retour de la fracture sociale », dont on apprend ainsi incidemment qu’elle avait été résorbée. Ou qu’elle va l’être… En effet, cette page insiste nettement sur les efforts pour la réduire avec cet article : « A Toulon, les licenciés jugent le CTP [contrat de transition professionnelle] « intéressant » et « sécurisant » C’est en tous cas l’avis des 4 personnes interrogées ! Page 13 l’article sur la chute des emplois intérimaires est un bel exemple de parité à la mode du Monde : un délégué CGT, un délégué CFDT, l’attaché de direction de chez Perfect Intérim, le président du Prisme (Professionnels de l’intérim, services et métiers de l’emploi), la présidente de Manpower France. La page 20, quant à elle, consacre le « retour » des ouvriers : une page entière pour les forgerons des Ardennes ! Ce sont de « grands gaillards » qui « marmonnent » sur leurs mobylettes, dénoncent la mascarade de la précédente venue de Sarkozy et les « patrons-voyous » qui, à la lecture de l’article, semblent être une des principales causes de leurs malheurs.
Le 2 novembre, nouveau coup de théâtre : « Les Français face à la crise » sont en première page ! Les marchés et leurs réactions n’ont plus la primeur. Place aux vraies gens. Le Monde ne reculant devant rien fait parler toute la France d’une seule voix…ou plus exactement à douze voix : : « Et les Français, comment réagissent-ils ? Pour le savoir, Le Monde en a interrogé une douzaine. L’échantillon ne se veut pas représentatif ». En effet ! [6]. Mais, précise Le Monde, « il est néanmoins très révélateur ». On est prié de ne pas contrarier les exercices d’auto-absolution du Monde. De grandes enquêtes suivront, sans paternalisme ni condescendance : c’est promis.
En attendant, il suffit au Monde de dissoudre les victimes sociales de la crise dans des ensembles nationaux pour qu’elles apparaissent comme coresponsables de la crise qu’elles subissent.
Le Monde, en toute objectivité, se sent obligé de sermonner ces peuples qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, un peu comme s’il fallait appeler à la raison des enfants impulsifs. Les Islandais, par exemple, qui ont eu le droit à quelques allusions peu flatteuses à leur égard. Le 9 octobre, dans l’article intitulé « L’Islande au bord du gouffre », on peut lire ceci : « Depuis plusieurs générations, les Islandais vivent à crédit au-dessus de leurs moyens. Plusieurs générations l’ont fait depuis la guerre, c’est leur culture et ils ont toujours payé leurs dettes au prix d’un deuxième, voire d’un troisième boulot. On a ici le sentiment de vivre quand on a de l’argent, c’est-à-dire quand on n’en a plus le temps ». L’idée est reprise le 24 en introduction au long article consacré aux 300 000 habitants de l’île : « Ils vivaient à crédit, roulaient en 4x4, habitaient de belles maisons, grâce à des emprunts en devises étrangères ».
Et « les » Français méritent eux aussi les admonestations du Monde qui multiplie à leur intention les raisons de renoncer à se plaindre
Ainsi, le 23 août, alors que le pouvoir d’achat était déjà en berne et que la crise pointait à l’horizon l’éditorialiste anonyme dispensait l’une des leçons de morale dont il a le secret : « Voilà une saisissante démonstration de notre schizophrénie nationale ! Les Français ne cessent de se plaindre des temps présents, redoutent l’avenir et craignent que celui de leurs enfants soit plus mauvais que le leur. Ils ont, pourtant, le taux de fécondité le plus élevé de l’Union Européenne , faisant preuve ainsi d’une belle confiance dans les temps futurs. Cette divergence entre le parler négatif - un éternel lamento - et le faire positif - une solide libido-constitue une caractéristique nationale qui ne cesse d’étonner. Paradoxal mais bénéfique. Ce pragmatisme du peuple français constitue son meilleur atout pour préparer son avenir. Il n’est de puissance que démographique » [7].
Autre contexte, autre question : l’éditorial du 2 novembre 2008 réitère les reproches à ces Français qui ne comprennent rien et se plaignent à tort et à travers. Qu’on se le dise : « La crise devrait inciter les français à mettre un terme définitif à leur procès - favori mais infondé -_ contre la Banque centrale européenne et la monnaie unique. L’euro fut pendant deux décennies leur objectif politique majeur. Ils l’ont atteint. Ils ont toutes les raisons de s’en réjouir. Enfin. »
Il y a ceux qui se lamentent mais ne comprennent presque rien, il y a ceux qui analysent et qui comprennent presque tout. Les seconds écrivent dans Le Monde