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Le journaliste pervers du métro

par Laélia Véron,

Nous publions, sous forme de tribune [1], un texte écrit en réaction à la chronique publiée le 7 décembre (« La femme voilée du métro ») par Luc Le Vaillant, journaliste et rédacteur en chef à Libération (Acrimed).

Libération déplore évidemment les résultats des élections régionales, la montée de la droite et du Front national. « Contre le FN : tous à côté de la plaque » titre le quotidien en colère. « En Paca, choisir entre "le pire et le presque pire" », nous dit tristement un des articles. L’analyse proposée dans Libération par Dominique Albertini (« Face au FN, l’introuvable riposte ») annonce clairement la position du journal qui célèbre « l’engagement d’une partie de la presse contre le Front National » et qui fustige les mauvaises ripostes, comme « le moralisme ou l’injonction hystérisée ». Si Libération s’inquiète, c’est parce que Libération est, bien entendu, un journal « de gauche », proche des classes populaires, antiraciste, féministe.

Bien entendu ? Le jour même où Libération fait preuve de tant de vertueuse indignation, le journal publie également une chronique intitulée « La femme voilée du métro » dans laquelle le rédacteur en chef du service « Portraits » du journal laisse libre cours à ses fantasmes. Car Luc Le Vaillant a été confronté à cette chose monstrueuse et excitante à la fois : prendre le métro en même temps qu’une femme voilée.

Cette chronique est un écœurant exemple d’un amalgame parfaitement assumé : femme voilée = terroriste. Inutile de lister tous les clichés accumulés par Luc Le Vaillant : du sac potentiellement « farci de TNT » à la complicité avec le « conducteur salafiste », en passant par l’opposition culturaliste aussi éculée qu’infondée de l’Orient et l’Occident. En assimilant cette femme voilée au terrorisme, à un groupe uni, les barbus-voilés de l’Orient contre nous autres de l’Occident [2], Luc Le Vaillant fait tout bonnement preuve de racisme, un racisme qui sonne quasiment comme un appel à la haine. Que dire d’une phrase telle que « À moins qu’elle ne se blinde pour résister à cette haine projetée par les siens et qui lui revient en boomerang » ? Lorsque l’on sait que les agressions contre les personnes apparentées à l’islam - notamment les femmes voilées - se multiplient [3], parler d’une haine contre cette femme qui viendrait « des siens », et dont elle serait donc responsable, sonne quasiment comme un appel à la violence.

Pire encore : Luc Le Vaillant prétend utiliser des idées émancipatrices féministes comme cautions de sa logorrhée raciste. Nous le voyons en train de revendiquer « l’égalité homme-femme » et d’ « implore[r] Simone de Beauvoir de faire entendre raison aux asservies volontaires ». Les revendications féministes sont bien utiles pour Luc le Vaillant quand il s’agit d’appeler à l’hallali des femmes voilées. Curieusement, lorsqu’il s’agissait d’un grand bourgeois, d’un homme politique puissant comme Dominique Strauss-Kahn accusé d’avoir violé une femme de chambre, Luc Le Vaillant trouvait les idées féministes inutilement hystériques, fustigeant la « détestation époumonée de la gauche vertueuse, du féminisme punisseur » et utilisait une fois encore Libération pour consacrer un portrait tout à la gloire d’Ivan Levaï lorsque ce dernier défendait l’ancien directeur du FMI en disant qu’un viol « c’est avec un couteau ou un revolver » [4]. Que Luc Le Vaillant ne salisse pas le nom de Beauvoir : s’il veut une figure féminine qui ne mobilise le « féminisme » que lorsqu’il s’agit de stigmatiser les femmes voilées, il y en a (malheureusement) beaucoup d’autres.

Ce n’est cependant pas un hasard si Luc Le Vaillant choisit de parler d’une femme et voilée, et non pas d’un barbu dont la djellaba l’aurait inquiété. Car cet article qui se revendique féministe est tout simplement… sexiste. Luc Le Vaillant est visiblement délicieusement émoustillé par cette femme voilée, nous fait subir (comme il les lui a sans doute fait subir, ne serait-ce que par ses regards) ses fantasmes sexuels faits d’attraction et de répulsion. Citons brièvement le champ lexical « sensuel » qui émaille cette chronique : « un podium de pole-dance pour un strip-tease mystique terrorisant », « la ceinture de chasteté explosive », les innombrables mentions corporelles (« la cuisse évasive, la fesse envasée, les seins restreints »). Luc Le Vaillant paraît même regretter que, voile et peur des attentats aidants, le voisin du strapontin ne puisse plus « pincer le bourrelet charmeur ». En voilà un sur qui la campagne anti harcèlement de la RATP n’a pas été très efficace…

Luc Le Vaillant nous offre un exemple parfait d’intersectionnalité des dominations : parmi les personnes supposées musulmanes ce sera toujours la femme qui attirera plus les fantasmes et les violences des dominants [5]., la musulmane ou l’arabe, qu’il s’agisse de la femme voilée ou de la « beurette sonore et tapageuse » (on attend la mention du bruit et de l’odeur). Fort heureusement, le racisme, c’est le Front national, c’est pas nous et vraiment, qu’ils sont abrutis ces abstentionnistes ou ces électeurs qui ne comprennent pas à quel point la gauche socialiste est libre et éclairée.

Ainsi Libération, qui se prétend un journal féministe, qui a mis dernièrement en place un intéressant bilan mensuel des évolutions des droits des femmes à travers le monde [6], laisse libre cours à une parole qui n’utilise le féminisme que pour mieux déverser ses fantasmes et pulsions misogynes.

Les piteuses explications de Laurent Joffrin qui, dans un court texte publié suite aux nombreuses réactions suscitées par la chronique de Luc Le Vaillant, récuse tout sexisme et racisme, évoquant « la restitution littéraire et ironique de préjugés et d’angoisses » (sic), ne font guère illusion [7]. Nous ne nous appesantirons pas sur la prétention littéraire de l’article : quelle que soit la distance que le journaliste entretient à ses propres représentations, ce n’est pas une excuse pour nous les servir avec autant de complaisance. Luc Le Vaillant se prend pour un écrivain sulfureux mais il ne fait que broder sur des fantasmes racistes et sexistes tristement banals. On pourra noter au passage que le même Laurent Joffrin était nettement moins ouvert d’esprit lorsqu’il s’agissait de censurer des chroniques de Pierre Marcelle, entre autres lorsqu’il avait « osé » s’en prendre aux actionnaires de Libération.

Libre à Luc Le Vaillant, s’il le souhaite, d’aller s’épancher dans des journaux réactionnaires comme Valeurs Actuelles ou Causeur. Cela ne rendra pas ses propos moins révoltants, mais les prétentions progressistes et anti-FN de Libération sembleront un peu moins grotesques. Car si nous n’osons demander à Libération d’assumer son statut de journal de gauche, de faire une analyse sérieuse des dernières élections, d’analyser la responsabilité du Parti socialiste et de la presse qui lui est liée en termes de publicité faite aux idées et à la stratégie du Front national, nous osons espérer qu’un journal qui se veut sérieux nous épargne les fantasmes à la fois insipides et révoltants d’un de ses journalistes, a fortiori rédacteur en chef.

Si tout ce que la presse « de gauche » a à apporter comme alternative auxdites « asservies volontaires » consiste en une valorisation complaisante du patriarcat grivois, les idées progressistes et réellement féministes semblent être plus que jamais à (re)construire.



Laélia Véron

 
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Notes

[1Les articles publiés en tant que « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Sur le cliché très récent de l’opposition Orient/Occident, on conseille à Luc Le Vaillant et tout lecteur ou lectrice sincèrement intéressé-e de lire George Corm,Pour une analyse profane des conflits, La Découverte, 2012.

[3Voir entre autres « Islamophobie post-attentats : "C’est le musulman lambda qui est visé" », Rue89, 7 décembre 2015, et « Islamophobie, ça dérape encore », liberation.fr, 30 novembre 2015.

[5Voir « Sites pornos : Les "Beurettes", un fantasme bien français », Rue 89, 28 septembre 2015.

[6« Un mois dans la vie des femmes », chronique lancée depuis septembre 2015.

[7On notera que la Société des journalistes et du personnel de Libération n’a pas fait preuve d’autant de couardise : « Au sein de l’équipe, de très nombreux journalistes ont également fait part ce mardi de leur désapprobation sur un contenu qui ne reflète pas, à leurs yeux, les valeurs du journal et leurs convictions personnelles ».

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