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Le Monde « oublie » un document WikiLeaks sur… les médias français

par Julien Salingue,

Coïncidence ? Le lendemain de la publication de l’article qui suit, le Monde mettait en ligne un article intitulé « WikiLeaks : la presse française vue par l’ambassade des Etats-Unis », également disponible dans la version papier du quotidien. (Acrimed, le 15 décembre, 17h).

Depuis le 28 novembre, le journal Le Monde publie chaque jour un ou plusieurs articles traitant des « révélations » du site fondé par Julian Assange. Le quotidien du soir est l’un des partenaires de WikiLeaks, aux côtés du Guardian, du New York Times, d’El Pais et du Spiegel. Critiqué par nombre de ses pairs, Le Monde a justifié ainsi sa démarche : « À partir du moment où cette masse de documents a été transmise, même illégalement, à WikiLeaks, et qu’elle risque donc de tomber à tout instant dans le domaine public, Le Monde a considéré qu’il relevait de sa mission de prendre connaissance de ces documents, d’en faire une analyse journalistique, et de la mettre à la disposition de ses lecteurs ». Mais la sélection réserve parfois des surprises…

La tempête politico-médiatique déclenchée par la publication des documents WikiLeaks semble donner raison, a posteriori, au Monde, notamment contre tous ceux qui ont tenté d’affirmer, malgré les évidences, que les télégrammes révélés par WikiLeaks « ne nous apprenaient rien ».

Il s’avère néanmoins que Le Monde a « oublié » un câble adressé au secrétariat d’État états-unien par l’ambassade des États-Unis à Paris. C’est le câble 07PARIS306, consultable (en anglais) sur le site WikiLeaks. À l’heure actuelle, Le Monde ne s’en est pas fait l’écho. C’est bien dommage. On découvre en effet dans ce document, qui traite des « communautés musulmanes en France », l’instructif point de vue de l’ambassade à Paris sur les médias français. Entre autres :

« 17. Les grand journalistes français sont souvent issus des mêmes écoles d’élite que de nombreux responsables gouvernementaux. Ces journalistes ne considèrent pas nécessairement que leur rôle premier soit de surveiller le pouvoir exécutif. Nombre d’entre eux se voient plutôt davantage comme des intellectuels, et préfèrent analyser les événements et influencer leurs lecteurs plutôt que de rapporter les événements.

18. Le secteur privé des médias en France (presse écrite, TV et radio) continue d’être dominé par un petit nombre de conglomérats, et l’ensemble des médias français sont davantage régulés et soumis aux pressions politiques et commerciales que leurs homologues américains. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, créé en 1989, nomme les dirigeants de l’ensemble des chaînes de télévision et stations de radio publiques et surveille leur contenu politique.

19. L’accès à Internet se développe de manière continue en France, notamment chez les jeunes générations, et remplace rapidement les médias traditionnels. Toutes les grandes chaînes de télévision et stations de radio ont leur propre site Internet, tout comme les grands organes de presse écrite. Les blogs sont un moyen de communication de plus en plus populaire pour les minorités et les ONG, qui les utilisent pour exprimer des opinions qu’ils estiment ne pas retrouver dans les médias traditionnels ».

« Transparence et discernement ne sont pas incompatibles », écrivait Sylvie Kauffmann, directrice de la rédaction du Monde, dans l’article cité plus haut. Le moins que l’on puisse dire est que Le Monde semble, dans le cas du câble 07PARIS306, avoir davantage mis l’accent sur une certaine forme de discernement que sur la transparence. Le quotidien a sans doute estimé que cette information WikiLeaks était nettement moins digne d’intérêt que celles concernant l’Iran, le Vatican, le Pérou, le Kenya, la Chine ou le Maroc.

Et pourtant, ces quelques lignes rédigées par l’ambassade des États-Unis mériteraient d’être largement diffusées et, pourquoi pas, commentées par Le Monde (et les autres usagers médiatiques de WikiLeaks). Certains silences sont au moins aussi révélateurs que certaines prises de position, aussi justes soient-elles. Cet avis d’Acrimed n’équivaut pas, chacun l’aura compris, à un soutien à la diplomatie états-unienne et à ses jugements sur les médias français qui pourraient être retournés contre les médias d’outre-Atlantique.

Julien Salingue

PS : le 12 décembre, Paul Moreira évoque sur son blog le document WikiLeaks en question. Avec, entre autres, ce commentaire plein d’humour : « Ceci n’est pas une note d’Acrimed ». Merci pour le clin d’œil...

PS 2 : un lecteur attentif nous a signalé une très brève allusion dans un très bref article daté du 2 décembre dans lequel on peut lire qu’aux yeux des diplomates américains « les journalistes français ont tendance à se prendre pour des intellectuels et préfèrent commenter et analyser plutôt que d’aller sur le terrain ». Une allusion partielle et très... allusive.

***


Annexe : l’extrait (traduit ci-dessus par nos soins) en version originale :

17. Top French journalists are often products of the same elite schools as many French government leaders. These journalists do not necessarily regard their primary role as to check the power of government. Rather, many see themselves more as intellectuals, preferring to analyze events and influence readers more than to report events.

18. The private sector media in France – print and broadcast – continues to be dominated by a small number of conglomerates, and all French media are more regulated and subjected to political and commercial pressures than are their American counterparts. The Higher Audio-Visual Council, created in 1989, appoints the CEOs of all French public broadcasting channels and monitors their political content.

19. Internet access is growing steadily in France, especially among the younger generation, rapidly replacing traditional media. All important television and radio channels in France have their own websites, as do the major print media. Blogs are an increasingly popular method of communication for minorities and NGOs, who use them to express opinions they do not feel are reflected in the traditional media.

 
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