I. Méthodologie
Cette recherche a pour but de documenter les connaissances sur la presse féminine québécoise pour adolescentes, car peu d’études ont jusqu’ici tenté d’en décrire le contenu de façon systématique. Ce manque de connaissances rend difficile la compréhension de leur signification sociale et culturelle en tant qu’artefact culturel. Il constitue, de plus, un obstacle à leur prise en compte dans l’élaboration d’activités d’éducation aux médias.
Le cadre théorique puise aux théories de la communication et aux théories féministes inscrites dans le champ de la théorie critique. Ce cadre a orienté la formulation de la question de recherche et de l’hypothèse.. La question porte sur les représentations de la féminité et des rapports entre les femmes et les hommes véhiculées par les magazines pour adolescentes. Précisément, l’hypothèse postule que ces représentations reposent sur une conception conservatrice plutôt qu’égalitaire des rapports sociaux de sexe. Étant donné les limites des connaissances disponibles sur cette presse au Québec, nous avons, de plus, doté cette recherche d’un objectif complémentaire visant à fournir une description exhaustive des magazines. Une hypothèse descriptive encadre cette démarche ; elle estime la proportion de contenu publicitaire à 30%.
La méthode choisie est l’analyse de contenu : nos choix méthodologiques tentent de surmonter le traditionnel conflit opposant les approches « quantitativistes » aux approches « qualitativistes » de cette technique de recherche (Landry, 1992) [2].
Ces choix ont pour but de favoriser une association complémentaire des deux approches, qui se présentent plus souvent en opposition qu’en complémentarité. La cueillette des données recourt donc à plusieurs techniques, telles la mesure de surfaces, l’analyse statistique (SPSS), l’analyse assistée par ordinateur (logiciel Linguistica), la lecture analytique d’articles et la catégorisation des messages.
La population étudiée correspond à la production annuelle des magazines québécois Cool, Adorable et Filles d’aujourd’hui. Un échantillon de 12 numéros a été prélevé de cette population composée de 36 numéros publiés de janvier à décembre 2002 inclusivement. Il correspond au tiers de la production annuelle et permet la généralisation des résultats.
La vérification des deux hypothèses selon une approche mixte de l’analyse de contenu (quantitative et qualitative) a nécessité l’élaboration d’un dispositif méthodologique tridimensionnel. Les trois dimensions analysées sont : le contenu éditorial (articles produits à l’interne par l’équipe de rédaction des magazines), le contenu publicitaire (publicités conçues à l’externe et placées dans la revue grâce à l’achat d’un espace par un commanditaire) et le contenu photographique (photos, présentes dans les deux dimensions précédentes). Ce dispositif méthodologique a exigé la conception de plusieurs grilles de codification.
II. Résultats
Les résultats valident l’hypothèse sur le conservatisme des représentations de la féminité et des rapports hommes-femmes, mais ils infirment l’hypothèse descriptive sur la quantité de contenu publicitaire. La comparaison de tous les résultats indique que la presse féminine pour adolescentes tend, en général, à présenter une certaine homogénéité dans ses contenus.
Le contenu éditorial (N=268)
Près des deux tiers des articles (64,8 %) traitent de l’apparence, des garçons et des relations hommes-femmes (thèmes regroupés dans la catégorie « conservateur »).
Seulement 32,4% des articles touchent à des facettes du développement personnel. La quasi-absence d’articles sur les questions sociales et politiques (2,8 %) confirme que les adolescentes sont conviées, dans ces revues, à un univers narcissique coupé de la réalité extérieure (la catégorie « égalitaire » regroupe les thèmes du développement et des questions sociales et politiques).
L’analyse fine d’un sous-corpus extrait de la catégorie « conservateur » et d’un autre sous-corpus extrait de la catégorie « égalitaire » appuie la confirmation de l’hypothèse de recherche. Les messages sur la vie de couple tendent à confier la responsabilité de la réussite amoureuse aux jeunes filles. Ces messages insistent sur les relations sexuelles et orientent la conduite des filles selon une conception essentialiste des sexes. L’analyse détaillée des articles tirés de la catégorie « égalitaire » montre qu’en fait, ils ne sont pas dépourvus du thème des relations amoureuses et qu’en outre, l’identité est limitée à sa dimension personnelle (occultation de la dimension sociale). Le rôle de l’école dans le développement personnel et social, celui de l’activité physique dans la santé, de même que les modèles identitaires progressistes ne sont pas explicitement mis en évidence.
La hiérarchisation des thèmes et leur importance relative que révèle le classement des articles de la presse féminine québécoise sont congruents avec les résultats de recherches menées sur d’autres magazines, comme Seventeen, Sassy et Young Miss (Peirce, 1990, Evans et autres, 1991, Schlenker et autres, 1998, Anders, 1999) [3]. Nos résultats convergent, par exemple, avec les analyses sémiologiques de McRobbie (1982) [4] qui ont dévoilé les quatre codes connotatifs de l’idéologie de la féminité adolescente dans le magazine britannique Jackie : romance hétérosexuelle, vie personnelle et domestique, mode et beauté, puis musique populaire.
Le contenu publicitaire (N=191)
La publicité amplifie le conservatisme du contenu éditorial de la presse étudiée : plus de la moitié des publicités (52 %) fait la promotion d’entreprises du domaine de « l’apparence » (produits de beauté, mode, coiffure, etc.) et plus du tiers (36 %) est relié à l’industrie du divertissement (surtout des vedettes du monde de la musique). La promotion de la santé, de la contraception, des sports, de la formation académique ou de la gestion financière est rare, sinon absente du corpus de publicités.
Le contenu photographique (N=345)
Les photographies situent les femmes sept fois plus souvent que les hommes dans un environnement domestique, renforçant l’idée que la féminité se définit dans le privé. Les modèles féminins sont, de plus, photographiés de très près, dans des plans rapprochés qui suggèrent des préoccupations intimes et personnelles. Les hommes sont quant à eux représentés plus souvent que les femmes dans un environnement extérieur, appuyant l’idée que la masculinité se définit dans la sphère publique. Les photos représentent des personnes de race blanche dans 80 % des cas, ce qui rappelle l’ethnocentrisme qu’ont déjà souligné maints travaux d’origine anglaise (Evans et autres, 1991 ; Currie, 1999) [5]. Il s’agit donc d’une caractéristique tout aussi affirmée dans la presse québécoise.
L’hypothèse descriptive complémentaire
En ce qui concerne l’hypothèse descriptive sur la proportion de contenu publicitaire, les résultats indiquent qu’elle ne correspond pas à 30 % de l’espace des revues (N=784 pages mesurées), mais à plus de la moitié des pages des magazines (52,4 %). Un résultat qui n’avait pas été prévu est que cette publicité est plus fréquente sous le mode dissimulé (du contenu promotionnel inséré dans les articles et présenté comme de l’information journalistique : 29,6 %) que sous le mode direct (publicité traditionnelle occupant un espace acheté par un commanditaire : 22,8 %).
L’existence d’un système de renforcement mutuel entre le contenu éditorial et le contenu publicitaire dans la presse féminine adulte britannique, américaine et française, qui se dégage des liens entre les thèmes dominants des articles et le type de produits annoncés dans les publicités, a déjà été souligné dans plusieurs travaux (Sullerot, 1966 ; Dardigna, 1980 ; Earnshaw, 1984, Ferguson, 1983 ; Winship, 1987) ; ses mécanismes ont été explicitement mis au jour par McCracken (1993) [6]. Nos résultats permettent d’établir des liens entre ces deux types de contenu, ce qui tend à confirmer le rôle déterminant de la publicité en tant que mode de financement de la presse magazine.
En conclusion, les magazines féminins pour adolescentes qui sont produits au Québec véhiculent des messages plutôt conservateurs sur la féminité et les rapports hommes-femmes. Ce conservatisme, observé autant dans les articles que dans les publicités et les photographies, nous autorise à les considérer comme un agent de socialisation de type traditionnel. Enfin, soulignons que les connaissances produites dans ce mémoire pourraient être récupérées par les enseignantes et les enseignants des niveaux primaire et secondaire dans les activités pédagogiques organisées pour répondre aux exigences du volet « éducation aux médias » du programme du Ministère de l’Éducation. De telles activités pourraient sans aucun doute contribuer à initier les jeunes à une éducation critique aux médias.
Caroline Caron
Références complémentaires
- Cette recherche a été publiée dans son intégralité en 2004, sous le titre La presse féminine pour adolescentes : une analyse de contenu, aux Cahiers de recherche du GREMF (cahier 89, 159 pages). On peut se procurer le document au coût de 10 dollars (environ 6 euros) à l’adresse suivante : gremf@fss.ulaval.ca. L’auteure est maintenant rattachée à l’Université Concordia (Montréal), où elle complète un doctorat en communication.
- Caron, Caroline (2003), Introduction à la documentation anglophone sur l’analyse des magazines féminins à grand tirage, (1978-2001), Le Gremf édite, cahier 19, 68 pages, 4,75 CAN.
- Caron, Caroline (2003) « Que lisent les jeunes filles ? Une analyse thématique de la presse ados au Québec », Pratiques psychologiques, 3, 59-61. Une copie électronique est accessible à l’adresse suivante :http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000977.html. (pour les citations, il faut référer à la publication originale dans la revue scientifique).