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La fabrication du consensus : l’exemple de l’inévitable guerre en Syrie

par Media Lens,

Nous publions, sous forme de tribune [1], des extraits d’un article publié par l’observatoire des médias Media Lens (Acrimed).

Tout le monde se gausse quand les dictateurs crient victoire après avoir obtenu 99 % des voix ; personne n’est dupe de ce prétendu « consensus national » tant la fraude saute aux yeux.

Pourtant, quand les mondes politique et médiatique occidentaux semblent se rejoindre sur les intentions bienveillantes de « nos » dirigeants, sur « notre » nouvel ennemi officiel comparable à Hitler, quand la guerre est perçue comme une inévitable nécessité par tout le monde ou presque, personne ne bouge un cil.

La beauté de notre système - régi par la propagande plutôt que par une censure brutale à la « Big brother » - est qu’il donne l’impression au monde entier qu’il est libre.

En apparence, les médias dominants comprennent une grande variété de journaux, magazines, sites internet, télévisions et autres radios. Mais en réalité, tous ces médias dominants ont des intérêts communs et poursuivent les mêmes objectifs que ceux voulus par les États. Ce qui semble faire consensus relève le plus souvent du mensonge : tout ça n’est que réflexion bidon et suivisme irréfléchi .

Ainsi du Guardian quand il déclare que les historiens analyseront rétrospectivement le discours [sur la pertinence de l’intervention britannique en Syrie] de Hilary Benn [ministre des affaires étrangères dans le « Shadow cabinet » du Labour] comme un « grand discours enflammé. »

Un édito du Telegraph va dans le même sens : le député « a merveilleusement rappelé au pays ce qu’est un parlementaire de premier ordre […] La Chambre des Communes l’a transcendé ».

The Independent poursuit dans la même veine : « le discours [de Benn] a été le plus convaincant entendu à ce jour en faveur de la guerre. »

Et le Times d’ajouter : « Ce fut un discours admirable en vertu de la volonté de fer et des convictions morales qui s’en dégageaient ». Le député a été « excellent ».

[Pour bien comprendre ce consensus des médias dominants en faveur de la guerre], revenons sur la couverture médiatique du discours de Tony Blair, le 18 mars 2003, à la veille de l’invasion calamiteuse et criminelle de l’Irak. Son discours avait déjà été salué par presque tous les médias dominants alors que nous savions - sans même l’avoir lu ou écouté - que ces applaudissements étaient immérités. […]

Nous savions que le discours de Tony Blair ne pouvait être « excellent » puisque nous savions que cette guerre qu’il soutenait - parce que Saddam menaçait l’Occident, parce qu’il possédait des armes terrifiantes, parce qu’il avait des liens avec Al-Qaïda, parce que l’Occident devait envahir l’Irak pour se protéger - était absurde. Le raisonnement tout entier n’était que tromperie, mensonges et battage médiatique encouragés par l’avidité de certaines grandes entreprises, convoitant notamment le pétrole irakien.

[…]


Le discours d’Hilary Benn qui « donne des frissons »

Aujourd’hui, alors que la Grande-Bretagne est une fois encore au bord de la guerre - cette fois en Syrie -, les mêmes journalistes et commentateurs des mêmes médias dominants réagissent de la même manière au discours [va-t-en-guerre] de Hilary Benn.

Dans le Telegraph, Janet Daley déclarait par exemple que Benn avait tenu « un discours tonitruant et moralement irréprochable ». Dans le même journal, Tim Collins a considéré que le discours avait été « l’un des grands discours au sein de notre Parlement et une source d’inspiration ». Ce discours lui a même « donné des frissons ». On a aussi eu droit à : « La Chambre des Communes resta silencieuse, hypnotisée. Puis, des deux côtés, les députés applaudirent à tout rompre. »

[…]

Le chef du service politique du Guardian a également considéré que « Benn est enfin sorti de l’ombre de son père, Tony, en prononçant un discours envoûtant. »

Et le directeur de la rédaction du Guardian d’abonder à son tour : « Que vous soyez d’accord ou non, le discours d’Hilary Benn était vraiment électrisant. Un de ceux qui sont décisifs dans une carrière. »

Un autre article du même journal a souligné « l’extraordinaire » discours de Benn. Dans le journal The Observer, [le journaliste] Andrew Rawnsley a loué « un morceau de bravoure ».

The New Statesman [journal situé] à la droite dure de la gauche, possédé par le magnat multimillionnaire des médias Mike Danson, a célébré « un discours remarquable » qui « a reçu des tonnerres d’applaudissements et a provoqué les larmes des députés. » Bien d’autres larmes encore ont été suscitées par les réactions médiatiques [au discours de Hilary Benn].

The Independent, propriété d’un oligarque, a noté : « Le discours de Hilary Benn a été salué comme "un des vrais grands discours" entendus à la Chambre des Communes après avoir fait un magnifique plaidoyer pour que les députés travaillistes soutiennent eux aussi les frappes aériennes en Syrie. »

The Evening Standard, possédé par le même oligarque, a fait le commentaire suivant : « Le discours de Hilary Benn a été salué comme un des plus grands de l’histoire de la Chambre des Communes. »

Le chef du service politique du Sun, un certain Craig Woodhouse, a pour sa part déclaré : « Si vous ne l’avez pas vu, regardez-le. Un des meilleurs discours jamais entendu. » Dans l’histoire de l’humanité, on présume…

The Spectator a décrit « un discours extraordinaire ». The Daily Mail a affirmé que « Benn a réalisé le discours de sa vie politique », suscitant « une réaction enthousiaste. » Toujours dans le Daily Mail, « les commentateurs parient sur lui pour succéder au malheureux Jeremy Corbyn ». Quant à The Express, il a assuré que le discours de Benn avait « fasciné la nation ».

Andrew Neil, le présentateur des programmes politiques de la BBC, a tweeté : « Un discours remarquable et sans précédent de la part de Hilary Benn. Les deux côtés de la Chambre [le Parlement] ont applaudi. » Le journaliste américain Glenn Greenwald, prix Pulitzer, a répondu à ce tweet : « Comme toujours, je suis fasciné par la "neutralité" journalistique qui permet de se pâmer devant le bellicisme des hommes politiques. » Et Greenwald d’ajouter : « Et je pose franchement la question : qu’y a-t-il de si extraordinaire dans le discours de Benn ? Il était rempli des clichés habituels de la part des pseudo-durs va-t-en-guerre. »

Le rubricard parlementaire de la BBC, James Landale, était lui aussi submergé par l’émotion. C’était « le plus extraordinaire discours […] que j’ai entendu au parlement depuis 20 ans. » On aurait pu attendre un peu de retenue venant de Landale compte tenu de la description qu’il a faite durant l’émission de la BBC « News at 6 », le 22 août 2011, des sentiments du 10 Downing Street [Matignon au Royaume-Uni] sur la guerre calamiteuse et criminelle de l’Otan en Libye :

« Tous les critiques de David Cameron, ces critiques qui disaient que cela ne pouvait marcher, que les bombardements aériens ne fonctionneraient pas, ces critiques se sont finalement avérées fausses. »

Le 3 décembre, BBC Radio a diffusé le discours entier de Benn et a suggéré qu’il puisse devenir leader du Labour. Nul doute que ceci n’aurait pas pu arriver - que son discours ait été extraordinaire ou non - si Benn s’était positionné contre la guerre.

Zac Goldsmith, député Tory [la droite britannique] de Richmond, candidat à la mairie de Londres et ancien chef de service de The Ecologist, a tweeté : « Hilary Benn est en train de faire un discours magnifique. Ça vaut le coup d’oeil ».

En vérité, le discours de Benn était à des années-lumière de ce qu’affirme The Ecologist. Goldsmith a voté pour la guerre en Syrie, après s’être prononcé en faveur de la guerre en Libye et en Irak - une mutation déprimante pour un écologiste éminent …

Un édito du Times a bien laissé entendre qu’il y avait un problème dans son discours : « La vision que M. Benn a de ce pays et de ses responsabilités sur la scène internationale correspond exactement à celle du Times ». Car, cela va sans dire, le discours était extraordinaire : « Tous ou presque auront bientôt oublié les détails du débat de la Chambre des Communes sur les frappes aériennes contre l’État islamique, mais tous se souviendront longtemps encore des mots de Hilary Benn. »

Adam Boulton, dans le Sunday Times, a ajouté :

« Les applaudissements, après le discours d’Hilary Benn en faveur de l’extension des frappes aériennes en Syrie, n’ont pas de précédent, partant comme une ola du banc des Tories avant de se propager dans la Chambre tout entière. »

Comme Peter Oborne l’a souligné, le président de la Chambre n’avait pas autorisé les applaudissements pour les discours précédents, mais il l’a fait pour le discours de Benn - un parti-pris, évidemment. Boulton a ajouté que c’était « un grand discours parlementaire […] d’une portée nationale incontestable ».

Comme toujours, il était remarquable que le plus honnête et intègre des commentateurs ne partage pas ce faux consensus. Oborne a écrit, à juste titre, dans le Daily Mail, que ce discours « n’était pas aussi impressionnant qu’on l’a dit. M. Benn a manifesté une incompréhension totale des complexités de la guerre civile syrienne », révélant « un homme politique médiocre devenu le Cheval de Troie d’une faction blairiste déterminée à détruire Jeremy Corbyn depuis son élection ».

Ce qui, en effet, explique la réaction médiatique au discours d’Hilary Benn.


Conclusion - Pour en finir avec les parti-pris

Le mythe de l’impartialité des médias dominants - essentiel pour conserver le soutien des lecteurs - empêche des médias structurellement pro-guerre de se déclarer trop ouvertement en faveur des guerres sans fin de l’Occident. Ce qu’ils peuvent faire, par contre, c’est célébrer les discours qui, simple fait du hasard sans doute, vont dans ce sens. Applaudir des compétences d’orateur, le courage des uns, le leadership des autres, souligner que nombre d’hommes politiques et de journalistes ont admiré tel discours belliqueux servant des intérêts lucratifs sont autant de manières efficaces de soutenir la guerre sans avoir l’air de prendre parti trop ouvertement. Mark Curtis écrivait à ce propos : « Cela fait 30 ans que je suis les médias dominants et il n’y a pas de précédent : absolument rien n’a été épargné à Corbyn. »

En effet, la guerre de propagande lancée contre Corbyn et, par conséquent, le soutien à la guerre et au minable discours de Benn ne résulte pas d’un simple parti pris. Les médias dominants britanniques ne sont plus simplement en train de diffuser des nouvelles et des conceptions distordues de la démocratie ; ils travaillent ouvertement à saper la démocratie. Même les médias publics affirment aux 250 000 personnes qui ont voté pour Corbyn, et à tous ceux qui soutiennent des politiques pacifistes, que l’option Corbyn n’est pas autorisée. La démocratie est une chose, mais sa politique va trop loin.

Quand les intérêts de l’élite déterminent ce qui est ou n’est pas politiquement envisageable, c’est la démocratie qui est en danger.



Traduit de l’anglais par Benjamin Lagues et Thibault Roques

 
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Notes

[1Les articles publiés en tant que « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

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