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L’enfer grec au JT de France 2

par Frédéric Lemaire,

Il est bien rare que les journaux télévisés des grandes chaînes se donnent la peine d’enquêter sur les tenants et aboutissants de la crise économique et sociale qui ravage la Grèce depuis plus de 4 ans. Cela renvoie à l’évidence aux modes de hiérarchisation de l’information, reléguant au dernier rang l’information sociale et internationale. On pourrait dès lors se réjouir que le JT de France 2 du 17 septembre programme un reportage sur la situation en Grèce. On aurait tort, car à bien y regarder, cette « enquête » a moins relevé de l’information… que d’une succession de clichés sur la Grèce mis en image.

Une fois n’est pas coutume, le JT de France 2 du mardi 17 septembre réservait une place importante à l’information internationale. Il faut dire que l’actualité s’y prêtait, avec une fusillade aux États-Unis et le relèvement du Costa Concordia en Italie : l’occasion pour David Pujadas de dresser le portrait psychologique de l’ancien militaire « violent, paranoïaque mais aussi serviable » qui a tué « 12 personnes avec 3 armes » et de montrer des images « impressionnantes  » du cargo italien, reporter sur place à l’appui.

À ces sujets spectaculaires venait s’ajouter une information économique qui ne l’était pas moins : la publication par le Figaro des chiffres de la dette française, prétexte à un grand moment de « pédagogie » journalistique en temps de crise [1].

« Imaginons la dette publique de la France en billets de 100 comme celui-ci » commence un journaliste venu prêter la réplique au présentateur vedette, « Il y a 2 ans, on avait tenté la comparaison avec l’Arc de triomphe […] Eh bien, l’an prochain, la dette […] dépassera l’Arc de triomphe d’un étage ! »

Il poursuit sur fond d’un compteur qui défile frénétiquement [2] : « Pour prendre la mesure de cette progression, David, il faut regarder le compteur de la dette. Il tourne, jour et nuit, à la vitesse de 3 000 euros par seconde ! Cela fait 6 ans que ce rythme est constant. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. » Une mise en scène grotesque qui semble ne servir qu’un objectif : effrayer le spectateur quant à l’effroyable augmentation de la dette publique.

Et lorsque David Pujadas l’interroge sur les raisons de ce qui ne peut apparaître que comme une gabegie, notre pédagogue libéral livre une explication qui aurait toute sa place dans les colonnes du quotidien de Serge Dassault : la dette a d’abord augmenté à cause des «  déficits en tous genres », mais aussi des «  aides à la Grèce, à l’Irlande, et au Portugal ». Manière de dire que, non seulement, les Français dépenseraient trop, mais qu’ils seraient ponctionnés par ces pays européens que les médias anglophones avaient baptisés « PIGS » (acronyme pour désigner le Portugal, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne, signifiant « porcs » en anglais).

Miracle du pluralisme politique et idéologique : les sauvetages bancaires ne sont à aucun moment mentionnés, pas davantage que les aides – directes ou indirectes – aux entreprises (« prime à la casse » entre mille exemples), ni d’ailleurs les effets récessifs des politiques d’austérité, qui ont déjà laminé l’économie grecque – un fait reconnu par le FMI lui-même – mais qui n’est manifestement pas arrivé jusqu’aux oreilles de David Pujadas…

Sans ces éléments du débat sur la question de la dette publique (mais également sur les effets des politiques d’austérité, qui prétendent s’attaquer à cette dette), la conclusion de ce petit numéro de pédagogie, même sous-entendue, semble claire : il ne reste qu’une seule solution, se serrer la ceinture… et s’assurer que les Grecs, Portugais et Irlandais ne jettent pas « notre » argent par les fenêtres.

L’enfer grec…

Contrôler ce que les Grecs ont fait de l’argent versé gracieusement par les contribuables français, c’est précisément l’objectif que semble se fixer le reportage qui suit le petit numéro de Pujadas et de son acolyte [3].

Un reportage réalisé en Grèce avec le soutien d’Alexia Kefalas, une correspondante multicarte bien connue d’Acrimed [4], et qui annonce d’emblée la couleur : « À une heure de bateau d’Athènes, cette île est fidèle au cliché : eau turquoise, pêche artisanale, églises orthodoxes et des habitants qui rechignent à payer ce qu’ils doivent à l’État. »

Car c’est pour l’essentiel de clichés que sera composé ce reportage qu’un Jean Quatremer, thuriféraire permanent de l’Union européenne et contempteur régulier du peuple grec, n’aurait pas renié.

Il suffit de suivre en caméra cachée notre Tintin grec, en immersion dans ce haut lieu de corruption qu’est Égine, débusquer un à un les commerçants fraudeurs : « Les commerçants affichent vite la couleur. Vous prenez la carte ? Non, seulement en espèces. La machine ne marche pas, les banques nous prennent notre argent, seulement du cash. » Pour éviter les commissions bancaires ? Plutôt pour frauder, d’après l’envoyée spéciale.

Chez le glacier, si « la vendeuse fait son addition sur une calculette » c’est, croit savoir notre infiltrée, « pour ne pas laisser de traces écrites de ses ventes et reverser moins de TVA à l’État. » Décidément « les mauvaises habitudes ont la vie dure  ». Enfin, dans les stations-service, « pas moyen d’avoir de ticket de caisse, les paiements en espèces sont appréciés. La comptabilité de la gérante semble sommaire ». Encore la fraude.

Certes reconnaît la voix off, « beaucoup de restaurateurs ont préféré se mettre en règle. Leur TVA a été réduite de 10 %, et il y a la peur du gendarme. » Mais pour les autres commerçants c’est, nous dit l’envoyée de France 2, fraude à tous les étages. La conclusion, même sous-entendue, semble s’imposer : la Grèce est décidément toujours la championne de la fraude fiscale, pas étonnant que les recettes de l’État ne suivent pas et que la dette publique s’accumule.

Or, si le non-paiement de la TVA par les professionnels est sans doute une réalité en Grèce, il s’inscrit cependant dans un contexte particulier dont l’omission donne une vision complètement faussée des pratiques décrites : avec d’une part, la hausse de la TVA jusqu’à pas moins de 27 % (quand dans le même temps la taxation sur les bénéfices distribuées des sociétés est tombée de 25% en 2009 à 10 % à partir de janvier 2013) ; de l’autre, l’anéantissement de la consommation à cause des politiques d’austérité imposées à la Grèce par la troïka, qui est la première cause de la faiblesse des recettes fiscales.

Dès lors, pourquoi mettre l’accent sur le non-paiement de la TVA par les petits commerçants, facteur secondaire (certes plus répandu et plus visible en période de crise), plutôt que de rappeler le contexte général dans lequel il s’inscrit, et qui conditionne très largement la baisse des recettes fiscales ? Un contexte certes plus prosaïque… et qui ne flatte aucun cliché sur la Grèce.

Mais l’explication ne s’arrête pas là. Le reporter de France 2 s’attache à rassurer les spectateurs inquietés par les dangereux fraudeurs grecs (dont les méfaits pèseraient sur la dette française, comme cela a été précisé auparavant par Pujadas) : le gouvernement a réussi à atteindre l’équilibre en compensant la baisse des recettes fiscales par des coupes dans les dépenses, et d’évoquer les suppressions des « avantages » des fonctionnaires à venir en citant le « congé ophtalmique, un repos de six jours accordé aux fonctionnaires qui travaillent sur ordinateur ».

Là encore, pourquoi citer un dérisoire « congé opthalmique » plutôt que la suppression de 5000 postes et la mise en disponibilité de 25 000 fonctionnaires, mesure d’une brutalité sans précédent, si ce n’est pour justifier la suppression de ce qui n’est vu que comme « privilèges » ? Si ce n’est pour flatter le cliché du fonctionnaire grec bouffi d’« avantages », alors que les salaires dans la fonction publique ont subi des ponctions de 25 à 40 % de 2010 à 2012 ?

Mais ce n’est pas tout : la Grèce, rappelle la voix off, a promis de privatiser de nombreuses entreprises publiques. Si « la société de chemins de fer est à vendre depuis plus de deux ans » expliquent les journalistes de France 2, c’est parce que « la compagnie a été longtemps déficitaire, ses 2600 cheminots sont parmi les agents publics les mieux lotis du pays, et les syndicats sont omniprésents. »

Et le reportage de préciser que si « trois pays ont timidement montré leur intérêt pour les trains grecs », leurs velléités de rachat pourraient bien être remises en question à cause de l’activisme des syndicats. Qu’ont-ils à dire pour leur défense ? « Les drapeaux noirs c’est nous qui les avons mis dans toutes les gares, parce que les cheminots refusent la privatisation ». On en saura pas plus sur le fond de cette opposition, si ce n’est qu’il s’agit d’une lutte déjà résignée : « Ils vont faire ce qu’ils ont fait avec la télévision nationale. Un jour, ils ont tout arrêté, c’était l’écran noir. Les journaux disent que c’est ce qui nous attend aussi ».

À ce moment, le spectateur ne manque pas de s’interroger sur la logique de ces syndicalistes archaïques qui préfèrent attendre une « fin tragique » plutôt que d’accepter la privatisation. L’illustration parfaite des propos du « philosophe » grec que citait Jean Quatremer dans un de ses mémorables articles : « Les Grecs ne sont pas du tout rationnels. Ils ne raisonnent pas comme les Européens de l’Ouest […] Notre structure mentale est restée d’une certaine manière atrophiée, focalisée sur les problèmes du moment. » [5].

Mais comment évoquer un mouvement syndical sans interview-trottoir d’usagers excédés ? Ceux-ci, « exaspérés par l’état du réseau et les retards », ne s’y trompent pas : « Je suis pour la privatisation à 100 % pour que ça fonctionne correctement » explique cet homme. « Il faut privatiser pour que ça marche mieux, qu’ils ne perdent plus d’argent, que ce ne soit pas l’État qui paie et donc, nous » dit cette femme. Enfin, objectivité oblige, un avis plus nuancé : « Si on privatise cela risque tout de même d’augmenter les prix. »

Quoi qu’il en soit, rappelle en conclusion le reporter de France 2, les privatisations ont du plomb dans l’aile : « Le patron de l’organisme chargé de gérer les ventes, vient d’être limogé pour corruption il y a 15 jours, résultat Bruxelles propose elle-même de gérer ces privatisations. » Une ingérence d’exception qui semble presque s’imposer face à l’incurie qui, décidément, règne en Grèce…

Conclusion

La Grèce occupe à bien des égards une position centrale dans le débat d’idées sur la crise européenne. Au moins deux « récits » de la crise grecque sont en concurrence pour expliquer la situation économique et sociale catastrophique dans laquelle le pays est plongé : le premier consiste à pointer le laxisme, l’incurie ou la corruption des Grecs et de leurs élites pour mieux rejeter la responsabilité de la destruction de l’économie grecque sur la Grèce elle-même.

La seconde tend à expliquer que d’autres facteurs sont en jeu, comme l’effet récessif des politiques d’austérité imposée à la Grèce. Si la seconde pointe le caractère inadapté des « remèdes » qui lui sont imposés, la première a tendance à les justifier. Ce n’est pas le rôle d’Acrimed d’entrer dans ce débat, qui renvoie à des divergences politiques et idéologiques qui dépassent de loin la question des médias. Cela ne devrait pas non plus être le rôle d’un journal télévisé ; et pourtant force est de constater que cette « enquête » du JT de France 2 sur la Grèce affiche très clairement un parti pris.

Frédéric Lemaire

 
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Notes

[1Ce moment de bravoure est consultable ici.

[2Il s’agit là d’une stratégie très courante. Voir par exemple l’émission joliment intitulée « La France en faillite » diffusée début 2009.

[3Le reportage est consultable ici.

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