En Argentine, le 24 mars, « jour national de la mémoire, de la vérité et de la justice », est placé sous le signe de la commémoration. Chaque année, des milliers de personnes défilent dans les rues pour rendre hommage aux victimes de la dictature militaire (1976–1983), instaurée par un coup d’État, précisément le 24 mars 1976.
La marche est aussi le théâtre de différentes interventions et performances, comme celle qu’évoque « lundi matin » : « Cette année l’un de ces groupes, qui lient politique et art dans une relation symbiotique, a eu l’honneur et/ou l’effroi de se retrouver propulsé au centre des feux médiatiques –non dans les pages culturelles mais policières et politiques ». En effet, l’irruption d’un hélicoptère en carton a déchaîné les passions, et notamment celles des journalistes locaux…
Rappel des faits
Cet hélicoptère était une création du groupe « Etcétera » qui se présente, sur son blog, comme « un collectif artistique indépendant et multidisciplinaire formé à Buenos Aires en 1997 » et faisant partie de « l’Internationale Erroriste, une organisation qui revendique l’erreur comme philosophie de vie ».
Dans un document envoyé à la presse locale, le collectif s’explique ainsi [2] :
Comme tous les 24 mars, nous avons décidé de faire une action avec cette touche d’humour surréaliste qui caractérise les performances et interventions du mouvement erroriste. […] Dans cette œuvre, des actrices-hôtesses réalisaient une chorégraphie sur une piste d’atterrissage imaginaire […]. Elles étaient accompagnées par un hélicoptère en carton.
Pourquoi un hélicoptère ?
À l’heure de choisir parmi les objets ou symboles qui seront utilisés dans chaque action artistique, nous nous basons généralement sur les nouvelles ou les événements en vogue dans l’opinion publique. Durant les dernières semaines, nous avons été interpelés par les éditoriaux de certains médias qui ont commencé à parler d’un supposé « Plan ou Club de l’hélicoptère » et de la manière dont un aéronef se mettait à symboliser quelque chose de menaçant [3].
Quatre jours seulement avant la manifestation, une autre nouvelle s’est révélée étonnamment inspiratrice : le 20 mars, le Président […] s’est déplacé dans l’usine d’hélicoptère de Cicaré, dans la localité de Saladillo. Durant cet événement retransmis en direct, il a été annoncé un important soutien économique pour l’usine d’hélicoptère appartenant à « Pirincho » [4].
Le jour de la manifestation, à la vue de l’hélicoptère, un reporter de l’émission « Animales sueltos » [5] se rapproche de la troupe et interroge l’un des protagonistes sur le sens de ce symbole. Dans une vidéo [que l’on peut voir ici, ce dernier, répond tout-de-go et non sans ironie : « Il nous semblait intéressant de faire référence aux bonnes choses qui se passent dans le pays, de mettre en avant des images comme la relance de l’industrie, les nouveaux emplois créés, et comme nous avions vu passer cette nouvelle selon laquelle on se mettait à produire de nouveau des hélicoptères, on pensait qu’il était bon de le montrer » [6].
Mais la plaisanterie n’est pas du goût de tout le monde. Ainsi Jorge Rial, animateur et présentateur de radio et télévision (notamment d’América TV) commente dans un tweet [7] la photo de l’hélicoptère : « Inutile. Irritant. Une connerie ».
Pourtant, bien au-delà de Twitter, l’hélicoptère suscite des réactions assez disproportionnées, de la part d’autres journalistes et éditorialistes…
Des références historiques…
Probablement sous l’effet du « jour de la mémoire », la proposition artistique va tout d’abord faire écho, selon certains, à différents événements de l‘histoire politique contemporaine argentine.
Ainsi, sur le plateau de l’émission « Animales sueltos », l’un des commentateurs n’hésite pas à comparer la performance à la « caisse d’Herminio », en référence à un épisode datant de 1983. Durant celui-ci, Herminio Iglesias, homme politique argentin, membre du parti péroniste, avait incendié un cercueil en carton à l’effigie du parti de l’Union Civique Radicale, auquel il était opposé, devant les caméras et une foule très nombreuse.
Dans un article du quotidien conservateur La Nación, intitulé « L’hélicoptère en carton, une des particularités de la marche pour le Jour de la Mémoire », on peut également lire : « Parmi la foule de gens qui s’est rapprochée de la Place de Mai [8], on pouvait discerner un hélicoptère en carton tape-à-l’œil. L’image semblait faire allusion à la fuite du gouvernement radical de Fernando de la Rúa en 2001 [9]. […] il a également été dit qu’il imitait l’aéronef utilisé par Isabel Perón en 1976, dans une claire allusion au coup d’état qui l’a éloignée du pouvoir » [10].
Le 9 avril, le même quotidien publie un nouvel article, « Penser le passé quand il est encore douloureux », dans lequel il mentionne le point de vue de l’historien et essayiste, Hugo Vezzetti qui s’insurge contre une déclaration commune - « Stoppons la planification de la misère » - , signée par 13 organisations des droits de l’homme et lue le jour de la manifestation sur le parvis de la Place de Mai. Cette déclaration dénonce plusieurs organisations pour leur rôle d’accompagnement ou de bienveillance à l’égard de la dictature, parmi lesquelles des journaux comme Clarín et La Nación.
Et l’essayiste de commenter : « […] Réjouissons-nous, cependant, que personne n’ait mentionné la mitrailleuse dans l’évocation joyeuse de la guérilla » [11]. Et d’ajouter : « L’hélicoptère remplace les armes et il faut y reconnaître ici un certain progrès ». Car s’il voit dans la figure de l’hélicoptère « un fantasme insensé [qui] s’est montré efficace dans les mobilisations sectorielles », c’est pour s’essayer à une explication inédite du soulèvement populaire de 2001 qu’il présente sans vergogne comme « un coup d’État civil de masse pour renverser un gouvernement ». Et d’ajouter, lorsqu’il rappelle que l’histoire contemporaine argentine a été marquée par l’hélicoptère associé au renversement d’Isabel Perón et annonçant le début de la dictature : « Qu’on le revendique un 24 mars dans un événement qui prétend rejeter cette même dictature montre le gouffre de la dégradation d’une date symbolique qui peut maintenant rester associée à un autre projet d’attaque contre le pouvoir constitué » [12]…
… à l’imputation d’un plan séditieux
Parmi les commentaires les plus outranciers, on relèvera surtout ceux émanant de deux organes du Groupe Clarín : la télévision par câble Todo Noticias (TN) et Radio Mitre, la « radio la plus écoutée d’Argentine ».
Ainsi, sur la chaine de télé, la chroniqueuse Luciana Geuna affirme qu’« Une idée a commencé à circuler […] celle du « plan hélicoptère », et précise : « on appelle ça "hélicoptère" parce que durant la marche de vendredi, il y avait des hélicoptères de carton, il y avait un certain marketing de l’hélicoptère » [13]. En image de fond, apparait alors le fameux hélicoptère de la discorde… ou plutôt, l’image de la désuète maquette en carton.
À la radio, le ton alarmiste monte d’un cran dans la bouche de Federico Andahazi : « La marche du 24 mars s’est avérée être la contradiction la plus flagrante et regrettable dont se souviendra la démocratie. La date à laquelle on se doit de répudier un coup d’État a été utilisée pour en promouvoir un autre . Il ne s’est pas agi d’une évocation sinon d’une invocation. On a ainsi pu voir un hélicoptère à échelle réelle, fait de carton et qui, curiosité de l’aéromodélisme, était de couleur kaki, la même que les hélicoptères de l’armée, affublé de petits malins habillés en noir et de symboles inspirés de l’iconographie nazie : un signe = barré qui imitait, en miroir, le S du SS de Himmler » [14].
Il n’en fallait guère plus pour parvenir à cette conclusion éloquente, faite sur une autre chaîne, comme le relève le site lundi.am : « les organismes [de défense des droits de l’Homme] ont revendiqué la lutte armée »…
Dans un article au titre fortement accrocheur « De l’hélicoptère putschiste aux Droits de l’homme des finauds », mais rédigé de manière ironique, le journaliste Sebastián Fernández résume de manière assez savoureuse : « Curieusement, ce qui a retenu le plus l’attention de nos médias sérieux, ce sont les slogans contre le gouvernement et un hélicoptère en carton qui, selon plusieurs experts en travaux manuels, pourrait être un dispositif putschiste ».
Pris dans la tourmente [15], la troupe à l’origine du happening, s’explique à la fin de son communiqué de presse :
« L’hélicoptère en carton est un objet ludique qui faisait partie du scénario d’une performance artistique, mais en étant exhibé dans les médias en dehors de tout contexte, le sens de l’œuvre a été criminalisé : le contenu humoristique a été manipulé et il en est résulté une utilisation médiatique qui a inclus des allusions à la fin du gouvernement de Fernando De la Rúa et d’Isabel Martínez de Perón, à la “caisse d’Herminio”, ou au symbole d’un supposé plan de déstabilisation du régime, et même au nazisme ! »
En définitive, on peut ici mesurer les effets délétères d’un journalisme d’imputation, pratiqué notamment par les journalistes du Groupe Clarín, lorsqu’il semble déterminé à vérifier dans l’apparition inopinée de cet hélicoptère en carton – et telle une prophétie auto-réalisatrice –, l’existence supposée d’un plan putschiste que ces mêmes journalistes avaient cru déceler, quelques jours plus tôt, dans les secteurs liés aux deux présidents qui ont précédé Mauricio Macri : le couple formé par Néstor et Cristina Kirchner.
Il va de soi que de tels « emballements » sont strictement exotiques et n’auraient aucun équivalent en France…
Nils Solari