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Une émission de Radio Libertaire d’avril 2000

Dégradation des programmes sur France Culture (1)

 Extraits de l’émission "Chroniques rebelles" du 22 avril 2000 à 14h30. Radio Libertaire / 89.4 MHz à Paris. [*].

 Participaient à l’émission : Eric Brian, co-auteur de l’appel nommé Délit d’Initiés, diffusé sur le web, Patrick Champagne, d’Acrimed, Laurent Lederer, comédien, du Comité de Résistance des Artistes pour Radio-France, - qui regroupe notamment des artistes non-syndiqués, le Syndicat National Libre des Artistes (SNLA-FO), et son syndicat, le Syndicat Français des Artistes Interprètes (SFA-CGT) - et Antoine Lubrina du Rassemblement des Auditeurs Contre la Casse de France-Culture.

Première partie de l’émission

(...)

RADIO LIBERTAIRE : Messieurs, nous allons donc parler de France-Culture, une des radios de Radio-France, concurrente et en même temps complémentaire de Radio-Libertaire, pourriez-vous nous rappeler, pour commencer, quelles sont les spécificités de France-Culture ? Pourquoi l’écoutez-vous ?

Patrick CHAMPAGNE : D’abord parce que c’est une radio qui n’est pas comme les autres, qui s’est construite très lentement, avec beaucoup d’enthousiasme militant, de militantisme culturel, avec des producteurs remarquables, qui étaient d’ailleurs souvent à l’origine des auditeurs fidèles de France-Culture, et qui avaient envie, à leur tour, de participer à un véritable travail de création culturelle puisque France-Culture est moins une station de diffusion culturelle qu’une station de création culturelle. Il y a là un aspect essentiel sur lequel on aura l’occasion de revenir puisque c’est une des choses que la réforme qui a été entreprise il y a maintenant plus de six mois, presque un an, par la nouvelle direction tend à remettre en cause. France Culture était une radio pas comme les autres. Quand on tombait dessus, on savait qu’on était sur France-Culture parce qu’il n’y avait pas de publicité, parce qu’il y avait un rythme particulier, une manière... Par exemple, les sujets traités ne procédaient pas de l’actualité la plus immédiate bien qu’ils permettent très souvent de mieux comprendre celle-ci. Cette radio s’est construite petit à petit, avec beaucoup d’énergie, de dévouement, de passion par des producteurs qui étaient souvent mal payés, en tout cas beaucoup moins que ceux qui viennent d’être embauchés et que l’on a fait venir à grands frais. La réforme remet fortement en cause toute cette construction fragile et détruit en fait la spécificité même de cette radio culturelle pas comme les autres.

RADIO LIBERTAIRE : Vous avez parlé de production. Pourriez-vous préciser comment ça se passait ? Les gens qui produisent font partie de France-Culture, ou bien viennent-ils de l’extérieur ? Ca se passait comment ?

Éric BRIAN : Il y a des statuts extrêmement variables et précaires, et c’est un des problèmes, parce que par exemple, il m’arrivait d’être auditeur de France-Culture, mais il m’arrivait aussi d’intervenir dans certaines émissions comme invité, et nous avions pour cela un interlocuteur qui était le producteur, quelqu’un qui avait lu les livres, et qui réfléchissait un peu à tout ça, sur le long terme, et qui, au bout d’un certain temps, se disait, tiens, ce serait intéressant de faire quelque chose là-dessus, bref ils construisaient ce qu’ils faisaient, ils savaient ce qu’ils faisaient, c’est le fond de l’affaire. Généralement, ils le faisaient avec beaucoup de passion, comme l’a dit Champagne, et ils n’étaient donc pas trop regardants sur les conditions statutaires... Ce qui s’est passé il y a six mois est assez simple, c’est que tous ces gens se sont retrouvés fichus dehors, justement parce qu’ils étaient trop fragiles sur le plan statutaire, et ils ont été remplacés par des gens qui n’investissent pas du tout les mêmes choses, du point de vue de la conception d’une émission. Qu’est ce que ça engage fondamentalement ? L’idée qu’un producteur est-il un auteur, oui ou non ? Comme un réalisateur de films ? Y-a-t-il une identité de son travail intellectuel ? L’appel auquel j’ai participé disait que, non seulement c’est le cas, mais qu’en plus on en a tous besoin. C’est à dire que les gens qui viennent s’exprimer sur cette radio ont besoin de gens qui font ce travail-là, que je ne sais pas faire, je suis universitaire et pas du tout homme de radio. J’ai cependant des collègues qui ont saisi l’occasion des réformes pour s’infiltrer à France-Culture, parce que c’est flatteur, on a sa petite audience, et ils le font très mal, ce boulot-là. C’est le fond de l’affaire : Il y a un vrai travail, un travail d’auteur, qui a été saccagé, et pourquoi ? (...) il y a eu une nouvelle politique, d’un point de vue économique très simple, qui consistait à changer cette cible : ça ne sert à rien d’avoir 4% de gens très attentifs : Il vaut mieux avoir un pourcentage supérieur, mais de gens flottants, pas très attentifs, qui vont écouter comme ça, en passant...Alors évidemment, si on leur donne des trucs auxquels on a un peu réfléchi avant, où il y a un travail d’écoute à effectuer, ça ne facilite pas le zapping d’une chaîne à l’autre. C’est à dire que la disparition de cette identité de radio qu’on reconnaissait va de pair avec une certaine uniformisation du produit, parce qu’il s’agit de faire disparaître cette demande de gens qui étaient attentifs. Or c’est là que jouaient les producteurs, c’étaient des gens qui savaient entretenir cette attention, qui savaient trouver ceux qui savaient parler de telle ou telle chose, et alimenter cette attention.

Antoine LUBRINA : Je voulais dire que je ne suis pas de la maison, je n’ai pas participé à une émission, mais je suis un simple auditeur, je suis instituteur, comme la plupart des membres de notre groupe, et nous avons rencontré énormément de gens, nous distribuons des tracts au Collège de France, à l’Odéon, au CNAM, un peu partout, au Salon du Livre aussi, et on s’aperçoit que les gens sont ravis en lisant ce tract, car ce sont des gens blessés. Des gens de toutes conditions, pour qui cet outil correspondait à une réelle qualité de vie. Moi, je l’ai écouté pendant trente ans, j’écoutais la Comédie Française, des feuilletons fabuleux, j’avais des repères comme Henri Guillemin, par exemple, qu’on écoutait systématiquement, il y avait des universitaires qui parlaient d’une manière très simple, qui nous envoyaient acheter des livres de tous côtés, mais maintenant on n’a plus rien. Je dois avouer que je ne suis pratiquement plus auditeur de France-Culture, je ne trouve plus rien. Nous, nous nous voulons davantage sur le terrain, pour mobiliser, sachant que les pouvoirs publics sont obligés de céder quand on se manifeste de manière suffisamment puissante, c’est ce qu’on a décidé de faire. Mais nous n’avons pas fait les analyses de fond de l’Acrimed ou de Délits d’Initiés. On se veut complémentaires...Pour résumer, il y avait une qualité de programmation extraordinaire, et les universitaires, comme les gens très simples, ont trouvé là une nourriture et non un produit commercial, un peu comme l’ORTF avant démantèlement et introduction de la publicité. Or des gens comme Cavada viennent du spectacle et du commerce. On n’a rien contre eux, mais qu’ils y restent... On a besoin de qualité, pour réfléchir et se nourrir.

(...)

Patrick CHAMPAGNE : (...) J’ai eu de nombreux témoignages d’auditeurs qui ont fait la même expérience : on allume son poste et l’on se dit : Tiens, un de mes enfants a dû changer la fréquence car ce n’est pas France Culture. Et vérification faite, ils s’apercevaient avec consternation qu’ils étaient bien sur France-Culture (ou sur France Musiques). L’antenne était là aussi comme polluée par les mêmes jingles qu’on entend sur les radios privées, on y traitait des mêmes problèmes d’actualité, comme sur les radios privées, il y avait les mêmes talk show, les mêmes musiques à la mode, etc. C’est tout un univers culturel cohérent et spécifique qui disparaissait. Pourtant, il y a un public cultivé ou qui souhaite se cultiver et il a, lui aussi, le droit d’avoir une radio. Tout le monde n’a pas envie d’entendre les mêmes choses au même moment. C’est pourquoi ce changement de France-Culture a été mal vécu par les auditeurs de cette radio parce qu’ils étaient très attachés à celle-ci et parce qu’ils n’avaient pas la possibilité d’aller écouter ailleurs les programmes qu’ils aimaient. La réaction des auditeurs a été très spontanée. Ils n’avaient aucune idée de la crise qui secouait la station et pouvaient même être séduits par les déclarations des nouveaux responsables.

Éric BRIAN : Ce qu’il faut voir aussi, c’est qu’avant, France-Culture changeait, dans les derniers mois avant l’arrivée des nouveaux dirigeants, il y avait eu des manœuvres dans ce sens-là Mais il faut comprendre aussi que c’est une bataille entre des gens qui ont des conceptions différentes du changement, parce que France-Culture, avant tout ça, changeait, en temps réel. Les producteurs certes, mais aussi tous les autres participants, qui contribuaient à ce que c’était, transformaient cette maison et la réactualisaient, et ça n’avait rien de poussiéreux, ni rien d’un ghetto, mots que les actuels dirigeants utilisent pour décrire la situation antérieure. Mais alors, justement, ce qui se passe, c’est qu’il y a une tension, une divergence profonde sur les critères de ce changement. Alors on dit commercial, au fond ça ne me gêne pas qu’il y ait une réflexion de type commercial, mais je voudrais que les animateurs de cette réflexion aillent jusqu’au bout de leur raisonnement, qui consiste en ceci : Ils sont attentifs à une demande, mais ils sont en train de la changer, cette demande. Or, cette demande antérieure existait, elle a été manifestée ici clairement, il y avait des gens attentifs. Et puis il y a aussi un autre problème, si l’on raisonne ainsi, c’est l’offre. Et là, le point est capital. Car qui va vouloir intervenir maintenant dans cette situation ? Pas du tout les mêmes gens... Et ça s’entend très bien dans les manières de s’exprimer. Il y a un ton qui procède du commentaire, de la part de gens qui ne se mouillent pas trop, qui disent "oui, bon, voilà, il me semble, je pense, enfin", les gens qui passent maintenant sur France-Culture, ce sont des gens qui ne savent pas ce qu’ils ont à dire...Ils parlent comme intermédiaires, entre une offre très lointaine, qu’ils fétichisent généralement, mais auparavant, ces gens qui étaient censément très lointains, ils étaient là, ils parlaient directement, justement, et leur voix portait immédiatement. (...) C’est très important : Il n’y a plus d’offre, maintenant. Il y a des simulateurs de la réflexion, qui sont des intermédiaires culturels, des gens qui sont là pour faire semblant d’occuper un terrain vaguement culturel, et ça c’est tragique, il n’y a pas d’autre mot. Si les auditeurs sont blessés, c’est à cause de ça. Parce qu’il y avait une réalité de cette relation à la réflexion, à l’écoute, et c’est cette chose-là qui est perdue.

 
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Notes

[*Transcription réalisée par Claude GAMEZ du RACCFC (avril-mai 2000 ). Extraits choisis par H. Maler. Version complètesur le site ami france-culture.org

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