Médias et gilets jaunes : « Ce qui était paternaliste et condescendant est devenu mépris de classe »
Entretien. Pauline Perrenot et Frédéric Lemaire, membres de la rédaction d’Acrimed, décryptent le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes depuis un mois. Entre curiosité et mise à disposition de courroies de transmission des directives du gouvernement.
Depuis le début du mouvement des gilets jaunes il y a un mois, qu’avez-vous observé quant au traitement médiatique ?
Frédéric Lemaire. Plusieurs épisodes se sont succédé. Dans un premier temps, il y a eu une espèce de curiosité médiatique autour de cette mobilisation issue des réseaux sociaux. Une curiosité qui s’est traduite à la fois par des reportages sur les ronds-points, où on essayait de comprendre qui étaient ces extraterrestres en jaune apparus tout à coup avec leurs revendications, sachant que d’habitude, on ne voit pas ces classes populaires dans les médias. Cette première phase était une forme de malentendu sur les revendications, interprétées comme principalement antifiscales, avec une curiosité mêlée d’une condescendance par les états-majors des grands médias. Dans un second temps, on a analysé, à partir des grandes mobilisations et de la publication des revendications axées sur les questions sociales, une forme d’animosité croissante.
Pauline Perrenot. Il y a eu une sorte de position surplombante des chefferies éditoriales (rédacteurs en chef, éditorialistes, chefs de service politique…). Ce qui était paternaliste et condescendant est devenu mépris de classe. Cela s’est cristallisé de la sorte car le mouvement a commencé à durer. Il était populaire malgré les violences qu’on surexposait, ses revendications étaient très diverses, prenaient beaucoup d’ampleur et étaient offensives. Ça a créé une forme de panique médiatique car les chefferies éditoriales se rendaient bien compte que le pouvoir en place était déstabilisé. Un pouvoir qui incarne la fibre réformatrice que les grands éditorialistes appellent de leurs vœux depuis un certain temps (pour cela, il suffit d’observer le traitement médiatique réservé des mobilisations sociales).
Ce traitement médiatique n’est pas nouveau justement. Il y a eu les grandes grèves de 1995, le référendum de 2005 puis les mobilisations contre la loi El Khomri, contre la réforme de la SNCF…
Frédéric Lemaire. C’est une réalité que nous connaissions déjà et que nous redécouvrons avec force. Dès que le mouvement a commencé à devenir une menace pour l’ordre social, il y a eu une mobilisation de ceux qui se perçoivent comme les gardiens autoproclamés de l’ordre social et économique.
Pauline Perrenot. En ce sens, ils outrepassent le rôle du journaliste. Car être gardien de l’ordre social signifie, par exemple sur BFMTV, chercher des solutions de sortie de crise. Ils se vivent comme des acteurs du fameux dialogue social institutionnalisé. Leur traitement habituel des mobilisations sociales se résume à commenter ces étapes du dialogue social. Là, tout a été miné. Tout ce jeu institutionnel n’existe pas. Des chefferies habituellement arbitres de la mobilisation sont devenues des acteurs de la négociation.
Cette irruption de la parole populaire n’a-t-elle pas bousculé les éditorialistes habitués des plateaux de télévision ?
Frédéric Lemaire. Face à l’ampleur et à l’ancrage du mouvement, les grands médias ont été en quelque sorte contraints de jouer un rôle qui devrait être le leur, c’est-à-dire donner la parole à différents secteurs de la société, y compris les classes populaires. Ce qui est frappant, c’est de voir à quel point la parole que portent les représentants des gilets jaunes a pour effet de désamorcer la parole un peu creuse et fabriquée pour les médias de certains élus LaREM et économistes. Leur présence dynamite les plateaux car ils arrivent avec leur vécu, expliquent que ce n’est pas à la fin mais au début du mois qu’ils ont des problèmes de budget et que tous ces rideaux de fumée ne fonctionnent plus. C’est une forme d’irruption, contre le gré des médias, dans un dispositif médiatique fait pour cacher la violence sociale.
Pauline Perrenot. Nous sommes dans des enjeux de classe. Tout ce que les éditorialistes rabâchent sur la nécessité d’explications des réformes s’inscrit là-dedans. C’est ce qui exaspère les gens. Car il n’est pas question de pédagogie : les gilets jaunes revendiquent des mesures sociales qui vont à l’encontre des mesures libérales prônées. Ce que certains éditorialistes ont imaginé du mouvement, soit une jacquerie fiscale, a été calqué sur des individus mobilisés. C’est un vrai signe de mépris. Quand on parle de dynamitage des plateaux, c’est aussi la manière dont ça a bousculé l’agenda. Ils ont inscrit à l’agenda des questions sociales et démocratiques où les gens se réapproprient leur vie. Ce qui va à l’encontre de tout l’imaginaire de cette pédagogie.
Frédéric Lemaire. C’est révélateur d’une double violence. D’une part, celles de mesures libérales imposées et de l’autre, plus symbolique, celle où l’on explique aux gens pourquoi elles seront bonnes pour eux.
Est-ce la négation de la parole populaire ?
Pauline Perrenot. Beaucoup de gilets jaunes ont été invités sur les plateaux. Du pluralisme, il y en a eu. Là où ça a passé un cap, c’est dans l’exacerbation des mécanismes d’ordinaire mobilisés par les chefferies éditoriales : le suivisme de la communication gouvernementale, sans aucune précaution comme avec l’annonce sur la hausse du Smic, les sommations constantes à ne pas aller manifester, la surexposition des reportages sur le coût des manifestations, la délégitimation de certaines revendications trop sociales…
Frédéric Lemaire. Ce qu’il y a de différent avec les grèves de 1995 ou le référendum de 2005, c’est que les médias doivent trouver des interlocuteurs, là où ils avaient habituellement des cadres syndicaux ou des personnalités politiques. En l’occurrence, ce ne sont pas des habitués du jeu médiatique. Ce qui forme une sorte de révélateur de ces mécanismes mis en place.
Pauline Perrenot. Là-dessus, un des rôles que se sont donnés les médias dans cette mobilisation, c’est la sélection et la promotion de ceux qui auront le droit de s’exprimer. Depuis le début du mouvement, ils réclament des porte-parole pour pouvoir, eux, synthétiser le mouvement et se l’approprier. Toujours pour que s’organisent le dialogue social et la sortie de crise. En somme, trouver le véritable ‘’bon client’’ médiatique qui se montre modéré. C’est aussi là qu’on s’aperçoit que les médias ont un rôle très actif : quand les ‘’modérés’’ publient une tribune dans le JDD, ce n’est pas sans conséquence sur le mouvement et sa représentation.
Entretien réalisé par Audrey Loussouarn