Accueil > Critiques > (...) > Vous avez dit « pédagogie » ? [Référendum de 2005]

« L’Europe, L’Europe... »

« Cachez ce Traité que je ne saurais voir » (Les Dernières Nouvelles d’Alsace)

Sous les dehors d’un quotidien d’information, Les Dernières Nouvelles d’Alsace sont un quotidien d’opinion, fermement engagé du côté de l’Europe libérale. Après tout, pourquoi pas ? Mais pourquoi tenter de le dissimuler ? Et surtout pourquoi taire que ce journal use et abuse d’une position de monopole dans tout le nord de l’Alsace ?

Sous l’apparence de l’éditorialiste livrant des commentaires orientés, Jean-Claude Kiefer dissimule un polémiste près à dire tout et n’importe quoi. Après tout, pourquoi pas ? Mais pourquoi taire qu’il use et abuse d’une position de pouvoir ? Préposé aux monologues sans contradicteur, il se charge de clore tout débat avant qu’il ait commencé, à grands renforts d’excommunications préventives.

Ainsi, sans un éditorial du 5 février 2005, Jean-Claude Kiefer s’emploie, avec un zèle propagandiste à réduire le débat sur le Traité constitutionnel européen à l’alternative la plus simple : Pour ou contre l’Europe.

« La date du référendum enfin fixée au 29 mai, il reste moins de trois mois pour expliquer la Constitution européenne. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu, si on va dans les détails, tant le texte est ardu comme tous les Traités, comme celui de Maastricht approuvé par 51,05% des Français en septembre 1992. Beaucoup, car l’enjeu est tellement évident derrière les paragraphes et codicilles : il porte sur une Europe plus forte, plus responsable et plus démocratique. » L’enjeu est donc évident, mais pas le texte. On pourrait s’attendre d’un journaliste qu’il informe sur le texte pour mieux permettre aux lecteurs d’en percevoir les enjeux. Mais M. Kiefer n’est pas journaliste : il est éditorialiste. Aussi se bornera-t-il à parler des enjeux d’un texte sans rien dire de son contenu.

Une présentation mutilée du Traité

« Cette Europe, désormais à vingt-cinq, doit pouvoir fonctionner avec le moins de bureaucratie possible, sous le contrôle de ses citoyens qui élisent le Parlement de Strasbourg et sous l’autorité d’un président. Dans cette Europe sans pléthore de commissaires, on doit savoir qui fait quoi et comment sont prises les décisions. ». On peut certes défendre légitimement les évolutions institutionnelles instaurées par les parties I et IV du Traité, relativement à l’état actuel du processus de décision et de la démocratie dans l’Union. Mais on peut aussi défendre, non moins légitimement et quoi qu’on en pense, que les transformations institutionnelles prévues par le Traité représentent un recul par rapport aux institutions nationales de la plupart des républiques européennes. Pourquoi ne pas présenter ces arguments quand on prétend leur répondre ? Est-ce trop difficile pour un éditorialiste aussi talentueux ?

Kiefer : « La Constitution, même si elle est trop timide pour certains, a pour objectif de répondre à ces préoccupations. » Peut-être... Sans doute... Mais pourquoi n’évoquer ainsi que les parties I et IV et non le Traité dans son ensemble, comme si ledit Traité Constitution avait pour seul objectif de répondre à ces questions. Ce qui est manifestement faux et qui est l’une des racines du débat qu’il suscite et qu’il appelle. Dans tout le pays et pas dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace ?

Reprenons : « La Constitution, même si elle est trop timide pour certains, a pour objectif de répondre à ces préoccupations. Elle ne détermine ni une politique de droite ni une politique de gauche. Elle est un outil institutionnel. » On se demande bien alors pourquoi la partie III du Traité a pour titre « Les politiques et le fonctionnement de l’Union ». Laisser croire qu’il s’agit d’une Constitution ou qu’il ne s’agit que de cela est manifestement faux, puisque le Traité fixe les conditions générales de la politique économique et sociale de L’Europe. Le lecteur des Dernières Nouvelles d’Alsace est-il si niais qu’il faille lui mentir ? Quant à affirmer que cette « Constitution » « ne détermine ni une politique de droite ni une politique de gauche », l’argument ne convainc pas tout le monde à gauche. Pourquoi ne pas mentionner cette controverse et la position de ceux qui pensent que ce Traité est incompatible avec une politique de gauche ? Parce que le lecteur des Dernières Nouvelles d’Alsace doit être tenu à l’écart du débat par une affirmation péremptoire ?

Une présentation caricaturale des opposants au Traité

On l’a compris : l’opération de (basse) propagande à laquelle se livre M. Kiefer revient à présenter le choix pour ou contre le Traité constitutionnel comme un choix « pour » ou « contre » l’Europe.

« Pour les partisans du « oui », il sera aisé d’expliquer que l’Europe ne peut reculer. Il est impossible de retourner aux « lignes Maginot » d’antan, aux « droits d’octroi » des frontières intérieures, aux atteintes à la liberté de voyager, de travailler ou de s’installer... » Laisser entendre que les partisans du « Non » préconisent un retour à l’Europe médiévale ou veulent attenter à la liberté de voyager est une assez jolie prouesse. Laisser croire qu’ils s’opposent à la liberté de travailler permet de passer sous silence la discussion sur « le droit de travailler » de la Charte des droits fondamentaux (partie II) : faut-il ou non considérer comme un progrès une formulation qui est très en deçà du « droit au travail » de la Constitution française ? La question ne sera pas posée...

Et Kiefer de poursuivre comme si le texte du Traité (dont il omet de mentionner des aspects essentiels) avait pour enjeu une alternative entre « reculer » et « « avancer » :
« Il est impossible, aussi, avec déjà tant de réalisations communes, de ravaler l’Europe à une simple coopération entre Etats, comme dans les années cinquante. L’Europe - sans Airbus, sans euro, sans politique agricole et sans poids à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) - deviendrait vite une coquille vide, laissant chaque pays seul face à la mondialisation. Ce ne serait plus l’Europe. ». Ce qui permet de solder les comptes avant de les avoir tenus : Le donneur de leçons atteint alors le premier sommet de son art (il y en aura un second...).

« Pourtant, les partisans du « non » à la Constitution - sciemment ou inconsciemment - prônent [...]. Ainsi, les partisans du « Non » « prônent », mais ils le font « sciemment ou inconsciemment ». Le procès d’intention étant ainsi avéré, il vire au procès en sorcellerie : « Pourtant, les partisans du « non » à la Constitution - sciemment ou inconsciemment - prônent ce genre de constellation bizarre repliée sur le passé, sans la moindre vision d’avenir. Leur « non » est global comme celui qu’ils avaient déjà opposé au Traité de Maastricht. »

L’expression « sciemment ou inconsciemment » est lourde de sens : M. Kiefer veut dire que les partisans du non sont tantôt coupables d’un nationalisme assumé, tantôt ignorants de leur propre motivation nationaliste. Le procès d’intentions est donc ici patent : il n’ y a pas d’explication alternative. Il s’agit ici de diaboliser l’opinion adverse. Mais il est vrai que les partisans du « oui » n’ont que des arguments rationnels et avouables, de DSK à Nicolas Sarkozy en passant par Ernest Antoine Seillère !...

Tous les partisans du non seraient au contraire les adeptes d’une bien étrange confrérie souhaitant faire de l’Europe « une constellation bizarre repliée sur le passé ».

« Extrême-gauche et extrême-droite réunies, les « souverainistes » n’expliquent pas leur choix politique en présentant des arguments ». Le comble est ici atteint dans la simplification outrancière. Non seulement tous les partisans du « non » ne sont pas tous, loin s’en faut, des « souverainistes », mais ils expliquent d’abondance leurs arguments... Pas dans Les Dernière Nouvelles d’Alsace, il est vrai, qui ne leur ouvrent guère leurs colonnes.

Et cela continue : « Ils [les « souverainistes »] assènent leurs vérités en faisant feu de tout bois. ». M. Kiefer, lui n’assène rien, comme on peut le vérifier : il se borne à disqualifier du haut de son pontificat éditorial, tous les arguments qui sont opposés aux siens, en décrétant leur excès d’inexistence.

« Et le référendum est aussi pour quelques-uns l’occasion inespérée de montrer qu’ils existent encore ou d’étaler des ambitions politiques étrangères à l’Europe. ». Peut-être, mais pourquoi seuls les partisans du « non » seraient-ils crédités de motifs peu avouables ?

« Il n’y a pas d’alternative »... donc pas de débat

« La campagne électorale fera vite la distinction entre ceux qui sont pour l’Europe et ceux qui sont contre. » La question n’est sûrement pas là, mais M. Kiefer « sciemment ou inconsciemment » semble trouver un réconfort dans cette analyse réductrice. « L’alternative n’existe pas. » décide-t-il soudain ! Alors à quoi bon débattre et soumettre la ratification du Traité à un référendum ?

« Les premiers savent qu’il n’y a pas d’autre Europe possible que celle qui résulte d’un compromis. Les seconds font implicitement croire que la France, en cas de « non », imposera sa politique [laquelle ?] à ses vingt-quatre partenaires... On se trompe vraiment d’époque ! » .

... Et « implicitement », M. Kiefer se trompe de régime... et de métier : « Sciemment ou inconsciemment », il proclame que la première mission d’un grand journal n’est pas d’informer ses lecteurs, ni même de commenter l’information en la respectant, mais d’affirmer n’importe quoi au détriment de toute vérité, et avec le plus total mépris pour les connaissances et les opinions des lecteurs.

Plutôt que d’exposer les arguments rationnels en faveur du Traité constitutionnel, Les Dernières Nouvelles d’Alsace préfèrent ne pas parler du Traité. Plutôt que d’exposer les arguments rationnels hostiles au Traité constitutionnel, Les Dernières nouvelles d’Alsace préfèrent les dissimuler et les disqualifier d’emblée. C’est sans doute à cela que l’on reconnaît un quotidien démocratique, amoureux du débat public.

L’éditorial du premier journal d’Alsace n’est pas seulement de parti pris pour le « Oui » : il prend parti pour le refus de tout débat démocratique sur le contenu du Traité constitutionnel européen.


Pierre Huron
et Henri Maler

Après coup. Le pire n’est pas toujours absolument certain. La preuve ? Le jour même où nous mettons en ligne l’article ci-dessus, Les Dernières Nouvelles d’Alsace du 10 mars 2005, publient, mais dans les pages locales, un article de Pierre France qui rend compte, en 2300 signes environ, de l’Assemblée générale annuelle d’Attac à Strasbourg. Sous le titre « Attac se mobilise contre le traité européen », Pierre France expose quelques arguments présentés lors de la réunion, de façon honorable (du moins semble-t-il pour un lecteur qui, comme le signataire de ces lignes, n’assistait pas à la réunion). Que va dire Kiefer ? Ecrire un nouvel éditorial annulant le précédent ? (Henri Maler, le 12-03-2005)

 
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