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Fait divers

"Bagagiste de Roissy" (1) : Une « sombre histoire de vengeance » selon France Inter

par Java,

La sortie de prison d’une personnalité, dont ils ont assuré la promotion médiatique - fut-ce pour la condamner d’avance, attire forcément ... les médias. Tel fut bien sûr le cas pour la libération d’Abderazak Besseghir, terroriste présumé. France Inter ne pouvait manquer l’événement.

France Inter, 10 janvier 2002, journal de 19h, présenté par Serge Martin.

Dans les titres :


 « Rebondissement spectaculaire dans l’affaire du bagagiste de Roissy arrêté le 28 décembre dernier : Abderazak Besseghir clamait son innocence, il avait raison, il a été victime d’un complot, ou plus exactement d’une sombre histoire de vengeance [...] »

Difficile pourtant de parler de rebondissement, et plus encore de rebondissement spectaculaire ! Du moins d’un point de vue strictement judiciaire, puisque l’instruction est à charge et à décharge. Le « rebondissement » n’existe qu’en raison du traitement médiatique de cette affaire ; et il n’est « spectaculaire » qu’en raison de son traitement... spectaculaire.

Au cœur du journal :

[En studio]


 « On en parlera certainement longtemps de cette affaire. Peut-être même qu’elle donnera lieu à un livre ou bien à un scénario de film  ; toujours est-il que le bagagiste de Roissy, Abderazak Besseghir, interpellé sur le parking de l’aéroport, soupçonné à ce moment là d’être un terroriste, a été victime d’un complot.

Ainsi le spectacle peut continuer... par un livre ou un film. Quel livre ? Un ouvrage sur les dérapages médiatiques, les fabrications de l’information par les médias, et autres turpitudes journalistiques ? Quel film ? Un film sur le traitement médiatique d’une affaire de vengeance qui, en tant que telle, n’a rien d’exceptionnel ?

 «  Ce Français d’origine algérienne âgé de 27 ans aura donc passé deux semaines en prison pour rien, victime d’une machination. »

Des milliers de personnes passent des semaines en prison « pour rien ». Entre autres, au hasard, Gaël Roblin, l’ancien porte-parole d’Emgann, mouvement indépendantiste breton, en détention dite « provisoire » depuis le 7 mai 2000, soit plus d’une centaine de semaines. Gaël Roblin, incarcéré dans le cadre d’une enquête sur les actions de l’Armée Révolutionnaire Bretonne, n’a toujours aucun élément concret à charge contre lui.

 « Le militaire, ancien légionnaire, auteur de sa dénonciation, a finalement avoué en garde à vue que c’est lui-même qui avait placé les explosifs et les armes dans la voiture du bagagiste avec la complicité d’un deuxième personnage, P.P. ( ; et ceci pour le compte de la belle famille du jeune homme.

« Le militaire, ancien légionnaire », lui, est protégé : son nom n’est pas divulgué à la France entière (par contre, il sera révélé dans des journaux du lendemain). P.P., lui, même s’il n’est que complice, verra ses nom et prénom prononcés à l’antenne. Mais ils ne seront pas ici écrits en toutes lettres (dans cette retranscription qui se prétend pourtant fidèle), alors que France Inter les a prononcés dans son reportage. Ceci dit, acceptez d’admettre sans preuve qu’il porte un nom on ne peut plus français. De souche, diront certains.

 «  Abderazak Besseghir a donc pu quitter cet après midi la prison de Fleury-Mérogis au milieu d’une meute de journalistes parmi lesquels notre reporter Laurent Gorria . »

« Une meute de journalistes ». Les journalistes de terrain de la grande presse se déplacent toujours en meute afin de ne pas rater ce que les autres apporteront à leur chef de rédaction. De ce terme, emprunté au monde animal, le Petit Robert donne en priorité la définition suivante : « Troupes de chiens courant dressés pour la chasse à courre ». La multiplicité des journaux, radios et télés participe à l’extension de la « meute ». On appelle cela le pluralisme de l’information... Gorria est un journaliste très professionnel, il fait partie de la meute.

Laissons lui la parole :

 « Effervescence, tension, malgré le froid piquant à la sortie du jeune bagagiste qui a commencé par embrasser ses proches ; puis qui s’est avancé lentement vers la presse parquée derrière deux barrières.

« Effervescence » : Celle-là même que l’on a pu mesurer à l’écoute de la rubrique No Comment de l’émission de Pascale Clark Tam Tam etc... datée du 4 décembre 2002. On y suit Sonia Princet, journaliste au service politique de France Inter (elle aussi une professionnelle de la maison Radio France), venue chercher, comme les autres membres de la meute du jour, la petite phrase que Lionel Jospin (s’il vient) adressera à la presse lors de son retour à la vie politique, dans le 18ème arrondissement de Paris. On y entend des « Oui oui ! Nan nan mais c’est vrai ! C’est vrai chef ! Il vient, il vient de traverser chef ! », « Doucement doucement doucement... » ou bien encore « Pff oh là là c’était l’horreur parce qu’on était tous collés les uns aux autres ». De cette effervescence là, Sonia Princet récolte ce qu’elle était venue chercher : une déclaration insipide de 35 secondes. La journaliste (professionnelle) a fait son devoir. Elle est venue, elle a vu, elle a couru. Heureuse.

Mais revenons à notre reportage.

 «  Mais Abderazak Besseghir n’a pas parlé comme on aurait pu si attendre. Non : il a finalement fixé les journalistes avec un regard très noir, et a prononcé ces quelques mots (...) »

« Mais Abderazak Besseghir n’a pas parlé » : Laurent Gorria n’aura pas la chance de Sonia Princet ! Abderazak Besseghir « n’a pas parlé », mais il « a prononcé ». « Parler » signifie dans le jargon journalistique « prononcer les quelques phrases qui justifient le déplacement des journalistes ». Le regard noir donc, il ne venait pas prononcer ce que les journalistes attendaient.

 Il « a prononcé ces quelques mots), je cite : « Laissez moi tranquille allez voir mon avocat, et la prochaine fois réfléchissez un peu avant d’écrire n’importe quoi »).

Même emprisonné, notre homme a pu constater qu’il fut présenté à la France comme un terroriste. Le spectre du 11 septembre a plané dans les esprits de toute personne crédule écoutant la radio, lisant le journal ou regardant la télévision. Ça fait du monde.

 «  Puis, entouré par son jeune frère et sa sœur et sa mère, et avec dans ses bras son petit garçon, le jeune bagagiste soupçonné de terrorisme pendant 10 jours, s’est engouffré dans une Clio rouge direction Bondy. ».

Schéma du repli communautaire ? Abderazak Besseghir : a tourné le dos aux médias, à la presse, à la France et rejoint sa ville de banlieue, Bondy, dans le 93, « entouré par son jeune frère et sa sœur et sa mère » sans donner son impression, ses sentiments, aux Français et Françaises qui ont cru de lui qu’il était un terroriste. Emotion, sentiments, remerciements à une justice efficace, c’est donc ce qu’était venue chercher la meute. C’est ce qu’elle n’a pas obtenu.

 «  Quant à l’avocat, il n’a pas voulu jeter de l’huile sur le feu, pour lui la Justice a bien fonctionné, et a mis fin au calvaire de son client que certains on voulu diaboliser. Devant la prison de Fleury-Mérogis, Laurent Gorria France Inter. »

Ainsi, la meute ne repart pas bredouille, l’avocat, lui, contrairement à l’image qu’on a de son client, joue le jeu médiatique. Communiquer est aussi son métier, comme l’a d’ailleurs très justement souligné Abderazak Besseghir : « allez voir mon avocat ». Le journaliste s’abrite derrière ses déclarations qui permettent à France Inter de se dédouaner en montrer du doigt d’autres membres de la meute - les « certains  » qui « ont voulu diaboliser » un innocent.

[Retour en studio]

 « Si Abderazak Besseghir a refusé de parler donc aux journalistes à sa sortie : vous venez de l’entendre (...) »

Il est faux de dire qu’« Abderazak Besseghir a refusé de parler (...) aux journalistes à sa sortie »  : on vient d’entendre qu’il aurait effectivement parlé à la presse, puisque les conditions exactes de son intervention orale nous ont été détaillées ; "je cite", a même précisé le reporter sur place afin de nous assurer l’exactitude des propos recueillis, et ainsi nous prendre à témoin de l’agression verbale dont lui et ses collègues sur place, parquées derrière deux barrières, ont été victimes.

 «  On peut légitimement le comprendre, d’autant qu’une certaine presse n’a pas hésité à le présenter comme le terroriste idéal, allant même jusqu’à produire des révélations comme des numéros de téléphone aujourd’hui contestés. »

Que voilà des précisions forte imprécises : « Une certaine presse », mais laquelle ? Pourquoi ne pas le dire exactement ? Le bagagiste le plus célèbre de France a, dans cette presse, très souvent alimenté à charge la rubrique terrorisme.

Pourquoi se contenter d’une allusion qui, semble-t-il, vise Le Parisien Libéré qui, dans son édition du 6 janvier 2003 a publié un article intitulé « Les « contacts » de Besseghir sont eux aussi bagagistes ». Après une pathétique fabrication d’une instruction journalistique à charge (liens avec des gens arrêtés il y a des années, etc.), l’article établit avec brio ... que cet homme avait enregistré sur son téléphone les numéros de... ses collègues ! Dans cet article du Parisien, on apprend aussi qu’il est un homme apprécié et a priori irréprochable. Et l’article de conclure : « Les enquêteurs estiment qu’il a pu être choisi en raison de son profil « lisse » lui permettant de sortir sans contrôle un colis de l’aéroport. Reste à déterminer au profit de qui. ».

Restait surtout à prouver l’ensemble des thèses proposées comme les plus vraisemblables par les médias et leurs sources officielles (AFP, Reuters). Ces thèses, assénées à longueur de titres, colonnes et autres Unes se sont pourtant avérées fausses et diffamatoires.

P.S. Abderazak Besseghir a accepté depuis de parler plus longuement aux journalistes, notamment en recevant certains d’entre eux chez lui. Ce qui permettait à Europe 1, dans son journal de 23h00 du vendredi 10 janvier 2003, de retenir simplement ceci : "il se dit soulagé et espère que justice sera faite".

 
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