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Argentine : censure d’une vidéo satirique de critique des médias ?

par Nils Solari,

Si le Venezuela est aujourd’hui sous le feu des projecteurs [1], la situation en Argentine n’émeut que très peu les rédactions occidentales et nous ne pouvons que le déplorer. Pourtant, les sujets dignes d’intérêt ne manquent pas, ne serait-ce qu’en matière d’actualité des médias. À commencer par les dernières manoeuvres de dérégulation du secteur par le gouvernement Macri (nous y reviendrons dans un prochain article). Autre exemple : une vidéo satirique, singeant les pratiques d’un certain journalisme aux ordres, a brusquement disparu des réseaux sociaux, alors qu’elle « faisait le buzz ». Un épisode apparemment anodin, mais qui en dit long sur le climat actuel… et les relations ambigües entre le pouvoir politique et les médias dominants. Explications.

Le 13 février 2019, le portail numérique « Mundo TKM » [2] diffuse une vidéo intitulée « Comment traiter les mauvaises nouvelles ? Les premiers plans de la vidéo comportent un bandeau encore plus explicite : « Lorsque tu dois ajouter de l’enthousiasme aux mauvaises nouvelles ».



On y voit se tenir une réunion de rédaction, de type « brainstorming », où un jeune journaliste propose des titres d’articles à connotation sociale, comme par exemple : « Doublement du taux de pauvreté dans la capitale » ou « Assurance retraite : davantage de retraités paieront l’impôt sur le revenus »… Des titres et informations qui renvoient directement à la politique d’austérité mise en place depuis l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri.

En face de lui se tient la rédactrice en cheffe, qui reprend ces suggestions d’un air désinvolte et les enjolive systématiquement. Ainsi, les deux premiers titres deviennent respectivement : « Passions argentines : la décence de ceux qui cherchent dans les poubelles » et « Un nouveau défi pour le monde du travail : se préparer à travailler jusqu’à 80 ans ». Et ainsi de suite. Le sketch se répète de la sorte, entre mauvaises nouvelles proposées de manière relativement « objective », et leur réécriture caricaturale et toute en euphémismes par la rédactrice en cheffe, applaudie à chaque fois par ses autres subordonnés. Florilège :

« Il est possible de licencier et d’en finir à la fois avec la pauvreté »

« Déjeuner : oui ou non. Les pour et contre au sujet du premier repas de la journée »

« Education : aller à l’université vaut-il la peine ? »

« Pendant combien de temps peut-on manger un aliment après sa péremption ? »

« Se plaindre et protester est mauvais pour la santé »

« On est mieux dans l’obscurité : la lumière artificielle affecte la santé »

« Une méthode incroyable pour mincir : manger de la terre »

« Minimalisme extrême : ceux qui se défont quasiment de tout ce qui est matériel »

« Vide greniers, mais plus cool. Fureur des vêtements vintage : c’est utile, oui mon vieux, deux fois utile »

« Les caisses de carton vides qui stimulent l’imagination des enfants et les éloignent des écrans »

« Temps libre : un "trésor" qui peut vous donner plus de joie que l’argent »

« Des vacances pour votre tête : comment se faire une escapade mentale »

« Génération Y : dix ans dans la même entreprise peuvent représenter un échec personnel »

Problème : comme il est précisé à la fin de la vidéo, l’ensemble de cette titraille est à chaque fois tirée de vrais titres qui ont été publiés soit dans Clarín (ou sur Todo Noticias, une chaîne câblée du groupe éponyme) soit dans La Nación, deux quotidiens conservateurs qui appuient la politique du gouvernement en place.

La vidéo est partagée par de nombreux internautes, y compris par l’ex-présidente, Cristina Kirchner, qui l’accompagne de ce commentaire : « une excellente satire sur l’état d’un certain "journalisme" et de ses "actualités" ». Pourtant, le jour même, elle disparaît de l’ensemble des comptes de TKM sur les réseaux sociaux, ce qui suscite l’interrogation de nombreux internautes, comme le rapporte le quotidien Página12 [3] :



« TKM a supprimé de ses réseaux la vidéo qui parodiait la complicité de Clarín avec le gouvernement. Un très beau final pour une vidéo virale qui montrait comment l’information est occultée. »

Après ce déluge de critiques perplexes, les comptes Facebook et Twitter de TKM ont fini par indiquer le lendemain matin que la vidéo est de nouveau disponible, mais uniquement sur son compte YouTube. Aucune explication ne sera donnée à propos de sa suppression ou de sa republication sur une autre plateforme.


Un parfum de censure ?


Pourquoi cette vidéo a-t-elle été, un temps, supprimée ? C’est ce que nombre d’internautes argentins se sont demandé. L’un d’entre eux, dont le message est à nouveau reproduit par Página12, a son avis sur la question :



« Mundo TKM appartient à Vi-Da Productions S.A de Viviana Zoccio, épouse de Daniel Hadad [4] Ils ont supprimé une vidéo critique envers Clarín et La Nación. Tard car elle est devenue virale. »

Comme le rapporte également Infonews [5] : « certains utilisateurs des réseaux sociaux ont rappelé que ce média [Mundo TKM] appartient à l’entrepreneur Daniel Hadad. En ce sens, ils se demandent s’il aurait reçu un avertissement du gouvernement ou si lui-même aurait recommandé de la supprimer [la vidéo] ».

Difficile donc d’affirmer clairement ce qui a pu se passer. Cette vidéo s’avère en tout cas une belle satire de ce que Página12 présente comme le « militantisme de l’austérité » (militancia del ajuste), un certain journalisme dont le quotidien précise qu’il a été pratiqué « des mois durant sous la gestion de Cambiemos (le parti de Mauricio Macri, au pouvoir) pour justifier les restrictions budgétaires ». Un genre de « journalisme d’austérité cool » dont on ne saurait, évidemment, trouver d’équivalent en France…


Nils Solari

 
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Notes

[1Le Venezuela suscite tout particulièrement l’intérêt de ce que Le Monde diplomatique a décrit comme un « journalisme d’autopsie ».

[2Ce portail se présente sur son site comme « une plateforme de réseaux multiples où nous, les millenials, pouvons partager ce qui nous importe, nous émeut ou nous divertit ». Notons que l’appellation « millenials » renvoie à ladite « génération Y », c’est-à-dire celle née entre 1978 et 2000 (selon Wikipedia), qui est particulièrement familiarisée avec les technologies numériques.

[3Quotidien national de centre gauche, fondé en 1987, qui paraît à Buenos Aires. Critique du pouvoir dans les années 1990, plus favorable à la gestion du couple Kirchner, désormais dans l’opposition à Macri.

[4Directeur exécutif du Groupe Infobae S.A., fondé en 2002. Il s’est montré plutôt favorable à la gestion de l’actuel gouvernement dans différentes déclarations.

[5Portail d’information en ligne, appartenant au Grupo23, lancé en 2011 et fermé en 2016, puis repris en coopérative en août de la même année par une cinquantaine de ses salariés. Au sujet de l’implosion du GHrupo23, voir notre article.

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