La guerre du Golfe de 1991 avait déjà été qualifiée de " CNN war " en son temps, mais les attentats du 11 septembre ont marqué incontestablement un pic historique dans la mondialisation médiatique. Jamais un événement n’a été autant regardé que l’attaque contre les tours de Manhattan – en direct ou en différé, avec rediffusion télévisée en boucle et disponibilité vidéo et diapos sur un nombre incalculable de sites web, sans même compter ce que l’on appelle à présent les " supports papier ". Le corollaire de cette singularité est que jamais la perception d’un événement n’a été aussi massivement et éminemment tributaire de l’effet grossissant de la télédiffusion. Effet grossissant et, bien sûr, déformant : comme l’a écrit Naomi Klein dans une belle réaction à chaud, " vue à travers les chaînes de télévision états-uniennes, l’attaque de mardi [11 septembre] semblait provenir moins d’un autre pays que d’une autre planète " [1]. (…)
La sur-dramatisation des attentats du 11 septembre était aussi, et surtout, le produit de l’action délibérée des médias de la société du " spectacle mondial ", ce corollaire du marché mondial qu’avait annoncé Guy Debord [2].
Très vite, c’est une logique politique – une " logique de guerre " selon l’expression consacrée – qui a présidé à cette surdramatisation médiatique, dans la mesure même où il fallait occulter les atrocités impériales et la misère du monde, afin de mieux mettre en relief le Mal absolu à l’œuvre le 11 septembre, comme George W. Bush en avait donné le signal. Lorsque l’on a une poutre dans son propre œil et que l’on veut désigner son prochain à la vindicte publique, il faut gonfler démesurément la paille qui est dans l’œil de celui-ci, à l’inverse de la maxime évangélique. C’est le sens du bel aphorisme d’Adorno dans Minima Moralia : " La paille que tu as dans l’œil est le meilleur des verres grossissants " [3].
C’est ainsi qu’après le record historique de médiatisation à chaud des attentats contre New York et Washington, ceux-ci ont continué à être invoqués et montrés de manière récurrente, et le seront encore longtemps, afin de couvrir et de justifier les nouvelles atrocités commises par les États-Unis et leurs alliés en guise de représailles. La règle a été rappelée par Tony Blair, au moment où les sondages annonçaient un recul net de l’approbation des bombardements sur l’Afghanistan dans l’opinion publique britannique : " Sous tous les rapports, la justice et le droit sont de notre côté et nous avons une stratégie à mettre en œuvre. Il est important que nous n’oubliions jamais pourquoi nous le faisons. Il est important que nous n’oubliions jamais ce que nous avons ressenti en regardant les avions s’écraser contre les tours jumelles. " [4]
Et pour que personne n’oublie jamais, les médias se sont massivement et docilement acquittés de leur participation à " l’effort de guerre ", celle-là même qu’un journaliste, censé exercer le métier de critique de télévision de l’autre côté de la Manche, a exaltée sans aucune gêne, comme en écho au premier ministre britannique. " Que signifie, pour les médias, participer à l’effort de guerre ? Non point fermer les yeux sur les erreurs, les tâtonnements, les bavures de la riposte américaine. Les ouvrir, au contraire. Mais les ouvrir jour après jour, avec endurance [sic], sans jamais oublier l’image originelle de l’agression du 11 septembre [5]. "
Ou encore, parmi une infinité d’autres, ces exemples relatés dans un article du Washington Post sur la façon dont les médias continuaient à utiliser des chiffres surestimés pour les victimes du 11 septembre, malgré la baisse importante du décompte (alors près de 4000) – exemples d’une logique manipulatrice et vengeresse beaucoup plus grave que la simple exagération des chiffres :
" Lors d’une conférence de presse le 29 octobre, un journaliste a posé une question sur la "raison tactique" d’utiliser des bombes à fragmentation, dont les associations de défense des droits humains disent qu’elles peuvent tuer de grands nombres de civils, sans distinction. " Oui, c’est très simple ", a répondu le général de la US Air Force Richard B. Myers, chef de l’état-major interarmes. " Le 11 septembre, nous avons perdu plus de 5000 personnes par suite d’un acte intentionnel. Nous menons maintenant une guerre mondiale contre le terrorisme. "
En prévenant les correspondants de ne pas transformer les rapports sur les victimes civiles en Afghanistan en propagande pour les talibans, le président de CNN, Walter Isaacson, a dit : " Nous devons parler de la façon dont les talibans … ont hébergé les terroristes responsables du meurtre de près de 5000 personnes innocentes." [6].
Ainsi donc, selon cette moralité à géométrie variable plus que jamais dominante depuis que les va-t-en-guerre de l’Occident affichent des soucis " humanitaires ", il est hautement immoral de relativiser le crime du 11 septembre en rappelant la longue liste des crimes commis par le gouvernement des États-Unis et partiellement évoqués par les auteurs des attentats. Un impératif éthique ordonne, en revanche, selon la même moralité, que l’on relativise les bombardements criminels de l’Afghanistan, en rappelant sans cesse le crime auquel ils sont censés répondre, selon leurs auteurs. Deux poids et deux mesures : sempiternelle iniquité de tous les égocentrismes, qu’ils soient ethniques ou sociaux.
Gilbert Achcar